Une autre ville
Cette ville pourrait être Lisbonne, Rome ou Budapest. Elle est encore inconnue. Le marcheur vient d’arriver d’un long voyage, il a à peine déposé ses bagages à l’hôtel et décide de se promener sans savoir précisément où. Il ne dispose d’aucun plan. Le hasard le guidera.
“Je suis un fragment d’instrument, une page tombée d’on ne sait quel livre, peut-être d’un autre univers.”
Qu’est-ce qui pousse ce voyageur à s’aventurer ainsi, sans carte ni destination, dans les rues d’une ville qu’il ne connaît pas ? N’est-ce pas cette étrange aspiration qui sommeille en chacun de nous : le désir de se défaire momentanément des coordonnées qui nous définissent, de suspendre notre identité sociale, de devenir pour quelques heures une pure présence sans histoire, sans passé, sans avenir ? La ville inconnue offre ce privilège exceptionnel : elle nous accueille sans nous reconnaître, elle nous enveloppe sans nous assigner une place déterminée, elle nous propose l’expérience rare d’un anonymat radical.
“Ce qui en moi sent est en train de penser.”
Cette suspension provisoire des déterminations sociales, cette mise entre parenthèses des obligations quotidiennes, n’est-elle pas la condition même d’une certaine forme de liberté ? Non pas la liberté abstraite du sujet souverain qui se détermine lui-même selon les principes de sa raison, mais la liberté concrète, sensible, d’un être qui s’abandonne à la contingence du monde.
Il marche à présent. Il se sent libre. Il est sans contrainte. Il n’a pas d’objectif. Son temps n’est plus découpé en fragment et en tâche, en action et en rendez-vous, en obligation. Il n’y a plus l’arrière-plan du quotidien, le bruit constant de l’agitation. Le temps est à lui, car il n’a pas le temps. Le temps ne lui appartient pas. Sa sensibilité est diffuse, il fait attention à tout et à rien, il se laisse porter par l’atmosphère. Il est sans objectif. N’importe quoi pourrait arriver. Il n’arrivera sans doute rien.
“Vivre, c’est être autre. Il n’est pas même possible de sentir si l’on sent aujourd’hui comme l’on a senti hier : sentir aujourd’hui la même chose qu’hier, ce n’est pas sentir — c’est se souvenir aujourd’hui de ce qu’on a senti hier, c’est être aujourd’hui le cadavre vivant de ce qui a été hier la vie, perdue désormais.”
Ce paradoxe temporel — « le temps est à lui, car il n’a pas le temps » — ne résume-t-il pas l’expérience singulière du flâneur urbain ? Dans notre vie quotidienne, nous avons le temps au sens où nous le possédons, nous le découpons, nous le distribuons selon les exigences de nos activités. Mais cette appropriation du temps n’est-elle pas aussi sa perte ? Le flâneur, lui, n’a pas le temps au sens où il ne le possède pas, il ne le maîtrise pas, il ne l’utilise pas : il s’y abandonne, il s’y perd, il s’y dissout.
“Je ne suis personne, personne. Je ne sais ce que je sens, ce que je pense, ce que je veux. Je souffre sans savoir comment. Je vis parce que je ne sais pas faire autrement.”
Le temps se dilate non parce que le voyageur s’ennuie, mais parce qu’il ne tend vers rien, le présent ne s’efface pas dans l’attente du moment suivant, les maintenant ne s’engorgent plus, ils ne se recouvrent plus, ne se chassent plus.
“J’apprécie les paysages comme une succession de tableaux dont je ne garde que les impressions. Je ne maîtrise aucun art, aucune technique, aucune science. Je ne suis rien. Mais je porte en moi tous les rêves du monde.”
Cette dilatation du temps, cette expansion du présent qui n’est plus comprimé entre un passé qui le détermine et un futur qui l’aspire, n’est-elle pas l’expérience même d’une certaine forme d’éternité ? Dans l’expérience du flâneur, chaque instant acquiert une plénitude, une densité, une autonomie qui le soustrait au flux de la succession : il ne renvoie plus à autre chose que lui-même, il n’est plus le moyen d’autre chose, il existe pleinement dans sa singularité irréductible.
