L’art comme acte de foi dans le vide

Il n’y a pas de définition préalable au métier d’artiste. Le déterminer même comme un métier ou un non-métier est problématique. Chaque tentative de définition est contestable et le jeu de cette contestation fait sans doute partie de l’art. Le paradoxe social ne cesse pourtant de s’accroître : alors que la figure de l’artiste est valorisée en tant qu’expression de soi et développement personnel que chacun devrait mener à bien dans son existence, les conditions matérielles de la majorité des artistes se dégradent, et le milieu artistique ressemble souvent à une caricature du capitalisme (sélection, compétition, vulgarité).

Ce paradoxe traverse l’existence contemporaine de tout artiste : d’un côté, une culture qui célèbre la créativité comme valeur suprême, qui érige l’artiste en modèle d’authenticité et d’épanouissement personnel ; de l’autre, une réalité économique brutale qui précarise ceux qui prennent au sérieux cette injonction à la création. L’artiste se retrouve ainsi pris dans une double contrainte : être le héros romantique d’une mythologie sociale qui le valorise symboliquement tout en l’abandonnant matériellement.

La violence de ce décalage s’incarne quotidiennement dans des corps, des vies, des trajectoires brisées. Elle produit une souffrance singulière, celle de se conformer à un idéal social tout en étant méprisé par les structures économiques qui soutiennent ce même idéal. Comment habiter cette contradiction sans s’y perdre ? Comment maintenir l’intégrité d’une démarche créative dans un environnement qui vous glorifie abstraitement tout en vous affamant concrètement ?

Face à cette tension insoutenable, chaque artiste invente sa stratégie de survie. L’une des plus répandues prend la forme d’un discours perpétuel d’auto-validation, un monologue enthousiaste qui tient à distance le réel. Nous l’avons tous rencontré, ce collègue qui, à peine croisé, déverse un flot ininterrompu de succès imaginaires et de projets grandioses. Tout va formidablement bien pour lui ! Les opportunités s’accumulent ! Le monde entier s’arrache ses œuvres ! Les institutions traditionnelles ? Dépassées ! Il les transcende ! Son travail redéfinit l’art contemporain !

Ce discours ne tolère aucune faille, aucune pause, aucun espace où pourrait s’immiscer le doute. Chaque échec est immédiatement réinterprété comme un choix délibéré, chaque refus comme une preuve de son avant-gardisme. Il parle sans interruption, théorise sa pratique dans des termes toujours plus abstrats, prophétise l’avenir de l’art avec une assurance déconcertante. Et jamais, absolument jamais, il ne vous demande comment vous allez, ce que vous faites, ce que vous pensez.

Face à cette logorrhée triomphante, une question simple s’impose pourtant : selon les critères les plus élémentaires du milieu artistique – expositions dans des lieux reconnus, écrits critiques substantiels, présence dans des collections significatives, corpus cohérent développé dans la durée – cet artiste existe-t-il réellement ? Sa présence dans le champ artistique se limite-t-elle à ce discours auto-promotionnel qui tourne à vide ?

Mais derrière l’agacement ou l’amusement que peut susciter ce monologue, quelque chose de profondément touchant se fait jour. Car ce discours exalté n’est pas simplement ridicule : il est tragique dans sa nécessité même. Comment pourrait-il faire autrement ? Si lui-même ne croit pas à son destin exceptionnel, qui y croira ? Dans un monde où la reconnaissance artistique tient autant du miracle que du mérite, où les structures de légitimation sont défaillantes ou corrompues, où la précarité est la norme et la réussite l’exception, la foi en soi devient l’ultime ressource.

Ce monologue n’est pas tant un mensonge qu’une fiction vitale, un récit que l’artiste se raconte à lui-même pour continuer à exister comme artiste. Il y met toute son énergie, toute sa force de conviction, comme si l’intensité de sa croyance pouvait compenser l’indifférence du monde. Et parfois, brièvement, nous sommes presque convaincus nous aussi, emportés par cette foi désespérée qui s’accroche au vide.

Le sourire que peut provoquer ce discours n’est pas celui du mépris, mais de la reconnaissance – reconnaissance de ce décalage vertigineux entre l’idéal et le réel, entre la mythologie de l’artiste et sa condition concrète. Ce sourire est empreint d’une tendresse mélancolique pour cette croyance solitaire en un destin grandiose que personne, pas même celui qui l’énonce, ne parvient plus vraiment à prendre au sérieux.

Car l’artiste sait, au fond, que son discours est un leurre, une conjuration magique contre l’insignifiance qui le menace. Il sait que ses projets extraordinaires resteront probablement à l’état de projets, que ses théories vertigineuses ne transformeront pas le monde de l’art, que son nom ne s’inscrira pas dans la grande Histoire qu’il invoque avec tant d’emphase. Mais ce savoir reste informulable, inadmissible – car l’admettre, ce serait renoncer à être artiste, ce serait abandonner ce qui donne encore un sens à sa vie.

L’art devient ainsi une force de conviction paradoxale : convaincre quelqu’un d’autre de quelque chose auquel ni le destinateur ni le destinataire ne croient plus vraiment. Un espace est vacant – celui d’une croyance partagée en la valeur transformatrice de l’art, en sa capacité à incarner autre chose qu’une marchandise ou un divertissement. Ce vide, ce manque de foi collective, l’artiste tente désespérément de le combler par l’excès de sa conviction personnelle, par cette foi forcée qui s’exprime dans un monologue sans fin.

Peut-être est-ce là la condition tragique de l’artiste contemporain : continuer à croire, seul, à ce que personne ne croit plus vraiment, habiter ce lieu déserté par la croyance collective, maintenir ouvert, par la force de sa conviction solitaire, un espace que notre époque s’acharne à refermer. Et peut-être est-ce précisément dans cette tension entre la nécessité et l’impossibilité de croire que se joue aujourd’hui quelque chose d’essentiel concernant l’art – non plus comme pratique professionnelle ou production d’objets, mais comme forme singulière de rapport au monde.