Le non-humain, l’inhumain et les ahumains
Chaque époque semble privilégier certains auteurs, certains mots et certains raisonnements. Mélange de mimétisme et de nécessité historique, les mots circulent et se généralisent jusqu’à, parfois, perdre leur sens. Ce qui était problématique se transforme en mot d’ordre et en automatisme d’une façon plus accélérée encore du fait du caractère viral de la diffusion d’informations sur le Web.
Il en est aujourd’hui ainsi pour la formule “non-humain” qui désignerait, sous une forme négative, une extériorité de l’humain. Le “non-humain” semble avoir pour ambition de porter une critique à l’anthropocentrisme occidental, c’est-à-dire l’idée suivant laquelle tout serait déterminée anthropologiquement allant jusqu’à l’exploitation de tout ce qui n’est pas nous et à sa destruction, niant ce qui nous entoure jusqu’à notre propre destruction.
Si cette conception peut à bien des égards paraître naïve, tant elle ne saurait résumer les ambiguïtés et les divergences conceptuelles autant que pratiques de la modernité, on ne peut que souligner son succès actuel. Par ce mot, on croit sans doute porter un coup fatal au nihilisme et redécouvrir, mais l’avait-on jamais oublié, qu’il y a autre chose que nous, qu’il y a un dehors, quelque chose qui nous excède. Le non-humain accompagnerait donc le regain d’intérêt pour l’absolu, dans sa version réaliste ou matérialiste. Mais on peut se demander si le préfixe négatif du non-humain n’est pas encore une manière voilée de l’anthropocentrisme. Ce qui n’est pas nous, ne se défini-t-il qu’en relation négative avec nous?
L’écume des vagues s’écrase sur les rochers millénaires, atomisation blanche dont la répétition sculpte lentement la pierre noire. Ce mouvement incessant, cette persistance fluide du monde, n’est-elle pas précisément ce qui échappe à notre capture conceptuelle, ce qui déborde de nos catégories trop humaines? Le flux, dans sa matérialité même, dans son déploiement spatio-temporel, constitue peut-être l’horizon d’une pensée qui tenterait de s’extraire du cercle vicieux de la corrélation. Car le flux n’est pas simplement ce qui coule entre deux rives anthropologiques : il est ce qui érode ces rives mêmes, ce qui les constitue et les dissout simultanément.
La notion d’inhumain, telle que proposée par Lyotard, distingue deux formes antithétiques : d’une part, le développement techno-scientifique qui se comporte de façon inhumaine à notre égard dans la mesure où son mouvement semble autonome et dépasser toute prise politique; d’autre part, l’art comme instance d’incommensurabilité à la perception humaine. Cette distinction, toutefois, révèle ses propres fissures conceptuelles : l’art n’est pas dépositaire d’une résistance pure par rapport au développement économique, mais participe de celui-ci. N’est-ce pas là que se révèle la limite de toute pensée qui chercherait à s’extraire de l’humain tout en restant prisonnière de ses coordonnées? Le paradoxe est celui-ci : comment penser ce qui n’est pas à notre mesure sans le ramener à notre échelle?
Les flux imprègnent notre existence contemporaine : flux financiers, flux médiatiques, flux informationnels, flux énergétiques. Ils semblent échapper à notre contrôle tout en structurant profondément nos vies. Quelle pensée pourrait être à la hauteur de ces mouvements qui nous traversent, nous constituent et nous dépassent simultanément? Quelle écologie conceptuelle pourrait permettre d’appréhender ces dynamiques sans les réduire à des objets stables, à des substances identifiables? La question n’est pas simplement théorique : elle engage notre capacité même à habiter un monde devenu fluide.
Si la notion d’inhumain revendique encore la corrélation entre ce qui n’est pas humain et ce qui est humain, le premier se définissant négativement puisque c’est sa relation à nous qui le détermine, nous pouvons proposer le concept d’ahumain, pour sortir du cercle anthropologique et pouvoir refaire la genèse de la relationalité et de son absence. L’ahumain n’est pas ce qui s’oppose à l’humain, mais ce qui évolue dans une indifférence fondamentale à nos catégories, à nos préoccupations. Il est ce qui persiste dans l’absence même de regard humain : le ciel poursuit son expansion cosmique, la montagne continue son érosion millénaire, la lumière parcourt l’espace sidéral. Ces processus n’ont pas besoin de témoin pour exister, ils sont absolument indépendants de toute corrélation.
Le mouvement de l’ahumain est le flux, et ce flux peut avoir plusieurs vitesses. Une vitesse rapide, dont les technologies contemporaines constituent l’expression la plus visible. Pensons à ces algorithmes qui traitent des milliards de données en quelques microsecondes, à ces transactions financières qui se réalisent à une vitesse supraluminique. Cette accélération vertigineuse produit des effets qui dépassent notre capacité d’appréhension : nous sommes débordés par les conséquences de nos propres créations. Le temps technologique pulvérise le temps anthropologique, creusant un fossé d’incompréhension entre l’humain et ses extensions.
À l’autre extrême, il existe une vitesse lente, si lente qu’elle semble immobile à nos yeux éphémères. Les processus géologiques, l’érosion des montagnes, la dérive des continents, la formation des fossiles : autant de mouvements qui s’inscrivent dans une temporalité qui dépasse radicalement l’échelle de l’existence humaine. Cette lenteur minérale n’est pas une absence de mouvement, mais une modalité différente du flux, une modulation imperceptible pour nos sens limités. Pourtant, c’est dans cette lenteur même que se révèle peut-être le plus clairement l’ahumain : dans cette persistance silencieuse qui traverse les âges sans nous attendre.
