Incident 1
Si Incident est une réunion d’individualités, il ne saurait se définir par la somme de celles-ci. Chaque membre passé et présent a ses propres problématiques, ses propres enjeux et ses propres obsessions. Certaines sont partagées, d’autres non et les modalités de ce partage ne permettent pas même de définir la nature d’Incident, car elles sont parfois sans rapport avec celle-ci. Incident est-il un collectif artistique ? Mais dès le début la théorie fut considérée comme une pratique au même titre que la production artistique et quant au collectif encore aurait-il fallu une idéologie qui l’aurait structuré et que nous refusions. Nous nous réunissions dans Incident pour perdre du temps, c’est-à-dire pour réfléchir, au milieu d’une société saturée par la vitesse et la bêtise. Le premier incident était donc celui-ci : une interruption temporaire.
Il nous faut dépasser une vision seulement cumulative, arborescente, schématique qui pourrait nous faire croire qu’en liant les éléments, une logique s’en dégagerait d’elle-même ou que l’acte de production aurait la capacité de générer à elle seule cette logique. La logique est ailleurs, dans un après-coup, dans des lignes de fuite et des suspens.
Essayons.
Le concept d’incident fait référence à une perturbation technique, à une panne et à un bug. Lorsqu’Incident fut fondé, il nous a immédiatement semblé que l’esthétique numérique passait moins par de nouveaux fonctionnements que par de nouvelles pannes, donc par une certaine forme d’inefficacité, de fragilité qui s’opposait aux gros dispositifs immersifs de réalité virtuelle dont l’unique objectif était de produire un effet. L’émotion esthétique elle-même nous apparaissait comme un incident qui était toujours en rapport avec un support d’inscription technique que ce soit en peinture, en sculpture, etc. Pourtant, et c’est là un point important, Incident ne s’est jamais associé à l’esthétique du bug et du low tech pourtant dominante. Nous avons même eu une certaine méfiance face à ce qui nous semblait une formulation quelque peu littérale. À la différence de certains de nos amis, nous n’avons jamais eu la fibre technophile. Ne reconduit-on pas le pouvoir de maîtrise de la technique quand on se fonde sur elle en s’autoproclamant hacker, geek ou évangéliste ? Si nous n’avons pour ainsi dire jamais été du côté de l’incident au sens littéral du terme c’est sans doute que pour nous il était indissociablement technologique et anthropologique. Ce qui nous affectait dans l’incident c’était l’étrange solidarité entre les arrêts dans l’existence, les suspens et les souffrances antérieures à toute blessure, les séparations et les rencontres, et ces autres arrêts techniques dans lesquels la machine cesse de fonctionner, ne se soumet plus à son usage et redevient le poids brut de sa matière et du monde. Il nous fallait travailler au coeur de cette incidence comme constitutive d’une heuristique numérique, c’est-à-dire d’une rencontre rétroactive avec un médium déterminé permettant le travail artistique.
Cette anthropotechnologie est, je crois, au coeur du projet fondamental d’Incident qui dépasse largement les thématiques multiples qui suivent pour une part les intérêts du moment et de l’actualité. Elle a pour avantage également de ne pas nous perdre dans une extension proliférante qui n’est qu’une liste qu’on peut réduire ou allonger selon l’envie. Enfin, elle désigne ce qu’Incident a de plus singulier dans le paysage des arts numériques.
Il faut tenir à cette singularité parce que les effets de mode sont importants tant dans l’art contemporain que dans l’art numérique. Certains suivent ce flot ininterrompu en croyant qu’ils l’ont produit. Ils ne font que réagir. Il faut avoir quelque chose d’anachronique pour tenir une production qui n’est pas seulement le remake de ce qui se fait ailleurs. Et c’est aussi cette singularité un peu étrange qui explique la longévité d’Incident depuis 1994. Cette plate-forme n’est pas soluble dans d’autres logiques. Elle eut une ligne de fuite bien particulière dès son apparition, une fulgurance et une intuition, qui n’était ni un protocole, ni une règle, ni une restriction, mais quelque chose de plus empirique et qui touchait notre existence quotidienne. Cette longévité est aussi liée à l’actualité toujours grandissante de la réalisation du destin anthropologique de la technique.
À partir de ce simple concept d’anthropotechnologie qui dit le lien indissociable et problématique entre l’être humain et les technologies, leur co-émergence permanente qui défait les conditions même de l’instrumentalité, il devient possible de porter un regard sur l’ensemble des activités d’Incident. Comprendre pourquoi nous avons été très vite sur Internet. Pourquoi nous avons un rapport avec l’image enregistrée. Pourquoi nous avons une relation forte à la question d’un dépassement de la narratologie artistotélicienne. La relation au design lui-même, comme production de formes instrumentales, prend sens. C’est ce qui est à portée de la main, ce qui est manipulable, utilisable. Il y est toujours question d’anthropotechnologie et de la recherche de phénomènes qui sont en même temps humain et en même temps technologique, articulation qui est nous semble-t-il la structure même de la perception.