De l’utopie numérique au vectofascisme

Les technologies numériques, se disant jadis porteuses de promesses d’émancipation, se sont progressivement transformées en instruments de domination. Cette métamorphose n’est pas accidentelle mais s’inscrit dans une logique profonde où le capitalisme avancé converge avec des tendances autoritaires et prend la forme, après le capitalo, carbo, du vectofascisme qui utilise les statistiques vectorielles des espaces latents comme instrtument de propagande et de destruction de la pensée réflexive.

L’illusion d’une utopie numérique originelle

Dans les années 1980-2000, les technologies numériques émergentes s’inscrivaient dans le prolongement de la contre-culture américaine des années 1960. Internet et le Web 1.0 portaient en eux une promesse de décentralisation, d’horizontalité et de libre circulation du savoir. Les pionniers du numérique, souvent inspirés par des idéaux libertaires, imaginaient un espace affranchi des contraintes du monde physique et des structures de pouvoir traditionnelles. Tout du moins c’était le discours affiché.

Cette utopie reposait sur plusieurs présupposés :

  • l’accès égalitaire à l’information engendrerait une démocratisation du savoir ;
  • la mise en réseau des individus favoriserait l’émergence d’une intelligence collective ;
  • la dématérialisation des échanges permettrait de s’affranchir des hiérarchies sociales existantes.

Le Web était perçu comme un outil d’émancipation individuelle et collective, capable de redistribuer le pouvoir loin des institutions centralisées.

Mais cette vision idéalisée masquait une réalité plus complexe. Derrière le discours émancipateur se mettait en place l’infrastructure d’un réseau mondial qui, par sa nature et son infrastructure même, contenait le potentiel de devenir un instrument de surveillance et de manipulation sans précédent. L’égalité d’accès théorique dissimulait l’inégalité des moyens et des compétences, créant de nouvelles formes d’exclusion et de domination.

La captation capitaliste des technologies numériques

La transition entre le récit fantasmé de l’utopie originelle et la réalité actuelle est passée par une phase de captation du numérique par le capitalisme et sa transformation en néolibréalisme aspirant l’argent et les biens publics. Les plateformes numériques, initialement conçues comme des espaces de liberté, sont rapidement devenues les nouveaux territoires d’expansion du capital. Cette captation s’est opérée à plusieurs niveaux :

Premièrement, par la concentration économique. Un petit nombre d’entreprises (les GAFAM) ont progressivement monopolisé l’infrastructure numérique mondiale, transformant l’architecture initialement décentralisée d’Internet en un système oligopolistique. Cette concentration a remplacé la diversité des voix par la domination de quelques acteurs surpuissants. La diversité a été intégrée dans cette concentration transformant les sous-cultures en pop-culture.

Deuxièmement, par la marchandisation de l’attention. L’économie numérique repose sur la captation et la monétisation de l’attention des utilisateurs, transformant chaque interaction en opportunité d’extraction de valeur. Ce modèle économique a favorisé le développement de technologies addictives et manipulatrices, conçues pour maximiser l’engagement au détriment de l’autonomie individuelle.

Troisièmement, par la datafication de l’existence. La collecte massive de données personnelles a permis une connaissance sans précédent des comportements, désirs et vulnérabilités des individus. Cette connaissance, initialement justifiée par la personnalisation des services, est devenue un instrument de profilage, de prédiction et d’influence comportementale. Cette prédiction est performative. Elle produit les effets qu’elle annonce.

La perversion de la subjectivité dans le capitalisme tardif

Le capitalisme avancé a façonné une forme particulière de subjectivité, caractérisée par l’individualisme, la compétition et la maximisation de l’intérêt personnel transformant l’héritage d’Adam Smith. Cette subjectivité capitaliste, en apparence fondée sur l’autonomie, contient en réalité les germes de sa propre négation. Le sujet capitaliste, ne pensant qu’à son intérêt propre, finit par concevoir l’ensemble des relations sociales, y compris la politique, comme un espace de domination.

Ce retournement s’opère par deux mécanismes psychologiques profonds : le ressentiment et le nihilisme. Le ressentiment naît du décalage entre les promesses d’accomplissement individuel et la réalité d’une précarité croissante. Face à l’impossibilité de réaliser l’idéal d’autonomie et de réussite promis par le capitalisme, le sujet développe une hostilité envers ceux qu’il perçoit comme obstacles à sa réalisation (minorités, étrangers, élites intellectuelles). Le nihilisme, quant à lui, résulte de l’érosion des valeurs collectives au profit de la seule rationalité instrumentale. Le sujet finit par valoriser la puissance pour elle-même, puissance déchaînée qui consume aussi bien l’existence que la Terre.

