Disruption
Lorsque les pouvoirs économiques font politiques font référence à “l’art numérique”, c’est le plus souvent pour promouvoir l’innovation. Celle-ci est la seule valeur associée à cette forme d’art. En valorisant le toujours-nouveau, on promeut l’obsolescence programmée avec toutes ses conséquences sur le biotope, on développe un discours politiquement correct, mais on relie aussi le “goût du nouveau” de la modernité baudelairienne au marché capitaliste.
Le rugissement des discours officiels sur l’innovation technologique : ils résonnent dans les centres d’art, les biennales, les festivals dédiés aux arts numériques. Cette clameur incessante masque une question fondamentale qui reste sans réponse. Quel est donc le lien entre la nouveauté inconnue de la modernité artistique et l’innovation du capitalisme tardif ? Cette question traverse comme une faille souterraine le champ des arts numériques, creusant un abîme entre deux conceptions radicalement différentes de la nouveauté : d’un côté, la nouveauté comme rupture, comme émergence de l’inouï, comme ouverture vers des possibles encore inexplorés ; de l’autre, la nouveauté comme renouvellement perpétuel des marchandises, comme accélération des cycles de consommation, comme production industrielle de la différence.
La lumière bleue des écrans projette sur les visages des spectateurs des ombres mouvantes : elle révèle et dissimule tout à la fois les enjeux politiques qui se nouent autour de ces pratiques artistiques. Les acteurs de cet art dit “numérique” (qui à force d’être partout est décidément nulle part) participent à la domination quand ils mettent aussi en avant l’innovation, en laissant de côté la disruption, l’incident et la disnovation, qui sont pourtant des modalités fondamentales de ces arts. N’est-ce pas précisément dans ces moments de rupture, dans ces incidents techniques, dans ces dysfonctionnements révélateurs que l’art numérique trouve sa puissance critique la plus aiguë ? N’est-ce pas lorsqu’il fait dérailler la machine bien huilée de l’innovation technologique qu’il parvient à révéler les présupposés idéologiques qui la sous-tendent ?
Pourquoi aucun agent politique ne montre l’avantage de mettre en œuvre des décalages par rapport au discours de la domination ? Cette question résonne dans le vide des institutions culturelles converties à la religion de l’innovation. C’est sans doute que le politique est devenu une conséquence, un à-côté de l’économique : on fera de la politique comme on utilisera un instrument pour développer de nouvelles parts de marché. Cette instrumentalisation du politique au service de l’économique n’est pas accidentelle : elle est inscrite dans la logique même du capitalisme tardif, qui tend à subsumer toutes les sphères de l’existence humaine sous la loi de la valorisation. Et ceci même est fondé sur l’idéologie de la croissance : “toujours plus” au-delà même du possible, avoir la même croissance que l’année précédente c’est être en régression. Cette obsession de la croissance perpétuelle, cette incapacité à penser la stabilité autrement que comme une forme de déclin, constitue l’horizon indépassable du discours sur l’innovation.
Le murmure des machines dans les espaces d’exposition : il raconte une autre histoire que celle de la fascination technologique, il suggère une fragilité, une contingence, une matérialité que le discours de l’innovation tend à occulter. Sans doute ce que nous nommons art et qui, nous le savons bien, désigne des mondes parfois si différents qu’il devient impossible de les placer sous une bannière commune, a-t-il comme un de ses enjeux la disruption, c’est-à-dire la fracture comme une manière de disloquer la domination en montrant que derrière son discours “objectif”, il y a une certaine idéologie. Cette fonction disruptive de l’art ne se réduit pas à une simple posture critique ou à une dénonciation explicite : elle opère de façon plus subtile, en introduisant des hétérogénéités, des discontinuités, des anomalies dans le tissu apparemment lisse du réel technologique.
Lorsqu’un individu explique qu’il faut “prendre en compte la réalité”, quand il fait appel à un prétendu “principe de réalité”, c’est le plus souvent pour transformer une idéologie construite en un argument d’autorité ontologique, c’est aussi le symptôme d’une dernière faiblesse avant que d’autres forces ne s’allient pour renverser l’ancienne alliance. Ce recours au “principe de réalité” est particulièrement fréquent dans les discours sur la technologie et l’innovation : on invoque la nécessité de “s’adapter” aux évolutions technologiques, comme si ces évolutions étaient des phénomènes naturels et non le produit de décisions politiques, économiques et sociales. L’art numérique, dans sa dimension critique, peut précisément révéler le caractère construit, contingent, non nécessaire de ces évolutions présentées comme inéluctables.
La vibration des dispositifs technologiques dans l’espace d’exposition : elle témoigne d’une matérialité que le discours de l’immatériel tend à effacer. Car c’est bien là l’un des paradoxes de l’art numérique : il est constamment renvoyé à une prétendue immatérialité, à une virtualité qui le détacherait des contingences du monde physique, alors même qu’il repose sur des infrastructures matérielles massives, énergivores, polluantes. Cette contradiction entre le discours de l’immatériel et la réalité matérielle des technologies numériques constitue l’un des points aveugles du discours sur l’innovation, que l’art numérique, dans sa dimension critique, peut contribuer à mettre en lumière.
