À contre temps

Les arts technologiques reprennent souvent le fil d’une idéologie moderniste pourtant délaissée. À l’affut des dernières nouveautés, suivant parfois le rythme des innovations, les modes s’y enchaînent et ne font que répéter ce que Harraway nomme l’informatique de la domination. L’artiste est un consommateur avant d’être un hacker. Il y a là quelque chose de ridicule, dans le minimalisme low tech, dans l’archéologie immédiate, dans la nostalgie du geek eigthies, dans l’attrait pour le dernier gadget, pour le dernier jeu, dans le détournement évident et littéral qui est complice plutôt que résistant, d’un cynisme qui a abandonné un combat pas même mené. Comment se lier au devenir technologique, au flux des nouveautés et de l’innovation permanente sans pour autant simplement recopier ce rythme? Comment introduire un décalage qui n’est pas explicite et qui ne se réduit pas à l’expression d’une singularité et d’une originalité? La stratégie consistant à se retirer de ce monde n’est pas plus efficace et collabore également à la domination, car celle-ci pour être parfaitement totalitaire ne veut plus même la totalité, elle se consolide des petits écarts, des mashups idéologiques, des résistances. Il faut donc être au milieu des flots de l’informatique de la domination sans y appartenir et introduire une logique de l’intempestivité, du contre-temps et de la dissonance en approchant, au coeur même de nos machines, ce qui est finitude, fragilité, effets de surface. On nommera ce contre-temps la disnovation. Il faut savoir découvrir au centre même des ordinateurs et des techno-sciences d’autres flux, turbulents, imprévisibles, tantôt trop rapide tantôt trop lent. On aurait tort de simplifier ce que ces machines font, la manière dont elles opèrent et pour ainsi dire leurs mondes. Il y a en elles des multiplicités et des rythmes étonnants. C’est donc en changeant radicalement l’idéologie du pouvoir technologique tout en maniant les technologies que nous pourrons opérer sur le plan esthétique.

“Domus et la mégapole” (1994) et les Immatériaux (1985) de Jean-François Lyotard sont encore des possibles à développer, comme un fil tendu qui n’a pas été tenu. Ils ne sont ni postmodernes (au sens que ce concept a pris au fil du temps) ni modernes ni contemporains. Ils tentaient d’inscrire le pathos sensible au coeur même des flots du développement et de la mondialisation, sans retomber dans une utopie de la libération et du rôle éthique des artistes (Frank Popper). La production artistique n’a-t-elle pas eu historiquement comme objectif de représenter les flux d’un temps déterminé, de les suspendre donc mais selon des procédés qui ne réifiaient pas le devenir même des flots? Ne s’agirait-il pas à présent de procéder de cette même émotion et de cette même responsabilité? Résister veut alors dire habiter l’inhabitable de la mégapole contemporaine. Vivre l’invivable, c’est-à-dire le futur dès à présent.

La question qui reste en suspend est celle du contemporain. Sommes-nous encore à cette époque d’un temps contemporain à lui-même, d’une adhésion du flux à lui-même ? L’art contemporain est-il encore contemporain ? Rien n’est moins sûr, car il se pourrait que le futur, en tant que celui-ci fait l’objet d’une anticipation calculable, se distinguant ainsi de l’avenir selon la définition proposée par Derrida, soit devenu la dimension essentielle du présent. L’innovation et l’anticipation des goûts sur le Web, la quantification de soi sont autant de structures où le futur n’est pas un temps après le présent, mais antérieur à celui-ci, comme si tout avait déjà eu lieu : anticiper c’est imaginer et cette imagination est en train de devenir artificielle. Ceci explique peut-être ce goût de déjà vu que nous ressentons lorsque nous allons par exemple dans une exposition : nous avons déjà vu cela, même si nous ne l’avons jamais vu, parce qu’il reste dans le cadre du possible en tant qu’adhésion contemporaine du temps à lui-même. Sur Internet, les suggestions d’Amazon ont aussi un goût de déjà vu parce qu’elles adhèrent à nos goûts déjà existants devenus données qui sont traitables automatiquement par un logiciel. L’innovation qui se présente comme disruptive est bien souvent la reproduction d’un mot d’ordre qui oblige les startups à travailler sur des projets quasiment identiques. Le paradoxe de l’innovation c’est que l’attente de la rupture produit une grande homogénéité : l’avenir ne se provoque pas. Il faudrait alors introduire, au coeur même de cette prédiction et de cette imagination artificielle, une contingence à contre-temps, intempestive donc, non en tant que celle-ci est un chaos, mais en tant que ses conditions sont non quelconque et suspendent le principe d’une raison générale et extérieure à ce qui advient. Le futur est un astre froid.