Cette configuration subjective crée un terrain fertile pour les idéologies fascistes, qui proposent de résoudre les contradictions du capitalisme non par leur dépassement mais par la restauration fantasmée d’un ordre naturel hiérarchique.

La nature ambivalente des technologies numériques

Les technologies numériques, et plus récemment l’intelligence artificielle générative, possèdent une nature fondamentalement ambivalente, que l’on pourrait qualifier de chirale. Elles peuvent aussi bien servir des finalités émancipatrices que totalitaires, factices que factuelles, créatives que mimétiques.

Cette ambivalence ne relève pas simplement d’un choix instrumental (utiliser un outil pour une fin ou une autre) mais découle de la nature même de ces technologies, de leur conception et des logiques de production qui les sous-tendent. Les algorithmes d’intelligence artificielle, entraînés sur des corpus reflétant les biais structurels de nos sociétés, peuvent reproduire et amplifier ces biais s’ils sont utilisés de manière préréflexives. Les architectures des réseaux sociaux, optimisées pour maximiser l’engagement, favorisent la polarisation et la diffusion de contenus émotionnels sur les contenus nuancés.

Le Web, conçu comme espace de transparence et d’accès équitable à l’information, s’est révélé être un médium idéal pour la propagande et la manipulation de masse. Les mécanismes qui devaient garantir l’horizontalité des échanges (anonymat, vitesse de diffusion, absence de filtrage institutionnel) sont précisément ceux qui facilitent la propagation de discours extrémistes et la constitution de bulles cognitives hermétiques.

La convergence du capitalisme et du fascisme

La thèse selon laquelle l’ultime phase du capitalisme est le fascisme mérite d’être examinée à la lumière de ces évolutions. Le capitalisme, dans sa phase avancée, génère des contradictions qu’il ne peut résoudre dans le cadre démocratique : inégalités croissantes, précarisation du travail, crise écologique. Face à ces contradictions, deux voies se dessinent : soit un dépassement vers une organisation sociale plus équitable et écologique, soit un repli autoritaire visant à préserver les privilèges établis par la coercition.

Le fascisme apparaît alors comme une solution de continuité pour un capitalisme en crise, lui permettant de maintenir la concentration des richesses tout en canalisant les frustrations sociales vers des boucs émissaires. Les technologies numériques, par leur capacité à personnaliser la propagande, à surveiller les populations et à manipuler l’opinion publique, fournissent au fascisme contemporain des instruments d’une efficacité sans précédent.

Cette convergence n’est pas une fatalité historique, mais elle s’inscrit dans une logique où les mécanismes du marché, laissés à eux-mêmes, tendent à éroder les contre-pouvoirs démocratiques et à concentrer les ressources dans un nombre restreint de mains.

Un matérialisme démocratique

Face à ce constat, la simple critique discursive ou l’appel à une utilisation plus éthique des technologies existantes apparaissent insuffisants. Ce dont nous avons besoin, ce sont de nouvelles matérialités et concrétions – de nouvelles architectures technologiques conçues explicitement pour servir des finalités émancipatrices.

Ces alternatives devraient être fondées sur des principes radicalement différents : propriété collective des infrastructures numériques, gouvernance démocratique des algorithmes, valorisation de la neuro-diversité plutôt que l’optimisation de l’engagement, et code source des mécanismes de filtrage et de recommandation.

De telles technologies ne peuvent émerger spontanément dans le cadre du capitalisme numérique actuel. Elles nécessitent une intervention politique délibérée, un cadre réglementaire contraignant et des investissements publics massifs. Elles exigent également une réappropriation des multitudes des compétences techniques, permettant aux communautés de développer et maintenir leurs propres infrastructures numériques.

L’évolution des technologies numériques, de l’utopie émancipatrice à l’instrument de domination, nous rappelle que la technologie n’est jamais neutre mais toujours inscrite dans des rapports de force économiques et politiques. Le basculement du Web et de l’IA vers des outils de propagande fasciste n’était pas inévitable, mais résulte d’une configuration particulière où le capitalisme avancé rencontre une crise de légitimité démocratique.

Pour inverser cette tendance, il ne suffit pas de critiquer les dérives actuelles ou d’espérer un usage plus éthique des technologies existantes. Il faut repenser fondamentalement l’architecture de nos systèmes techniques pour qu’ils incarnent et renforcent les valeurs démocratiques plutôt que de les éroder. Cette transformation technologique ne peut être séparée d’une transformation sociale et économique plus large, visant à dépasser la logique capitaliste d’accumulation et d’exploitation.