Politiques diréalistes / Disrealist politics

L’émergence d’un réalisme non-indiciel — c’est-à-dire qui ne procède plus de l’empreinte directe d’une lumière sur une surface sensible selon le paradigme photographique classique — excède désormais largement sa simple détermination technologique. Ce disréalisme, néologisme qui désigne un mode de production du réel par simulation statistique plutôt que par capture indicielle, trouve certes avec les réseaux de neurones artificiels contemporains son expression la plus explicite : ces derniers, se nourrissant de l’accumulation massive des données durant l’époque du Web 2.0, opèrent des calculs probabilistes sophistiqués pour automatiser simultanément la reconnaissance (ce qu’Antonio Casilli nomme la perception artificielle) et la ressemblance (l’imagination artificielle). Mais peut-on vraiment circonscrire ce phénomène aux seules innovations algorithmiques ? Ne faut-il pas plutôt y reconnaître les traces d’une mutation épistémologique plus profonde qui traverse l’ensemble de nos rapports au vrai et au possible ?

Ainsi — et c’est là que l’analyse doit se faire plus incisive —, la prolifération contemporaine des théories alternatives, conspirationnistes, sectaires ou pseudo-scientifiques ne saurait être endiguée par un simple rappel à la rationalité ou au sens commun. Car si ces théories contestent précisément les autorités institutionnelles auxquelles nous déléguions traditionnellement l’établissement des vérités, c’est qu’elles ne s’inscrivent plus dans un espace hiérarchisé et verticalisé de vérités, mais dans un espace statistique de variabilité. Qu’entendre par là ? Un champ horizontal où coexistent des versions concurrentes du réel, chacune dotée de sa propre cohérence interne et de ses propres critères de vraisemblance.

Dans cette configuration inédite, la vérité — comprise selon l’adaequatio rei et intellectus, l’adéquation traditionnelle entre la chose et l’intellect — cède inexorablement le pas au possible. Sa valeur devient fondamentalement relationnelle : la question n’est plus tant de déterminer ce qui est objectivement vrai ou faux que de contester les autorités qui prétendent détenir le savoir légitime, et de conférer à chaque probabilité sa véracité propre. Il s’agit d’un jeu à grande échelle — une sorte de casino épistémologique global — où chacun parie sur les croyances d’autrui pour se déterminer rétroactivement, jusqu’à ce que cette boucle autoréférentielle ne produise finalement que la variation stochastique d’un bruit de fond généralisé.

Prenons l’exemple paradigmatique du platisme contemporain. La question n’est peut-être plus de savoir si l’objet géophysique Terre est effectivement plat — ce qui relèverait encore d’une épistémologie réaliste classique —, mais bien plutôt de donner à une multiplicité d’objets-Terre la possibilité ontologique d’être, refusant ainsi que « la » Terre soit unifiée sous l’autorité d’un discours scientifique hégémonique. Il faut prendre au sérieux, aussi dérangeant cela soit-il, l’impératif contemporain selon lequel chacun doit « se faire sa propre opinion », « chercher ses propres sources d’information », « se faire une idée par soi-même ». Ces formules, loin d’être de simples slogans anti-intellectuels, témoignent d’une exigence d’autonomie épistémique qui travaille souterrainement nos sociétés démocratiques.

En ce sens précis, le disréalisme constitue davantage une structure idéologique — au sens où Louis Althusser entendait l’idéologie comme système de représentations inconscientes qui organisent notre rapport au monde — que le simple produit d’une technologie particulière baptisée « intelligence artificielle ». Les images générées que nous observons quotidiennement sur nos écrans ne sont que le signe le plus visible, le plus précieux aussi, de cette nouvelle époque du monde, de la vérité et du possible. Une époque déterminée par ce qu’il faut nommer la contrefactualité : la réalité effective du possible en tant que tel.

Mais que signifie exactement « contrefactuel » dans ce contexte ? Est contrefactuel ce qui pourrait être, et ce pouvoir-être trouble structurellement la séparation métaphysique traditionnelle entre passé et futur, entre réalité accomplie et crédibilité anticipée. Il ne s’agit pas d’un pouvoir-être du futur compris comme réalisation progressive d’une utopie — ce futur désirable qui ne serait qu’une modalité déguisée de la volonté de puissance nietzschéenne. Il ne s’agit pas non plus du pouvoir-être d’une repotentialisation d’un passé qui n’a pas eu lieu et qu’il faudrait faire advenir parce que l’histoire serait essentiellement lacunaire. C’est bien plutôt l’émergence de mondes réalistes — et ce réalisme est crucial — nourris jusqu’à la caricature de nos rétentions ternaires (selon la terminologie de Bernard Stiegler : les supports matériels de mémoire comme les textes, les enregistrements audio, les images, etc.), mondes sur lesquels nous pouvons porter un regard tantôt naïf, tantôt réflexif.