Sans doute traînons-nous l’art numérique comme une embarrassante terminologie. Cette formule lapidaire signale un problème plus profond : celui de la définition même de l’art numérique, de sa délimitation, de son inscription dans le champ plus vaste des pratiques artistiques contemporaines. C’est que cette terminologie a au moins deux significations : d’une part l’art numérique comme polarité, c’est-à-dire comme l’usage d’un médium et d’un champ social, que l’on peut fort bien comparer à l’art vidéo ou à toute autre forme d’art, et qui peut se mélanger avec n’importe quoi d’autre. Dans cette première acception, le numérique n’est pas tant une catégorie esthétique qu’un ensemble de techniques, de procédures, de dispositifs que les artistes peuvent s’approprier, détourner, critiquer, en les intégrant à des démarches qui ne se réduisent pas à leur dimension technologique.
D’autre part, l’art numérique comme une forme d’art très particulière coupée du reste de l’art contemporain, un peu comme si les artistes vidéos devaient être diffusés dans les seuls festivals et lieux dédiés. Cette seconde acception tend à isoler l’art numérique, à le constituer en une sphère autonome, séparée du reste des pratiques artistiques contemporaines. Elle conduit à une forme de ghetto esthétique où les œuvres sont avant tout évaluées en fonction de leur innovation technologique plutôt que de leur pertinence artistique, politique ou sociale. Si nous affirmons avec joie la première, nous rejetons la seconde tant elle est le signe d’une ignorance. Cette ignorance n’est pas simplement celle des acteurs du champ artistique à l’égard des spécificités du numérique : elle est aussi celle des acteurs du numérique à l’égard de l’histoire et des enjeux de l’art contemporain.
Le bourdonnement des ventilateurs refroidissant les serveurs : il rappelle que derrière l’apparente fluidité des interfaces numériques se cache une infrastructure matérielle, énergétique, économique qui a des effets bien réels sur le monde. L’art numérique, dans sa dimension critique, peut contribuer à rendre visible cette infrastructure habituellement dissimulée, à révéler les conditions matérielles de possibilité des technologies numériques, à questionner leur coût environnemental, social, politique. Ce geste de dévoilement va à l’encontre du discours dominant sur l’innovation, qui tend à présenter les technologies numériques comme des solutions miraculeuses, détachées des contraintes et des limites du monde matériel.
L’écho lointain des avant-gardes historiques résonne dans certaines pratiques d’art numérique : il rappelle que la nouveauté n’est pas nécessairement au service de l’innovation capitaliste, qu’elle peut aussi être rupture, subversion, ouverture vers des possibles inédits. Les avant-gardes du début du XXe siècle avaient compris que la nouveauté artistique pouvait constituer une forme de résistance à la récupération marchande, une manière de maintenir ouverte la possibilité d’un autre monde. L’art numérique contemporain, dans ses manifestations les plus critiques, hérite de cette ambition : non pas produire du nouveau pour alimenter les cycles de l’innovation capitaliste, mais créer des ruptures, des discontinuités, des espaces où d’autres formes de vie, d’autres modes de relation au monde deviennent possibles.
Les pixels qui scintillent sur les écrans des dispositifs interactifs : ils forment des constellations éphémères, des configurations transitoires qui échappent à la logique de l’accumulation. Car c’est bien là l’un des enjeux politiques de l’art numérique : opposer à la logique capitaliste de l’accumulation, de la croissance perpétuelle, de la valorisation sans fin, une autre économie fondée sur l’éphémère, le transitoire, l’inactualisable. Non pas produire des objets qui s’accumulent, qui s’échangent, qui circulent sur le marché, mais créer des expériences, des situations, des événements qui résistent à la réification marchande.
La disruption, l’incident, la disnovation : ces modalités fondamentales de l’art numérique constituent autant de manières d’introduire du jeu, de l’indétermination, de l’imprévisible dans les systèmes technologiques habituellement régis par la prévisibilité, la calculabilité, l’efficacité. Elles permettent de révéler les failles, les limites, les contradictions de ces systèmes, mais aussi d’ouvrir des espaces où d’autres usages, d’autres relations aux technologies deviennent possibles. L’art numérique, dans sa dimension critique, ne se contente pas de critiquer l’innovation capitaliste de l’extérieur : il la travaille de l’intérieur, il la fait dérailler, il la détourne de ses finalités habituelles.
L’art numérique ne saurait se réduire à une simple forme d’expression technologique ni à un secteur spécialisé du marché de l’art : il est un champ de bataille où s’affrontent des conceptions différentes, voire antagonistes, de la technique, de l’innovation, de la nouveauté. D’un côté, une conception instrumentale, qui voit dans les technologies numériques des outils au service de finalités extérieures (économiques, politiques, sociales) ; de l’autre, une conception expérimentale, qui explore les potentialités propres de ces technologies, qui les met à l’épreuve, qui en révèle les possibilités inattendues. Entre ces deux pôles, une multitude de positions intermédiaires, de compromis, de tensions qui font la richesse et la complexité de ce champ artistique.