Autoarchives

L’archive constitue aujourd’hui un enjeu fondamental dans la production du sensible contemporain, tant dans le domaine artistique que dans celui des industries culturelles. Cette centralité s’explique par une transformation sans précédent : l’informatique a considérablement augmenté notre capacité à inscrire notre mémoire sur des supports matériels, modifiant ainsi en profondeur notre rapport au temps, à l’histoire et à la transmission. Cette mutation ne représente pas seulement un changement quantitatif, mais une reconfiguration qualitative de notre relation au passé et à sa conservation. Elle touche au cœur de ce qu’on pourrait nommer une anthropotechnologie, tant la technique constitue le pivot central de notre relation à la mémoire collective et individuelle.

Il serait pourtant naïf, voire dangereux, de céder à l’illusion d’une mémoire totale, d’imaginer que tout pourrait désormais trouver sa place sur ces supports numériques, comme si nous assistions à la réalisation d’une utopie mémorielle absolue. L’oubli continue d’opérer, sélectionnant certains phénomènes et en abandonnant d’autres aux limbes de l’histoire. Néanmoins, d’un point de vue strictement quantitatif, notre époque produira sans doute un volume d’archives – ce que Bernard Stiegler nommerait des “rétentions tertiaires” – plus considérable que toutes les époques précédentes réunies. Cette prolifération soulève des questions cruciales : comment traiter cette mémoire surabondante ? Comment analyser ces flots d’archives pour constituer une histoire intelligible ? Et si c’était ce dernier concept même, celui d’histoire, qu’il fallait repenser fondamentalement, en le considérant non comme une donnée naturelle, mais comme l’expression d’une certaine manière d’archiver le monde ?

Ces interrogations dessinent l’horizon incertain de notre avenir mémoriel. Elles marquent, dans notre présent même, le souci de la constitution future d’un partage historique cohérent. Et dans ce présent en perpétuelle accélération, la question demeure entière : comment pouvons-nous traiter nos archives contemporaines, comment pouvons-nous les constituer de façon pertinente ? Car nous nous heurtons ici à un paradoxe troublant : le temps nécessaire pour archiver peut désormais excéder le temps du phénomène archivé lui-même. Ce paradoxe, qui évoque la nouvelle borgésienne d’une carte géographique si précise qu’elle finirait par recouvrir entièrement le territoire qu’elle représente, témoigne d’une tension entre deux flux contradictoires : d’une part, le flux des archives toujours plus nombreuses, plus détaillées, plus englobantes ; d’autre part, le flux du temps qui passe et qui, pour maintenir sa dynamique propre, son devenir, doit nécessairement s’accompagner d’un certain oubli.

Comment, dès lors, remédier à cette accumulation vertigineuse d’archives numériques que nous ne pouvons plus traiter ni même percevoir dans leur totalité ? Quel est le destin de ces mémoires personnelles déposées sur le web, qui progressivement nous deviennent étrangères – étrangeté à soi-même dont la modernité philosophique avait déjà parlé, et qui trouve une continuation paradoxale dans l’informatique contemporaine ? La discrétion numérique, cette fragmentation du continu en unités discrètes manipulables, constitue-t-elle le dernier mot de la mémoire et de la rétention ?

Face à ces questions, les artistes se trouvent aujourd’hui au cœur d’une crise profonde de la mémoire, de l’archive et de l’histoire. Les institutions traditionnellement chargées d’organiser les archives artistiques – musées, critiques, commissaires d’exposition – se voient absolument débordées de toutes parts par le flot incessant de propositions nouvelles. Ne sachant plus où donner de la tête, ces instances perdent souvent leur fonction d’expérimentation, comme l’a montré Mary Anne Staniszewski dans son ouvrage “The Power of Display: A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art” (2001). Elles tendent alors à conserver ce qu’elles connaissent déjà, ce qui est déjà cartographié, répertorié, classifié. Cette tendance explique en grande partie l’atmosphère paradoxalement conservatrice qui règne dans certains secteurs de l’art contemporain, cet air de famille entre des œuvres qui, tout en revendiquant leur singularité, semblent incapables de rompre véritablement avec les cadres établis, sans qu’on puisse pour autant en extraire un style déterminé.