Car — et cette distinction s’avère décisive pour l’élaboration d’une politique du disréalisme — il existe plusieurs modalités de contrefactualité qu’il importe de ne pas confondre. Les premières, que nous pourrions qualifier de contrefactualités du premier degré, utilisent les simulacres pour reconstituer l’autorité d’une vérité prétendument unifiée (« la Terre est plate, vous vous trompez si vous n’êtes pas d’accord avec moi ») qui s’ajuste généralement au niveau de la personne qui la constitue. La platitude supposée de la Terre s’aligne ainsi sur la platitude de mon corps, de ma perception immédiate, de ma subjectivité insulaire. L’objet-Terre ne dépasse jamais l’évidence de mon intériorité solipsiste ; il reste prisonnier de ce que Edmund Husserl appelait l’attitude naturelle.

Les secondes modalités, que nous désignerons comme contrefactualités réflexives, reconnaissent au contraire la multiplicité irréductible des simulacres et — pour reprendre le concept crucial proposé par Jean-François Lyotard — le différend qui les rend fondamentalement incommensurables. Le différend lyotardien désigne cette situation où deux parties en litige ne peuvent être départagées par un tribunal commun, faute de règles de jugement partagées. Fait structurellement défaut l’autorité transcendante qui pourrait, comme du dehors, arbitrer entre les différents mondes en présence.

Face au carbofascisme — néologisme qui désigne l’alliance paradoxale entre déni climatique et autoritarisme politique — qui partout en Occident accède au pouvoir en déchaînant ce que nous nommerons la libido du simulacre, il s’agit de déployer une tout autre surface libidinale : celle du cercle vicieux du simulacre lui-même, qui pourrait enfin en finir avec l’obsession de la vérité comme valeur suprême. Ce serait là esquisser les contours d’une politique disréaliste dans l’espace latent contemporain.

Une politique disréaliste — tentons d’en donner une définition opératoire — pourrait être caractérisée comme une approche qui remet radicalement en question les perceptions conventionnelles de la réalité, de la vérité et de l’autorité épistémique à travers l’usage stratégique des technologies numériques, notamment de l’intelligence artificielle générative. Elle favorise délibérément une perspective selon laquelle la réalité n’est pas un ensemble fixe et immuable de faits positifs, mais constitue plutôt un champ dynamique de possibilités ouvertes, constamment influencé et reconfiguré par les représentations numériques et les simulations algorithmiques.

Cette politique conteste frontalement les structures de pouvoir traditionnelles en valorisant des possibles multiples et relatifs, rendant ainsi la vérité et la réalité elles-mêmes obsolètes en tant que catégories régulatrices ultimes. Elle s’appuie méthodologiquement sur des concepts tels que le contre-factuel, la variabilité statistique, et cette intuition fondamentale que la vérité est moins une question de faits absolus qu’un tissu complexe de relations et de probabilités. En bref, la politique disréaliste propose une remise en question radicale — au sens étymologique d’un retour aux racines — des cadres épistémologiques et des modes de pensée conventionnels, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles formes de consensus social et de compréhension collective du monde.

Mais une objection majeure se dresse immédiatement : face à l’urgence climatique et à l’effondrement des écosystèmes, cette politique disréaliste ne risque-t-elle pas d’apparaître comme une inutile et dangereuse fantaisie intellectuelle ? Un « décollage » spéculatif précisément au moment où il faudrait, selon la formule de Bruno Latour, le plus rapidement possible « atterrir » ? Le suspend délibéré de la notion même de vérité ne se confronte-t-il pas tragiquement à la réalité brute de notre survie collective ?

Ce serait pourtant oublier — et cet oubli serait lourd de conséquences — qu’on ne saurait poser la question du changement climatique sans penser simultanément son contexte idéologique contemporain, qui voit précisément la multiplication exponentielle des vérités alternatives, et qu’il faut bien répondre à ce contexte d’une manière ou d’une autre. C’est aussi négliger l’incertitude fondamentalement incalculable de l’avenir — cette incertitude radicale au sens de John Maynard Keynes — que le discours véridique traditionnel ne saurait réduire, alors même que le disréalisme, par sa logique probabiliste, nous y prépare méthodiquement.

Car — et c’est là que réside la différence politique fondamentale — il existe un abîme entre les mondes alternatifs de l’extrême droite contemporaine et ceux que nous esquissons ici. Les premiers demeurent structurellement soumis à la volonté de réaliser un désir préconstitué, de matérialiser une fantasmatique identitaire ; ils relèvent de ce que Jacques Lacan nommait la compulsion de répétition. Avec les seconds, nous sommes au contraire attirés par une étrangeté constitutive, et l’aliénation qui en découle possède quelque chose d’authentiquement émancipateur — une aliénation qui n’est plus subir l’autre mais devenir-autre.

