Disrealist politics

L’émergence d’un réalisme non-indiciel, c.-à-d. qui n’est pas l’empreinte d’une lumière sur une surface sensible, excède sa limite technologique. Ce disréalisme trouve certes avec les réseaux de neurones artificiels son expression la plus explicite qui, à partir de l’époque de l’accumulation des données sur le Web 2.0, opère des calculs statistiques pour automatiser la reconnaissance (perception artificielle) et la ressemblance (imagination artificielle), mais on peut en retrouver les traces dans d’autres phénomènes.

Ainsi, la multiplication des théories alternatives, complotistes, sectaires, pseudoscientifiques ne saurait être freinée par un rappel à la simple rationalité et au sens commun, car si ces théories contestent les autorités auxquelles nous faisions confiance pour l’établissement des vérités, c’est qu’elles ne sont plus dans un espace hiérarchisé de vérités, mais statistique de variabilité. Dans cet espace, la vérité cède le pas au possible. Sa valeur est relationnelle puisque la question est moins de savoir ce qui est vrai ou faux (selon l’Adaequatio rei et intellectus) que de contester les autorités supposées savoir et de donner à chaque probabilité sa véracité qui lui est propre. Il s’agit d’un jeu à grande échelle où chacun parie sur la croyance d’autrui pour se déterminer rétroactivement jusqu’à ce que cette boucle ne produise la variation d’un bruit.


La question du platisme est peut-être moins de savoir si l’objet Terre est plat que de donner à plusieurs objets la possibilité d’être et de refuser que la Terre soit unifiée. Il faut prendre au sérieux l’idée selon laquelle on doit se faire sa propre opinion, chercher ses propres sources d’informations, se faire une idée par soi-même.


En ce sens, le disréalisme est une structure idéologique plutôt que le fruit d’une technologie nommée « intelligence artificielle ». Les images générées que nous observons sont le signe précieux de cette nouvelle époque du monde, de la vérité et du possible. Cette époque est déterminée par la contrefactualité qui est la réalité du possible. Est contrefactuel ce qui pourrait être et ce pouvoir trouble la séparation entre le passé et le futur, entre la réalité et la crédibilité. Ce n’est pas un pouvoir d’être du futur compris comme la réalisation d’une utopie (le futur désirable qui n’est qu’une forme de la volonté de puissance). Ce n’est pas non plus le pouvoir d’être d’une repotentialisation d’un passé qui n’a pas eu lieu et qu’il faut faire advenir parce que l’histoire est lacunaire. C’est l’émergence de mondes réalistes nourris jusqu’à la caricature de nos rétentions ternaires (les supports de mémoire comme les textes, les enregistrements audio, les images, etc.), mondes sur lesquels nous pouvons jeter un regard naïf ou réflexif.


Car il existe plusieurs sortes de contrefactualités. Les unes sont au premier degré, elles utilisent les simulacres pour reconstituer l’autorité d’une vérité unifiée (la Terre est plate, vous vous trompez si vous n’êtes pas d’accord avec moi) qui en général se met au niveau de la personne qui la constitue. La platitude de la Terre est au niveau de mon corps, de ma perception, de ma personne. L’objet Terre ne dépasse jamais l’évidence de mon intériorité. Les autres sont réflexives, car elles reconnaissent la multiplicité irréductible des simulacres et, pour utiliser ce concept proposé par Lyotard, le différend qui les rend incommensurables. Fait défaut l’autorité qui pourrait, comme du dehors, départager les différents mondes.


Face au carbofascisme qui partout en Occident arrive au pouvoir en déchaînant la libido du simulacre, il s’agit de déployer une autre surface libidinale : le cercle vicieux du simulacre lui-même qui pourrait enfin en finir avec la vérité. Ce serait là une autre politique disréaliste dans l’espace latent. Une politique disréaliste pourrait être définie comme une approche qui remet en question les perceptions conventionnelles de la réalité, de la vérité et de l’autorité à travers l’utilisation de technologies numériques, notamment l’intelligence artificielle. Elle favorise une perspective selon laquelle la réalité n’est pas un ensemble fixe de faits, mais un champ de possibilités ouvertes, influencé par les représentations numériques et les simulations. Cette politique conteste les structures de pouvoir traditionnelles en valorisant des possibles multiples et relatifs, rendant la vérité et la réalité elles-mêmes obsolètes. Elle s’appuie sur des concepts comme le contre-factuel, la variabilité statistique, et l’idée que la vérité est moins une question de faits absolus que de relations et de probabilités. En bref, la politique disréaliste propose une remise en question radicale des cadres épistémologiques et des modes de pensée conventionnels, ouvrant la voie à de nouvelles formes de consensus social et de compréhension du monde.