Les conservateurs voulaient autrefois accomplir un travail semblable à celui de la terre sur les vestiges archéologiques : organiser la disparition temporaire, l’enfouissement puis les retrouvailles. Mettre des œuvres à l’abri, les empaqueter, les placer dans la pénombre des réserves, les protéger comme l’argile protège ce qui s’y dépose, pour mieux les redécouvrir ultérieurement. À présent, ce sont les artistes eux-mêmes qui doivent de plus en plus adopter ce rôle d’archivistes de leur propre travail. Ils se voient contraints d’organiser leurs archives, d’assurer leur diffusion, de gérer leurs publications. Ils cumulent ainsi plusieurs fonctions, devenant à la fois créateurs, archivistes, diffuseurs et critiques de leur propre œuvre, peut-être parce qu’il y a désormais trop d’artistes, trop d’œuvres pour les structures existantes.

Ce déplacement des fonctions n’est pas sans conséquence sur la réception esthétique des tentatives artistiques contemporaines. Il nourrit ce sentiment diffus que nous sommes emportés dans un flux qui, aussi tourbillonnant soit-il, semble manquer de sens, de direction, d’orientation. Les repères traditionnels qui permettaient de situer une œuvre dans une histoire, dans un mouvement, dans une généalogie esthétique, se trouvent brouillés par cette prolifération anarchique où chacun devient l’archiviste et l’historien de sa propre production.

Face à cette situation, une stratégie émerge : organiser l’archive de la manière la plus efficace possible, et ce au moment même où se produit le phénomène dont l’archive sera la trace. Il s’agit de constituer et d’inscrire la mémoire d’un événement simultanément à son déroulement, dans une quasi-coïncidence temporelle qui transforme profondément le rapport entre l’original et sa trace. Cet excès d’archive, cet auto-archivage qui utilise les services d’impression à la demande (comme Lulu) et les fonctions automatisées d’indexation dans les logiciels de mise en page (comme InDesign), est bien un flux – mais un flux particulier, qui permet de “passer à la suite”, c’est-à-dire de s’oublier, d’oublier, de l’oublier, et de continuer dans cet autre flux qu’est une existence créative, qui doit nécessairement s’alléger du poids excessif de sa propre mémoire pour poursuivre son mouvement.

La métaphore de la course est ici éclairante : un coureur qui penserait consciemment chacun des pas de sa course se trouverait paralysé, incapable d’avancer. Il en va de même pour nos flux actuels de mémoire, qu’il nous faut organiser non pas pour construire un discours d’autorité et de validation – encore une fois la tentation du monument – mais paradoxalement pour oublier activement. L’archivage devient alors un geste d’allègement plutôt que d’accumulation, une manière de déposer le passé pour s’ouvrir à l’avenir.

Cette autophagie archiviste, ce processus par lequel l’archive se nourrit et se dévore elle-même, ouvre la possibilité fascinante d’une imagination artificielle. Les données massives (big data) pourraient nourrir des systèmes d’intelligence artificielle qui, grâce à l’apprentissage autonome, seraient en mesure de créer de nouvelles données ressemblantes aux anciennes, mais néanmoins inédites. Cette délégation de la mimésis à la machine apparaît comme une possibilité future d’une importance considérable, qui transformerait profondément notre rapport à la création et à la mémoire. Ne pourrions-nous pas envisager un monde où il deviendrait moins nécessaire de produire sans cesse de nouvelles données originales, comme nous y a habitués le Web 2.0 participatif ? Ne s’agirait-il pas plutôt de nourrir les machines avec les données du passé, afin qu’elles les cultivent et génèrent de nouvelles versions alternatives, des variations inattendues sur des thèmes connus ?