Peut-être alors le disréalisme constitue-t-il l’ontologie adéquate à notre époque de changement des conditions mêmes de l’habitable, époque où le sol — au sens propre comme au sens figuré — se dérobe littéralement sous nos pieds. À l’heure où les glaciers fondent et où les algorithmes halluci­nent, où les deep fakes prolifèrent et où les espèces disparaissent, où les modèles climatiques calculent des probabilités d’effondrement et où les intelligences artificielles génèrent des mondes possibles, nous avons peut-être moins besoin d’une vérité rassurante que d’une pensée capable de naviguer dans l’incertain, de s’orienter dans le probable, de créer du sens dans l’improbable.

Le disréalisme ne serait alors pas l’abandon de toute rationalité, mais l’invention d’une nouvelle rationalité : celle qui accepte que le réel lui-même soit devenu probabiliste, que la vérité soit devenue relationnelle, que le possible soit devenu notre condition. Une rationalité du simulacre qui ne cherche plus à retrouver derrière les apparences une réalité stable, mais qui apprend à vivre et à penser dans l’épaisseur même des apparences. Car c’est peut-être là, dans cette épaisseur, que se jouent désormais nos destins collectifs.


The emergence of a non-indexical realism — that is, one that no longer proceeds from the direct imprint of light on a sensitive surface according to the classical photographic paradigm — now far exceeds its simple technological determination. This disrealism, a neologism designating a mode of producing the real through statistical simulation rather than indexical capture, certainly finds its most explicit expression in contemporary artificial neural networks: these, feeding on the massive accumulation of data during the Web 2.0 era, perform sophisticated probabilistic calculations to simultaneously automate recognition (what Antonio Casilli calls artificial perception) and resemblance (artificial imagination). But can we really circumscribe this phenomenon to algorithmic innovations alone? Should we not rather recognize in it the traces of a deeper epistemological mutation that traverses all our relationships to truth and possibility?

Thus — and this is where the analysis must become more incisive — the contemporary proliferation of alternative, conspiracist, sectarian, or pseudo-scientific theories cannot be stemmed by a simple appeal to rationality or common sense. For if these theories contest precisely the institutional authorities to whom we traditionally delegated the establishment of truths, it is because they no longer operate within a hierarchized and verticalized space of truths, but within a statistical space of variability. What should we understand by this? A horizontal field where competing versions of reality coexist, each endowed with its own internal coherence and its own criteria of verisimilitude.

In this unprecedented configuration, truth — understood according to the adaequatio rei et intellectus, the traditional adequation between thing and intellect — inexorably gives way to the possible. Its value becomes fundamentally relational: the question is no longer so much to determine what is objectively true or false as to contest the authorities who claim to hold legitimate knowledge, and to confer on each probability its own veracity. This is a large-scale game — a sort of global epistemological casino — where everyone bets on others’ beliefs to determine themselves retroactively, until this self-referential loop finally produces only the stochastic variation of generalized background noise.

Take the paradigmatic example of contemporary flat-earthism. The question may no longer be whether the geophysical object Earth is actually flat — which would still fall under classical realist epistemology — but rather to give a multiplicity of Earth-objects the ontological possibility of being, thus refusing that “the” Earth be unified under the authority of hegemonic scientific discourse. We must take seriously, however disturbing this may be, the contemporary imperative according to which everyone must “form their own opinion,” “seek their own sources of information,” “make up their own mind.” These formulas, far from being mere anti-intellectual slogans, testify to a demand for epistemic autonomy that works underground in our democratic societies.

In this precise sense, disrealism constitutes more of an ideological structure — in the sense that Louis Althusser understood ideology as a system of unconscious representations that organize our relationship to the world — than the simple product of a particular technology called “artificial intelligence.” The generated images we observe daily on our screens are only the most visible, most precious sign of this new epoch of world, truth, and possibility. An epoch determined by what must be called counterfactuality: the effective reality of the possible as such.

But what exactly does “counterfactual” mean in this context? Counterfactual is what could be, and this could-be structurally troubles the traditional metaphysical separation between past and future, between accomplished reality and anticipated credibility. This is not a could-be of the future understood as progressive realization of a utopia — that desirable future which would only be a disguised modality of Nietzschean will to power. Nor is it the could-be of a repotentialization of a past that did not occur and that should be made to happen because history would be essentially lacunary. It is rather the emergence of realistic worlds — and this realism is crucial — nourished to the point of caricature by our tertiary retentions (according to Bernard Stiegler’s terminology: material memory supports like texts, audio recordings, images, etc.), worlds upon which we can cast a sometimes naive, sometimes reflexive gaze.

