Autoarchives
L’archive constitue un enjeu majeur de la production du sensible de notre temps, que ce soit dans le domaine artistique ou des industries culturelles, parce que l’informatique a accrue dans des proportions jusqu’alors inconnues notre capacité à inscrire sur des supports matériels notre mémoire. Cette transformation est coeur de l’anthropotechnologie parce que la technique constitue le pivot de notre relation à la mémoire. Il serait absurde de penser que “tout” trouve sa place sur ces supports, de totaliser dans une nouvelle utopie ce qui est en train d’advenir. De nombreux phénomènes sont oubliés, mais il n’empêche que d’un point de vue quantitatif notre époque produira sans doute un nombre d’archives plus important que toutes époques précédentes. Comment traiter cette mémoire? Comment analyser ces flots d’archives pour constituer une histoire? Et si c’était ce dernier concept qu’il fallait repenser de fond en comble parce qu’il ne serait peut être que l’expression d’une certaine manière d’archiver. L’archive est le matériel de départ des historiens.
Ces questions restent ouvertes pour l’avenir. Elle marque, dans notre présent même, le souci de la constitution future d’un partage historique. Et dans ce présent, la question reste entière de savoir comment nous pouvons traiter nos archives, comment nous pouvons les constituer. Car c’est bien là un paradoxe que le temps pour archiver peut devenir supérieur au temps du phénomène qu’on archive. Ce paradoxe borgesien d’une mémoire si précise qu’elle empêche l’écoulement des maintenants, témoigne à sa manière d’un double flux: flux des archives toujours plus nombreuses, flux du temps qui passe et qui doit s’oublier (un peu) pour perdurer dans sa puissance, c’est-à-dire dans son devenir.
Les artistes quant à eux sont au coeur de cette crise de la mémoire, de l’archive et de l’histoire. Les musées, critiques et commissaires qui s’occupaient auparavant d’organiser les archives, sont absolument débordés de toutes parts par le flot incessant de nouveautés. Ne sachant plus ou donner de la tête, ils perdent la plupart du temps leur fonction d’expérimentation (Staniszewski, Mary Anne. The Power of Display: A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art. The MIT Press, 2001.) et conservent tant qu’ils peuvent ce qu’ils connaissent déjà, ce qui est déjà cartographié, ceci expliquant pour une grande part cette atmosphère conservatrice dans l’art contemporain, cet air de famille des oeuvres sans que pourtant on puisse en extirper un style déterminé. Les conservateurs voulaient auparavant faire le travail de la terre sur les vestiges archéologiques, ils voulaient organiser la disparition, l’enfouissement puis les retrouvailles. Mettre des oeuvres à l’abri, les empaquetter, les placer sous terre, les protéger comme la glaise protège ce qui s’y dépose. À présent, ce sont les artistes eux-mêmes qui doivent de plus en plus adopter ce rôle. Ils doivent eux-mêmes organiser leurs archives, leurs diffusions, leurs publications. Ils font tous les métiers à la fois, peut être parce qu’il y a trop d’artistes, trop d’oeuvres. Ce déplacement des fonctions n’est pas sans conséquence sur la réception esthétique des tentatives artistiques et dans le sentiment que nous sommes entraînés dans un flux qui aussi tourbillonant soit-il manque de sens, de direction, d’orientation.
Il s’agirait d’organiser l’archive de la manière la plus efficace possible et au moment même du phénomène dont l’archive sera la trace, constituer et inscrire sa mémoire. Cet excès d’archive, cet autoarchivage, qui est au coeur du projet RapidePrototypingArchive utilisant les services d’impression à la demande (Lulu) et le scripting des fonctions d’indexation dans Indesign, est bel et bien un flux, mais un flux qui permet de passer à la suite c’est-à-dire de s’oublier, d’oublier, de l’oublier, et de continuer dans cet autre flux,celui d’une existence, qui doit s’oublier pas à pas pour continuer. Un coureur qui penserait chacun des pas de sa course ne pourrait pas courir. Il en est de même de nos flux actuels de mémoire qu’il nous faut organiser non pour construire un discours d’autorité et de validation, mais pour oublier activement. L’autophagie archiviste ouvre la possibilité d’une imagination artificielle parce que le big data pourrait nourrir une machine qui grâce un l’apprentissage autonome pourrait créer de nouvelles données ressemblantes. La délégation de la mimésis à la machine m’apparaît comme une possibilité à venir d’une grande importance : aurions-nous encore le besoin de produire de nouvelles données comme nous y a habitué le web 2.0 ? Ne s’agirait-il pas de nourrir les machines des données passés afin qu’elles les cultivent et génèrent de nouvelles versions ?
L’autoconstitution de l’archive est une pièce essentielle dans la contestation des autorités et des discours de légitimation parce que la séparation passée entre le référent et l’archive était exactement l’endroit dans lequel se constituait de tels discours. Si l’archive – mais est-ce encore le nom approprié? – est contemporaine de l’événement de référence et est constituée par une seule et même personne – nommons la l’artiste par commodité -, quel est son statut? Faudrait-il deux moments de l’archive: un premier moment qui serait celui de son autoconstitution et un second qui serait celui de la conservation? Ne serait-ce pas dans ce deuxième temps, l’intronisation des archives dans les temples de la mémoire, que l’autorité aurait lieu? Ne faudrait-il pas alors détruire la nécessité de ces temples institutionnels en ouvrant d’autres lieux de mémoire? Des lieux mobiles, temporaires, flottants pouvant suivre les flots de notre temps?