L’auto-constitution de l’archive représente également un élément fondamental dans la contestation des autorités traditionnelles et des discours de légitimation. Historiquement, la séparation entre le référent (l’événement, l’œuvre) et l’archive (sa trace institutionnalisée) constituait précisément l’espace dans lequel s’élaboraient les discours d’autorité. Si l’archive – mais est-ce encore le terme approprié ? – devient contemporaine de l’événement de référence et se trouve constituée par la même personne – nommons-la l’artiste par commodité – son statut se transforme radicalement. Ne faudrait-il pas alors distinguer deux moments de l’archive : un premier moment qui serait celui de son auto-constitution simultanée à l’événement, et un second qui correspondrait à sa conservation institutionnelle ? N’est-ce pas dans ce deuxième temps, lors de l’intronisation des archives dans les temples officiels de la mémoire, que s’exercerait encore le pouvoir de légitimation ?

Ces questions suggèrent une piste alternative : ne faudrait-il pas questionner la nécessité même de ces temples institutionnels en ouvrant d’autres lieux de mémoire ? Des espaces plus mobiles, temporaires, flottants, capables de suivre les flux mouvants de notre époque plutôt que de les figer dans des cadres rigides ? Ce flottement mémoriel pourrait se développer avec l’émergence probable d’un quatrième type de rétention, produit par les technologies d’apprentissage automatique (machine learning), qui transformerait le binaire numérique en modèles statistiques complexes. Ces derniers permettraient, à terme, de produire à partir de la mémoire accumulée d’autres mémoires, des mémoires alternatives, relançant ainsi le passé en le transformant en champ de possibles.

L’apprentissage automatique pourrait ainsi représenter un avenir inattendu de la mémoire, qui viendrait troubler la chronologie temporelle traditionnelle distinguant nettement passé, présent et futur. Il accorderait une potentialité future, une ouverture vers de nouveaux possibles, à ce qui a déjà eu lieu et à ce qui est déjà enregistré. Le passé ne serait plus simplement ce qui est révolu, terminé, clos sur lui-même, mais un réservoir de virtualités qui pourraient être réactivées, recombinées, réinventées par des systèmes intelligents capables d’y découvrir des configurations inédites.

Cette perspective ouvre une voie médiane entre la fétichisation du passé qui caractérise certaines approches patrimoniales et l’amnésie productive que valorisent certains discours de l’innovation permanente. Elle suggère que nous pourrions entretenir avec nos archives un rapport plus dynamique, plus créatif, qui ne se réduirait ni à la vénération passive ni au rejet systématique. Les archives deviendraient alors non plus le tombeau du passé, mais son laboratoire d’expérimentation, le lieu d’une mémoire vivante, en perpétuelle reconfiguration.

Dans ce contexte, les artistes occupent une position privilégiée pour explorer ces nouvelles modalités du rapport à l’archive. Par leur sensibilité aux matériaux, aux supports, aux traces, ils peuvent inventer des pratiques archivistiques alternatives qui échappent aux logiques institutionnelles dominantes. Par leur capacité à jouer avec les temporalités, à créer des anachronismes féconds, ils peuvent suggérer d’autres manières d’habiter le temps que la simple succession chronologique. Par leur attention aux processus, aux gestes, aux relations plutôt qu’aux seuls objets finis, ils peuvent nous aider à penser l’archive non comme un ensemble de documents figés, mais comme un flux vivant, une énergie circulante.

Ces explorations artistiques de l’archive nous invitent à repenser fondamentalement notre rapport à la mémoire culturelle. Elles suggèrent que l’archive n’est pas simplement un lieu de conservation passive, mais un espace de création active. Elles nous incitent à considérer que la mémoire n’est pas seulement tournée vers le passé, mais constitue également une force d’invention de l’avenir. Elles nous rappellent que l’oubli n’est pas nécessairement l’ennemi de la mémoire, mais peut être son complément nécessaire, ce qui lui permet de rester vivante, mobile, créative.

L’art contemporain, dans ses formes les plus réflexives, nous propose ainsi non seulement des objets à contempler, mais des dispositifs qui nous aident à penser notre condition temporelle. Il nous offre des expériences qui éclairent notre rapport paradoxal à une époque caractérisée à la fois par l’hypermnésie technologique et par l’accélération vertigineuse qui semble rendre toute mémoire obsolète à peine constituée. Il nous permet d’habiter poétiquement cette tension, d’y découvrir des possibilités insoupçonnées plutôt que de la subir comme une fatalité.

