Des objets inhumains
Il existe plusieurs façons d’argumenter l’irréductibilité des objets techniques à l’être humain. Ces approches, loin d’être de simples postures théoriques, constituent des pivots fondamentaux pour repenser notre relation au monde technologique qui nous entoure et nous traverse. Comment penser cette altérité technique qui, paradoxalement, nous façonne autant que nous la façonnons ? Comment articuler cette extériorité qui n’est jamais complètement extérieure, cette étrangeté qui nous est pourtant si intime ?
La critique heideggérienne de l’instrumentalité ouvre la voie à cette réflexion en dénonçant la réduction des objets techniques à de simples moyens dont l’être humain disposerait à sa guise. Plus qu’un simple outil, la technique constitue pour Heidegger un mode de dévoilement du monde, une manière d’être à travers laquelle l’être se manifeste. L’arraisonnement (Gestell) désigne cette époque où la technique moderne dévoile l’étant comme fonds disponible, comme ressource exploitable. Mais ce dévoilement est ambivalent : s’il réduit les choses à leur calculabilité, il révèle aussi, de façon incidente, quelque chose de l’être que nous ne maîtrisons pas. La technique nous échappe précisément là où nous croyons la dominer : n’est-ce pas dans cette échappée même que se révèle son irréductibilité fondamentale ?
La critique latourienne de la hiérarchie anthropomorphique poursuit cette déconstruction en proposant une ontologie plate où humains et non-humains sont considérés comme des acteurs à part entière dans des réseaux complexes d’interactions. Cette démocratisation ontologique ne vise pas à humaniser les objets mais à reconnaître leur capacité d’action, leur agentivité propre. Les objets techniques ne sont plus de simples intermédiaires mais des médiateurs qui transforment, traduisent et modifient le sens des éléments qu’ils transportent. Comment ne pas voir dans cette théorie des acteurs-réseaux une remise en question profonde de l’exceptionnalisme humain et de notre prétention à dominer un monde technique qui nous échappe constamment ?
La critique plessnerienne de la substantialité anthropologique introduit la notion cruciale de positionnalité excentrique : l’être humain se caractérise par cette capacité à se décentrer, à prendre distance vis-à-vis de lui-même. Cette excentricité fondamentale ne signifie pas une supériorité mais une condition existentielle particulière : nous sommes à la fois dans notre corps et hors de notre corps, immergés dans l’immédiateté de l’expérience et capables de la réfléchir. Cette structure excentrique ne trouve-t-elle pas son expression la plus tangible dans notre rapport aux objets techniques, ces extériorités qui nous constituent intimement ?
La critique de la genèse des techniques chez Simondon, Derrida et Stiegler approfondit cette perspective en affirmant la co-originarité de l’humain et de la technique. Il n’y a pas d’abord l’humain qui ensuite inventerait la technique, mais une co-émergence fondamentale : la technique est anthropologiquement constitutive, tout comme l’humain est technologiquement constitué. Simondon parle d’une relation transductive entre l’homme et la machine, relation qui ne préexiste pas à ses termes mais les constitue mutuellement. Cette co-originarité ne dissout-elle pas définitivement l’illusion d’une maîtrise humaine sur une technique qui serait secondaire et dérivée ?
Enfin, la critique de la dépendance technologique à travers la notion de télofossile nous confronte à une perspective vertigineuse : celle d’une technique qui pourrait survivre à l’humanité. L’objet technique, dans sa solitude fondamentale, possède une temporalité qui excède potentiellement celle de ses créateurs. Les ruines technologiques qui parsèment notre planète ne témoignent-elles pas déjà de cette autonomie temporelle des objets techniques, capables de persister bien au-delà des intentions et des contextes qui les ont vus naître ?
Face à ces critiques convergentes, il devient nécessaire de développer une esthétique de l’autonomie technique, formule paradoxale s’il en est. Cette autonomie ne doit pas être confondue avec un absolu détaché de toute relation, mais plutôt comprise comme une altérité irréductible au sein même de la relation. L’Inhumain de Jean-François Lyotard offre une piste féconde pour penser cette autonomie relationnelle en distinguant plusieurs formes d’inhumain : technologique, économique et artistique. Chacune de ces formes nous met en rapport avec quelque chose qui ne dépend pas entièrement de nous, qui excède notre compréhension et notre maîtrise.
L’intérêt majeur de la proposition lyotardienne réside dans sa relecture de l’esthétique kantienne à travers la théorie du sublime. Loin d’être simplement corrélationniste, l’expérience du sublime chez Kant nous confronte à une disproportion fondamentale, à un excès qui déborde nos facultés représentatives. Comment la raison, l’entendement et la perception pourraient-ils recevoir quelque chose de cette disproportion si le sujet était parfaitement clos sur lui-même ? Lyotard établit un parallèle éclairant avec la théorie freudienne du trauma comme exemple paradigmatique de quelque chose qui marque la psyché sans conscience de la causalité de la trace. L’événement traumatique, dans son excès même, échappe à la représentation tout en s’inscrivant profondément dans le sujet.
Pour démontrer que l’esthétique kantienne résiste à sa réduction au corrélationnisme faible, il faudrait approfondir la question de l’imagination transcendantale et des “diagrammes” chez Kant. Cette exploration montrerait que le sujet kantien n’est pas une substance indépendante et fermée, mais une structure excentrée, constitutivement ouverte à ce qui l’excède. Dans cette perspective, la distinction classique entre objet intentionnel et objet phénoménologique devient inadéquate pour penser notre rapport aux objets techniques.
Cette structure d’excentration et d’excès peut s’appliquer à la question du flux, qui ne saurait être réduit à un pur devenir continu où les éléments seraient inséparables. Le flux se caractérise par une tension constitutive : il est à la fois trop et pas assez (comme le pensait déjà l’Antiquité), continu et discret (selon la scolastique), codé et décodé (dans la perspective deleuzienne), afflux et reflux dans un mouvement perpétuel d’oscillation. Il serait profondément erroné de le considérer comme une totalité indifférenciée sur laquelle les êtres humains viendraient greffer leurs structures catégorielles et leurs besoins instrumentaux pour y produire des découpes fonctionnelles.
Une telle conception reproduirait la logique du drame en opposant deux solitudes : celle des flux et celle des êtres humains. Or, c’est précisément dans la solitude fondamentale de chacun des termes que réside la possibilité même de leur mise en relation. La solitude n’est pas l’isolement mais la condition d’une rencontre authentique avec l’altérité. L’objet technique, dans sa solitude irréductible, nous invite à une rencontre qui n’est ni fusion ni domination, mais reconnaissance mutuelle d’une autonomie relative.
Cette esthétique de l’autonomie technique nous permet ainsi de dépasser l’alternative stérile entre anthropocentrisme et techno-déterminisme. Elle nous invite à penser une relation complexe où ni l’humain ni la technique ne sont totalement maîtres ou esclaves, mais où chacun conserve une part d’opacité et d’irréductibilité qui rend possible une véritable rencontre. N’est-ce pas dans cette reconnaissance mutuelle des solitudes que peut se déployer une pensée qui fait justice tant à l’autonomie des objets techniques qu’à la spécificité de l’expérience humaine ?