Hégémonie logicielle et amas usagés
Sans doute cette histoire est-elle aussi ancienne que l’introduction de la programmation informatique dans l’histoire de l’art, et dans la société en son entier. Sans doute se mêle-t-elle à d’autres histoires, celle de l’art conceptuel et d’un art à programme, celle des philosophies du langage et analytique, d’autres encore.
Elle divise ceux qui désirent créer un métaprogramme capable de produire potentiellement d’autres œuvres et ceux qui s’intéressent aux usages. La motivation des premiers est compréhensible : la programmation informatique est la production d’une causalité artificielle et en tant que telle elle est un enchainement de cause et d’effet. Il est donc logique que l’on souhaite remonter la chaine de causalité et passer de la programmation au programme lui-même pour atteindre la plus grande généralité, celle qui rend possible.
Cette remontée généalogique est sans doute inévitable, car elle permet de croire qu’on est une cause première : le programme des programmes dont l’idéal remonterait jusqu’au langage machine et aux impulsions électriques. Il s’agirait non pas de programmer, mais de faire un langage de programmation. Il s’agirait non pas d’utiliser une machine, mais de la construire de toute pièce. Rêve d’une souveraineté retrouvée à travers le fantasme d’une causalité isolée dont on serait la cause.
On retrouve ce désir, sous une autre forme, avec la volonté affichée de prendre en compte les conséquences écologiques de l’art. Chaque œuvre devrait pouvoir être ramenée à un calcul de son impact carbone afin qu’elle puisse être, de ce point de vue, légitime. L’œuvre serait sur cette planète comme seule, en communication directe avec elle à partir de ses causes de production.
Par aileurs, ce n’est pas le fait du hasard si les logiciels-œuvres ont été les avatars d’une modernité sans modernité. En effet, elles ont donné lieu à des propositions décontextualisées, oublieuses de l’histoire, occultant que la modernité avait été aussi historique et s’était développée en reprenant des héritages, en créant de nouvelles filiations et de nouvelles géographies. Les programmes sont des métaœuvres, mais les œuvres font défaut, comme si en remontant aux conditions de possibilités on restait coincé en celles-ci, ne parvenant plus à redescendre aux effets esthétiques. Les possibilités étaient si grandes ! La généalogie est messianique, la promesse restera à l’état de promesse dont la réalisation est à jamais différée.
Cette généalogie logique et déterministe laisse sa place à des amas d’usages, c’est-à-dire à des pratiques laissant de côté, un moment, les causes pour se tourner vers les effets. On passe alors de la logique de la création à l’esthétique, on redescend suivant les flux productifs. Ces pratiques artistiques s’intéressent aux usages et peuvent aller jusqu’à ne pas faire fonctionner de logiciels : la générativité n’est pas celle de la cause, mais celle des effets sociaux, culturels et esthétiques. On peut s’attacher aux représentations. Non pas faire une image avec Photoshop, mais faire la généalogie culturelle du logiciel pour créer un écart distancé quant aux usages classiques qui oublient dans le maniement ce qu’ils manient.
Ce qui peut sembler étonnant au premier abord c’est que ces pratiques postdigitales n’occultent pas la matérialité et les conséquences des programmes. Elles sont plus sensibles aux effets politiques parce qu’elles ne fantasment pas d’une autonomie de la générativité programmatique. Elles sont toujours déjà et encore liées à un complexe de causes et d’effets, de boucles de rétroaction par lesquelles il semblerait absurde de vouloir se détacher pour devenir une cause séparée et démiurgique.
En remontant, on veut créer le langage de programmation des programmes, la métaœuvre les rendant toutes possibles, mais les laissant à l’état de possibilités. En descendant, on hérite d’un horizon qui est déjà là, on est un parmi les autres, non pas une entité absolue, mais un acteur fini. On peut alors connecter les usages les uns aux autres, en faire une généalogie culturelle et imaginaire plutôt que littéralement déterministe. La cause n’est plus simple car les effets sont d’un inséparable agencement.