Des objets inhumains

Il existe plusieurs façons d’argumenter l’irréductibilité des objets techniques à l’être humain:

– Critique de l’instrumentalité (thèse du symptôme métaphysique et du dévoilement incidentel chez Heidegger).
– Critique de la hiérarchie de l’anthropomorphisme (thèse de l’égalité des acteurs chez Latour).
– Critique de la substancialité et de la compacité anthropologique (thèse de la positionalité excentrique chez Plessner).
– Critique de la genèse des techniques (thèse de la co-originarité anthropotechnologique chez Simondon, Derrida, Stiegler).
– Critique de la dépendance technologique (thèse du télofossile et de la solitude de l’objet : survivance de la technique)

Il faut développer une esthétique de l’autonomie (à distinguer de l’absolu), formule pour le moins contradictoire, dont le point de départ pourrait être L’Inhumain (1986) de Jean-François Lyotard. Dans ce ouvrage majeur, le regroupement de différents articles a pour objet d’articuler plusieurs sortes d’inhumains (et non d’inhumanités) : l’inhumain technologique, l’inhumain économique et l’inhumain artistique. Chacun de ces inhumains nous met en rapport avec quelque chose qui ne dépend pas de nous, qui est hors de notre portée. L’intérêt de cette proposition est de démontrer, à partir de la théorie du sublime, que l’esthétique kantienne n’est pas simplement corrélationniste car sinon de quelle façon la raison, l’entendement et la perception recevraient quelque chose de cette disproportion ? Lyotard lie cela à la théorie du trauma dans la métapsychologie freudienne comme un exemple paradigmatique de quelque chose qui marque sans conscience de la causalité de la trace. Pour démontrer que l’esthétique de Kant ne peut être simplifiée au corrélationnisme faible, il faut sans doute creuser la question de l’imagination transcendantale et de ce que le philosophe a abordé comme des “diagrammes”. Ceci permettrait de montrer que le sujet kantien n’est pas un sujet fermé, une substance indépendante, mais que sa relation est une excentration. La distinction entre objet intentionnel et objet phénoménologique devient inadéquate.

ps: on peut appliquer une structure proche à la question du flux qui ne saurait nullement être considéré comme un pur devenir continu dans lequel les éléments sont inséparables. Le flux est du trop et du pas assez (Antiquité), du continu et du discret (scolastique), du code et du décode (deleuze), de l’afflux et du reflux. Il serait absurde de le considérer comme une totalité sur laquelle les êtres humains grefferaient leurs structures catégorielles et leurs besoins instrumentaux pour y produire des découpes fonctionnelles. Ce serait considérer deux solitudes, celle des flux et celle des êtres humains, selon une logique du drame. Il faut considérer la solitude comme la condition de possibilité de la mise en relation.