For — and this distinction proves decisive for elaborating a politics of disrealism — there exist several modalities of counterfactuality that must not be confused. The first, which we might qualify as first-degree counterfactualities, use simulacra to reconstitute the authority of a supposedly unified truth (“the Earth is flat, you are wrong if you disagree with me”) that generally adjusts to the level of the person who constitutes it. The supposed flatness of Earth thus aligns with the flatness of my body, my immediate perception, my insular subjectivity. The Earth-object never exceeds the evidence of my solipsistic interiority; it remains prisoner of what Edmund Husserl called the natural attitude.

The second modalities, which we shall designate as reflexive counterfactualities, recognize on the contrary the irreducible multiplicity of simulacra and — to take up the crucial concept proposed by Jean-François Lyotard — the differend that renders them fundamentally incommensurable. The Lyotardian differend designates that situation where two parties in litigation cannot be judged by a common tribunal, for lack of shared rules of judgment. What is structurally lacking is the transcendent authority that could, as if from outside, arbitrate between the different worlds present.

Faced with carbofascism — a neologism designating the paradoxical alliance between climate denial and political authoritarianism — which everywhere in the West accedes to power by unleashing what we shall call the libido of the simulacrum, the task is to deploy an entirely different libidinal surface: that of the vicious circle of the simulacrum itself, which could finally be done with the obsession with truth as supreme value. This would be to sketch the contours of a disrealist politics in the contemporary latent space.

A disrealist politics — let us attempt to give an operative definition — could be characterized as an approach that radically questions conventional perceptions of reality, truth, and epistemic authority through the strategic use of digital technologies, notably generative artificial intelligence. It deliberately favors a perspective according to which reality is not a fixed and immutable set of positive facts, but rather constitutes a dynamic field of open possibilities, constantly influenced and reconfigured by digital representations and algorithmic simulations.

This politics frontally contests traditional power structures by valorizing multiple and relative possibles, thus rendering truth and reality themselves obsolete as ultimate regulatory categories. It relies methodologically on concepts such as the counter-factual, statistical variability, and this fundamental intuition that truth is less a matter of absolute facts than a complex tissue of relations and probabilities. In brief, disrealist politics proposes a radical questioning — in the etymological sense of a return to roots — of epistemological frameworks and conventional modes of thought, thus opening the way to new forms of social consensus and collective understanding of the world.

But a major objection immediately arises: faced with climate urgency and ecosystem collapse, does this disrealist politics not risk appearing as a useless and dangerous intellectual fantasy? A speculative “takeoff” precisely at the moment when we should, according to Bruno Latour’s formula, as quickly as possible “land”? Does the deliberate suspension of the very notion of truth not tragically confront the brute reality of our collective survival?

This would nevertheless forget — and this forgetting would have serious consequences — that one cannot pose the question of climate change without simultaneously thinking its contemporary ideological context, which sees precisely the exponential multiplication of alternative truths, and that this context must be responded to in one way or another. It is also to neglect the fundamentally incalculable uncertainty of the future — this radical uncertainty in John Maynard Keynes’s sense — that traditional veridical discourse cannot reduce, even as disrealism, through its probabilistic logic, methodically prepares us for it.

For — and this is where the fundamental political difference lies — there exists an abyss between the alternative worlds of contemporary extreme right and those we sketch here. The former remain structurally subjected to the will to realize a preconstituted desire, to materialize an identitarian phantasmatic; they fall under what Jacques Lacan called the compulsion to repeat. With the latter, we are on the contrary attracted by a constitutive strangeness, and the alienation that results from it possesses something authentically emancipatory — an alienation that is no longer suffering the other but becoming-other.

Perhaps then disrealism constitutes the adequate ontology for our epoch of change in the very conditions of the habitable, an epoch where the ground — in both literal and figurative senses — literally gives way beneath our feet. At the hour when glaciers melt and algorithms hallucinate, when deep fakes proliferate and species disappear, when climate models calculate probabilities of collapse and artificial intelligences generate possible worlds, we perhaps need less a reassuring truth than a thought capable of navigating in uncertainty, of orienting itself in the probable, of creating meaning in the improbable.

Disrealism would then not be the abandonment of all rationality, but the invention of a new rationality: one that accepts that the real itself has become probabilistic, that truth has become relational, that the possible has become our condition. A rationality of the simulacrum that no longer seeks to find behind appearances a stable reality, but that learns to live and think in the very thickness of appearances. For it is perhaps there, in this thickness, that our collective destinies are now at stake.