The technological arts often pick up the thread of a modernist ideology that has been abandoned. On the lookout for the latest novelties, sometimes following the rhythm of innovations, fashions follow one another and simply repeat what Harraway calls the informatics of domination. The artist is a consumer before he is a hacker. There’s something ridiculous here, in the low-tech minimalism, in the immediate archaeology, in the nostalgia of the geek eigthies, in the attraction for the latest gadget, for the latest game, in the obvious and literal détournement that is complicit rather than resistant, of a cynicism that has abandoned a battle not even fought. How can we link up with the technological future, with the flow of novelties and constant innovation, without simply copying this rhythm? How can we introduce a gap that is not explicit and that cannot be reduced to the expression of singularity and originality? The strategy of withdrawing from this world is no more effective, and it also contributes to domination, because domination, to be perfectly totalitarian, no longer even wants totality; it is consolidated by small deviations, ideological mashups and resistance. So we need to be in the midst of the computer waves of domination without belonging to them, and introduce a logic of intempestivity, counter-time and dissonance by approaching, at the very heart of our machines, what is finitude, fragility and surface effects. We’ll call this counter-time disnovation. At the very heart of computers and techno-sciences, we need to discover other flows, turbulent, unpredictable, sometimes too fast, sometimes too slow. It would be a mistake to simplify what these machines do, how they operate, and their worlds, so to speak. They are full of astonishing multiplicities and rhythms. So it’s by radically changing the ideology of technological power, while at the same time wielding technologies, that we’ll be able to operate on an aesthetic level.

“Jean-François Lyotard’s Domus et la mégapole (1994) and Immatériaux (1985) are still possibilities to be developed, like a taut thread that has not been held. They are neither postmodern (in the sense that this concept has taken on over time) nor modern nor contemporary. They attempted to inscribe sensitive pathos at the very heart of the waves of development and globalization, without falling back into a utopia of liberation and the ethical role of artists (Frank Popper). Hasn’t the aim of artistic production historically been to represent the flows of a given time, to suspend them, but in a way that doesn’t reify the very becoming of these flows? Is it not now a question of proceeding from the same emotion and responsibility? Resisting means living in the uninhabitable world of the contemporary megalopolis. Living the uninhabitable, i.e. the future now.

The question that remains unanswered is that of the contemporary. Are we still in this age of a time that is contemporary with itself, of a flow that adheres to itself? Is contemporary art still contemporary? Nothing is less certain, for it could be that the future – insofar as it is the object of calculable anticipation, as distinct from the future according to Derrida’s definition – has become the essential dimension of the present. Innovation and the anticipation of tastes on the Web, and the quantification of the self are all structures in which the future is not a time after the present, but prior to it, as if everything had already happened: to anticipate is to imagine, and this imagination is becoming artificial. Perhaps this explains the déjà vu we feel when we go to an exhibition, for example: we’ve seen it before, even if we’ve never seen it, because it remains within the realm of the possible as time’s contemporary adherence to itself. On the Internet, Amazon’s suggestions also taste like déjà vu, because they adhere to our already existing tastes, which have become data that can be processed automatically by software. Innovation that presents itself as disruptive is very often the reproduction of a watchword that forces startups to work on virtually identical projects. The paradox of innovation is that the expectation of disruption produces a high degree of homogeneity: the future cannot be provoked. At the very heart of this prediction and artificial imagination, we need to introduce an untimely contingency, not insofar as it is chaos, but insofar as its conditions are unspecified and suspend the principle of a general, external reason for what is happening. The future is a cold star.