Face au changement climatique, la politique disréaliste pourrait apparaître comme une inutile et dangereuse fantaisie, un décollage alors qu’il faudrait le plus rapidemenbt possible atterrir. Le suspend de la notion même de vérité se confronte à la réalité de notre survie. Mais ce serait oublier qu’on ne saurait poser ce changement sans penser son contexte idéologique qui voit la multiplication des vérités alternatives et qu’il faut bien répondre à ce contexte d’une quelconque manière. C’est aussi oublier l’incertitude incalculable de l’avenir que le discours véridique ne saurait réduire alors même que le disréalisme nous y prépare. Car c’est là une différence fondamentale entre les mondes alternatifs de l’extrême droite et les nôtres. Les premiers sont soumis à la volonté de réaliser un désir, les seconds naviguent sans attente et sans finalité dans un espace latent en vue de découvrir de l’inattendu. On retrouve dans les premiers un désir déjà connu, une compulsion. Avec les seconds, on est attiré par une étrangeté et l’aliénation qui en découle a quelque chose d’étrange. Peut-être alors le disréalisme est-il une ontologie à la hauteur d’un changement des conditions même de l’habitable où le sol se dérobe sous nos pieds.


The emergence of a non-indicial realism, i.e. one that is not the imprint of light on a sensitive surface, exceeds its technological limit. Artificial neural networks are the most explicit expression of this disrealism, which, from the time of data accumulation on Web 2.0, uses statistical calculations to automate recognition (artificial perception) and resemblance (artificial imagination), but traces of it can also be found in other phenomena.


The proliferation of alternative, conspiracy, sectarian and pseudoscientific theories cannot be curbed by a call to simple rationality and common sense, because if these theories challenge the authorities we used to trust to establish truths, it’s because they are no longer in a hierarchical space of truths, but a statistical space of variability. In this space, truth gives way to possibility. Its value is relational, since the question is less to know what is true or false than to challenge the authorities who are supposed to know, and to give each probability its own veracity. It’s a large-scale game, in which everyone bets on the beliefs of others to determine themselves retroactively, until this loop produces the variation of a noise.


The question of platism is perhaps less to know whether the Earth object is flat than to give several objects the possibility of being and to refuse that the Earth be unified. We have to take seriously the idea that we have to form our own opinions, seek out our own sources of information, make up our own minds.
In this sense, disrealism is an ideological structure rather than the fruit of a technology called “artificial intelligence”. The generated images we observe are the precious sign of this new epoch of the world, of truth and possibility. This epoch is determined by counterfactuality, which is the reality of the possible. What is counterfactual is what could be, and this power blurs the separation between past and future, between reality and credibility. It is not the power to be the future, understood as the realization of a utopia (the desirable future, which is merely a form of the will to power)). Nor is it the power to be a repotentiation of a past that didn’t happen and that must be made to happen because history is incomplete. It’s the emergence of realist worlds nourished to the point of caricature by our ternary retentions (memory media such as texts, audio recordings, images, etc.), worlds on which we can cast a naive or reflexive gaze.


For there are several kinds of counterfactuality. Some are first-degree, using simulacra to reconstitute the authority of a unified truth (the Earth is flat, you’re wrong if you don’t agree with me) that generally puts itself at the level of the person who constitutes it. The flatness of the Earth is at the level of my body, my perception, my person. The Earth object never goes beyond the evidence of my interiority. The others are reflexive, because they recognize the irreducible multiplicity of simulacra and, to use the concept proposed by Lyotard, the difference that makes them incommensurable. What is missing is the authority that could, as from the outside, separate the different worlds.


Faced with the carbofascism that is coming to power throughout the West by unleashing the libido of the simulacrum, we need to deploy another libidinal surface: the vicious circle of the simulacrum itself, which could finally put an end to truth. This would be another disrealist politics in teh latent space. A disrealist policy could be defined as an approach that challenges conventional perceptions of reality, truth and authority through the use of digital technologies, notably artificial intelligence. It promotes a perspective according to which reality is not a fixed set of facts, but a field of open possibilities, influenced by digital representations and simulations. This policy challenges traditional power structures by valuing multiple, relative possibilities, rendering truth and reality themselves obsolete. It relies on concepts such as the counterfactual, statistical variability, and the idea that truth is less a matter of absolute facts than of relationships and probabilities. In short, disrealist politics proposes a radical questioning of epistemological frameworks and conventional ways of thinking, opening the way to new forms of social consensus and understanding of the world.

In the face of climate change, disrealistic politics could appear as a useless and dangerous fantasy, a take-off when we should be landing as soon as possible. The suspension of the very notion of truth comes up against the reality of our survival. But that would be forgetting that we can’t pose this change without thinking about its ideological context, which sees the multiplication of alternative truths, and that we have to respond to this context in some way. It would also mean forgetting the incalculable uncertainty of the future, which truthful discourse cannot reduce, even as disrealism prepares us for it. This is a fundamental difference between the alternative worlds of the far right and our own. The former are subject to the will to realize a desire, while the latter navigate without expectation or finality in a latent space with a view to discovering the unexpected. With the former, we find an already familiar desire, a compulsion. With the latter, we are attracted by a strangeness, and the alienation that ensues has something strange about it. Perhaps, then, disrealism is an ontology equal to a change in the very conditions of inhabitation, where the ground slips away beneath our feet.