Entre ces deux extrêmes, rapide et lent, se déploie tout un spectre de flux qui constituent la trame même du réel. Flux organiques des écosystèmes, flux chimiques des réactions moléculaires, flux énergétiques des transferts thermodynamiques : le monde est un entrelacement de processus qui ne cessent de se transformer, de se métamorphoser. Ces flux ne sont pas des entités stables que l’on pourrait isoler et examiner sous le microscope de la raison humaine : ils sont des relations en mouvement perpétuel, des transitions continues entre différents états.
Le langage lui-même, cet outil supposément humain par excellence, n’est-il pas traversé par des flux qui le dépassent? Les mots se déforment, se transforment, acquièrent de nouvelles significations qui échappent à l’intention de ceux qui les utilisent. La langue n’est pas un système stable et maîtrisable, mais un processus vivant qui évolue selon des logiques qui ne sont pas entièrement réductibles à la volonté humaine. Comment dire l’ahumain sans le ramener au langage humain? Comment exprimer l’inexprimable sans le trahir?
Ces ahumains qui ne se rapportent pas à nous constituent pourtant un nouvel imaginaire et, pour ainsi dire, une nouvelle perception. C’est sans doute là le paradoxe que nous soyons poussés, en particulier par les sciences contemporaines, à accepter du non-corrélatif et que celui-ci, cette absence même de relation, ouvre la possibilité de nouvelles conditions pour la pensée. Dans la physique quantique, n’avons-nous pas appris que l’observation modifie ce qui est observé? Dans l’astrophysique, ne nous confrontons-nous pas à des objets et des processus qui existent bien au-delà de toute possibilité d’expérience humaine directe? La pensée contemporaine est ainsi travaillée de l’intérieur par ce qui lui échappe, par ce qui résiste à sa prise.
Se rapporter à ce qui nous échappe : voilà peut-être le défi fondamental de toute pensée qui chercherait à s’affranchir des limites de l’anthropocentrisme. Ce rapport paradoxal a au moins deux modalités distinctes : la corrélation, qui ramène l’autre à soi, et le rapport incommensurable, qui reconnaît l’irréductible altérité de ce qui est rencontré. Dans ce dernier cas, ce à quoi on ne peut pas s’ajuster, cette défaillance de l’appareillage transcendantal, devient en soi un objet d’expérience. L’échec de la saisie conceptuelle n’est pas un simple échec négatif : il est l’indice positif d’une rencontre avec ce qui excède nos catégories.
L’art contemporain, dans ses expressions les plus radicales, ne cherche-t-il pas précisément à nous confronter à cette incommensurabilité? Non pas en représentant l’ahumain, ce qui serait encore le ramener à des catégories humaines, mais en créant des dispositifs qui nous font éprouver les limites mêmes de notre perception, de notre compréhension. L’expérience esthétique devient ainsi l’expérience d’une défaillance productive, d’une rencontre avec ce qui résiste à l’assimilation.
Il y a dans cette résistance une forme de mélancolie : celle de reconnaître que le monde ne nous attend pas, qu’il persiste dans son indifférence souveraine à nos préoccupations les plus profondes. Mais cette mélancolie n’est pas nécessairement désespérante : elle peut aussi être la source d’une nouvelle humilité, d’une attention renouvelée à ce qui nous dépasse. Accepter que le monde ne soit pas fait pour nous, qu’il ne soit pas à notre mesure, c’est peut-être la condition d’une relation plus juste avec ce qui nous entoure.
Les flux qui nous traversent et nous dépassent nous invitent ainsi à une forme de décentrement radical : non pas simplement à considérer d’autres points de vue que le nôtre, mais à envisager la possibilité même d’un monde sans point de vue, d’un réel qui persiste dans l’absence de tout regard. Cette perspective vertigineuse n’est pas une négation de l’humain, mais plutôt une invitation à le situer dans un contexte plus vaste, à reconnaître sa participation à des processus qui le dépassent infiniment.
C’est dans cette tension irrésoluble entre l’humain et l’ahumain, entre le flux et la forme, entre la relation et l’absence de relation, que se joue peut-être la possibilité d’une pensée à venir. Une pensée qui ne chercherait pas à maîtriser le réel, à le soumettre à ses catégories, mais qui accepterait d’être elle-même traversée, transformée par les flux qu’elle tente d’appréhender. Une pensée qui serait moins une saisie qu’une ouverture, moins une capture qu’une exposition.
Le flux continue son cours imperturbable, indifférent à nos tentatives de le comprendre, de le canaliser. Il érode nos certitudes, dissout nos catégories, emporte nos constructions les plus solides. Mais dans cette dissolution même, n’y a-t-il pas aussi la promesse d’un renouvellement, d’une métamorphose? Le flux qui détruit est aussi celui qui crée, qui permet l’émergence de nouvelles formes, de nouvelles configurations. C’est peut-être là que réside la possibilité même de la pensée : non pas dans la stabilité d’un fondement inébranlable, mais dans le mouvement perpétuel d’un flux qui nous traverse et nous transforme.