Dans cette exploration des nouvelles modalités de l’archive, les artistes redéfinissent également leur propre statut. Ils ne sont plus simplement des producteurs d’objets destinés à être archivés par d’autres, mais deviennent des archivistes créatifs, des médiateurs temporels, des explorateurs des frontières poreuses entre création et conservation. Cette transformation reflète une évolution plus large de la figure de l’artiste dans la société contemporaine : moins démiurge isolé produisant des œuvres ex nihilo que navigateur dans les flux d’images, de données et de récits qui constituent notre environnement culturel.

Cette évolution n’est pas sans dangers : la multiplication des fonctions assumées par l’artiste peut conduire à une dilution de son geste spécifique, à une dispersion de son énergie créatrice. La surcharge informationnelle qui affecte l’ensemble de la société touche particulièrement ceux qui tentent d’y intervenir esthétiquement. L’injonction à l’auto-archivage, à l’auto-promotion, à l’auto-critique peut générer des formes subtiles d’aliénation, où l’artiste se trouve pris dans une spirale d’auto-référentialité qui l’isole des problématiques plus larges qui traversent le corps social.

Ces risques ne doivent cependant pas occulter les potentialités émancipatrices de ces nouvelles configurations. L’auto-constitution de l’archive peut représenter une forme de réappropriation du pouvoir symbolique par les créateurs eux-mêmes, face aux instances traditionnelles de légitimation. La manipulation créative des traces numériques peut ouvrir des espaces de résistance à la standardisation des mémoires imposée par les plateformes dominantes. L’exploration des potentialités du machine learning peut suggérer des alliances inédites entre créativité humaine et intelligence artificielle, qui dépassent le simple antagonisme souvent mis en scène entre ces deux pôles.

L’archive à l’ère numérique apparaît ainsi comme un champ de bataille où s’affrontent des conceptions différentes de la mémoire, du temps, de la transmission. Les artistes qui s’y engagent ne sont pas simplement des producteurs de formes, mais des acteurs essentiels dans la définition des modalités selon lesquelles notre époque se rapporte à son passé et imagine son avenir. Leurs explorations ne concernent pas uniquement le monde de l’art, mais touchent à des questions anthropologiques fondamentales : comment construisons-nous notre rapport au temps dans un monde où les technologies numériques ont profondément bouleversé les rythmes traditionnels de la mémoire et de l’oubli ? Comment articulons-nous singularité et répétition, originalité et reproduction, dans un environnement saturé de copies, de versions, de variations ? Comment maintenons-nous un sens de la continuité historique tout en accueillant les ruptures, les bifurcations, les émergences imprévisibles ?

Ces interrogations ne trouveront pas de réponses définitives, mais elles dessinent l’horizon problématique dans lequel s’inscrivent les pratiques contemporaines de l’archive. Elles nous rappellent que l’archive n’est jamais un simple dépôt neutre, mais toujours un dispositif qui engage des valeurs, des choix, des orientations., des pouvoirs, des discriminations entre le mémorable et l’oubliable, le logos et l’infans Elles nous invitent à considérer que la mémoire n’est pas donnée, mais construite, non pas héritée passivement, mais activement réinventée par chaque génération en fonction de ses questionnements propres.

L’avenir de l’archive se jouera probablement dans cette tension créative entre conservation et transformation, entre fidélité au passé et ouverture à l’imprévisible. Il dépendra de notre capacité collective à inventer des formes de mémoire qui ne figent pas le passé dans une image monumentale, mais le maintiennent vivant, dialogique, disponible pour des réinterprétations toujours renouvelées. Les artistes, par leur sensibilité aux matériaux, aux processus, aux relations, ont un rôle crucial à jouer dans cette invention d’une mémoire pour le XXIe siècle – une mémoire qui ne serait pas le contraire de l’oubli, mais son partenaire dans la danse complexe du devenir. Cette fidélité et cette ouverture pourrait trouver dans le traitement statistique en machine learning encore balbutiant une technologie à la hauteur de l’époque.