Le mépris de la technique / Contempt for technology
Le mépris dans lequel une part de l’art contemporain tient la technique est exemplaire du caractère contradictoire de la critique qui, croyant se tenir à distance de son objet, adopte l’idéologie qu’elle prétend remettre en cause et qu’elle ne fait que renforcer en la plaçant au centre de la scène.
Ce mépris de la technique tend à valoriser le projet idéel sur sa réalisation simplement matérielle dans la mesure où la première serait humaine tandis que la seconde serait l’intendance venant après. Par ailleurs, la technique serait une forme de la domination économique et l’adopter serait aussi se soumettre à son idéologie. Critiquer la technique serait l’expression d’une autonomie par rapport à cette domination.
Mais en y regardant de plus près, ce mépris qui dévalorise la technique adopte la structure de pensée qu’elle croit critiquer parce qu’elle conçoit la technique selon l’instrumentalité commune : la technique, selon Aristote, est composée d’une cause matérielle, formelle, finale et efficiente. C’est cette dernière, humaine, qui réunit une matière qui prend forme selon le plan d’une finalité. L’art résiderait dans sa conception, ce qui valorise un travail abstrait, tandis que sont dévalorisées les conditions matérielles. C’est bel et bien une conception bourgeoise du travail qui ne veut pas se salir les mains et qui laisse faire à des techniciens (des ouvriers) le sale travail.
Par là on écarte une conception plus artiste de la technique conçue comme une expérimentation et une aliénation ou influence. Ici, la technique n’est pas entendue comme la réalisation d’un projet qui existait dans la tête avant d’exister dans le monde, mais comme une boucle de rétroaction, nommée heuristique, entre les deux sans qu’on puisse savoir qui était le premier. Artiste et technique étant dans des relations d’influences réciproques.
C’est du fait de l’incapacité à concevoir la technique de manière strictement expérimentale, caractère qui déconstruit le déterminisme instrumental, que le mépris se trouve pris à son propre piège et ne fait que renforcer son objet idéologique.
Si on estime que la technique n’est pas homogène et peut être conçue selon la perspective instrumentale qui reste en son fond idéaliste, ou selon une orientation expérimentale où ce qui relève du projet (humain) et de la réalisation (technique) ne se distinguent plus nettement et parfois échangent même leur rôle (le projet pouvant être porté par la technique et l’humain devenant l’esclave de la réalisation matérielle), alors il n’est plus nécessaire de distinguer l’art de la technique, le projet de la réalisation, et l’humain d’un contexte matériel.
La pratique artistique est sans doute l’un des seuls exemples d’une autre relation à la technique. La technique qui est habituellement l’expression d’une volonté de puissance qui s’impose à la Terre (puisque celle-ci est la ressource de toutes les matières utilisées pour produire des formes), peut alors se transformer en un projet d’expérimentation qui n’est pas déterminée à l’avance et qui nous influence, externalisant ou prothétisant nos propres facultés, autant que nous l’influençons.
Cette manière expérimentale et artiste de conçevoir et de manier la technique a eu comme conséquence dans ma vie, un entrelacement inextricable entre la technique et le sentiment d’existence.
The contempt in which a section of contemporary art holds technique is exemplary of the contradictory nature of criticism, which, believing itself to be at a distance from its object, adopts the ideology it claims to challenge, only to reinforce it by placing it center stage.
This contempt for technology tends to value the ideal project over its merely material realization, insofar as the former would be human while the latter would be an afterthought. Moreover, technology is a form of economic domination, and to adopt it would be to submit to its ideology. Criticizing technology would be an expression of autonomy in relation to this domination.
But on closer inspection, the contempt that devalues technology adopts the very thought structure it claims to criticize, because it conceives of technology in terms of common instrumentality: technology, according to Aristotle, is made up of a material, formal, final and efficient cause. It is the latter, human, that brings together matter that takes shape according to the plan of a finality. Art resides in its conception, which valorizes abstract work, while material conditions are devalued. It’s a bourgeois conception of work that doesn’t want to get its hands dirty, and leaves the dirty work to technicians (workers).
It’s a way of dismissing a more artistic conception of technique as experimentation and alienation or influence. Here, technique is not understood as the realization of a project that existed in the mind before existing in the world, but as a feedback loop, called heuristics, between the two, without it being possible to tell which came first. Artist and technician are in a reciprocal relationship of influence.
It’s the inability to conceive of technique in a strictly experimental way – a character that deconstructs instrumental determinism – that causes contempt to be caught in its own trap, and only reinforces its ideological object.
If we take the view that technology is not homogeneous, and can be conceived from an instrumental perspective that remains idealistic to the core, or from an experimental orientation in which the (human) project and the (technical) realization are no longer clearly distinguishable, and sometimes even exchange roles (the project can be carried forward by technology, and the human becomes the slave of material realization), then it is no longer necessary to distinguish art from technology, project from realization, and the human from a material context.
Artistic practice is probably one of the few examples of a different relationship to technique. Technique, which is usually the expression of a will to power that imposes itself on the Earth (since the latter is the resource of all the materials used to produce forms), can then be transformed into a project of experimentation that is not determined in advance and that influences us, externalizing or prosthetizing our own faculties, as much as we influence it.
This experimental and artistic way of conceiving and handling technique has resulted in my life being inextricably intertwined with a sense of existence.