Il croise des visages inconnus qui semblent affairés dans la quotidienneté d’une ville qu’ils connaissent. Pourtant, tout est au ralenti. Il laisse ses yeux divaguer, s’attarder, s’approcher et se détendre, fixer et se détourner. Il regarde les anonymes comme il ne les regardait plus. Il ne fait plus abstraction des autres, car il n’a plus rien à protéger, il n’a plus d’objectif à laisser intact, il n’a plus que son regard et le mouvement irrégulier de son corps, sa marche désarçonnée.
“Ah, comprendre, comprendre, se perdre à comprendre, un vaste univers pensant avec une seule idée sentante — comme c’est plus vaste que l’univers étoilé !”
Dans cette attention nouvelle aux visages anonymes, dans ce regard qui s’attarde sans intention, sans projet, ne faut-il pas voir l’esquisse d’un autre rapport à autrui ? Dans notre vie ordinaire, l’autre est toujours plus ou moins intégré à nos projets, à nos intentions, à nos désirs. Le flâneur, lui, redécouvre l’altérité radicale de l’autre, son existence irréductible à toute fonction, à toute utilité, à tout projet.
“Le grand ennui qui est au fond de tout, le grand ennui d’être vivant, la lassitude d’être, d’être seulement.”
Cette perception renouvelée de l’autre n’est-elle pas liée à une certaine vulnérabilité, à une certaine exposition de soi ? Le marcheur n’a « plus rien à protéger », il n’a plus d’objectif à préserver des interférences extérieures, il n’a plus de territoire symbolique à défendre contre les intrusions d’autrui.
Il se dit qu’il pourrait être un autre.
“Être réel, c’est ne pas être conscient de soi. Dès que nous nous connaissons, nous cessons d’être ; ce que nous reconnaissons, ce n’est plus nous-mêmes mais cette idée que nous nous faisons de nous-mêmes.”
Cette simple phrase, cette pensée fugitive qui traverse l’esprit du flâneur, ne contient-elle pas toute la puissance transformatrice de l’expérience de l’étrangeté ? Dans notre vie quotidienne, nous sommes enfermés dans une identité qui nous semble naturelle, nécessaire, évidente : nous sommes ce que nous sommes, et nous ne pouvons être autrement.
“Je me crée à chaque moment. Je ne suis pas. À l’intervalle qui sépare ce que je suis de ce que je ne suis pas, entre ce que je rêve et ce que la vie a fait de moi, j’allais, sans bouger, cherchant-me.”
La découverte qu’on pourrait être un autre n’est pas simplement la reconnaissance abstraite de la diversité humaine, de la pluralité des modes d’existence : c’est l’expérience concrète, incarnée, d’une fissure dans notre identité, d’une brèche dans la continuité de notre être. C’est l’intuition vertigineuse que notre vie aurait pu être tout autre, que nous aurions pu être façonnés par d’autres influences, habités par d’autres désirs, animés par d’autres passions.
Il se dit qu’il pourrait vivre là. Quelle aurait été sa vie s’il était de Lisbonne, de Rome ou de Budapest ? Aurait-il été aussi artiste ? Aurait-il vécu avec les images ? Aurait-il lu les mêmes livres ? Aurait-il aimé et souffert autant ? Aurait-il pris soin de cette vibration invivable qui parfois le saisissait comme si dans la vie quelque chose excédait la vie ? Il se dit qu’il pourrait vivre là. Il pourrait venir avec elle avec quelques bagages supplémentaires, prendre un appartement meublé et rester quelques semaines, quelques mois, peut être des années dans cette ville inconnue. Ils n’auraient pas beaucoup d’amis, des connaissances, des commerçants avec lesquels ils pourraient échanger quelques mots. Il lui lirait des livres en fin d’après-midi. Elle s’endormirait doucement au creux du canapé. Il déposerait une couverture sur ses jambes. Il y aurait peut être des chats abandonnés auxquels ils donneraient des restes.
“Tout ce qui arrive, arrive en nous-mêmes, dans cette maison singulière et recluse, cette demeure de brouillard que nous sommes, et où nous pouvons prendre conscience de nos sentiments par le monde que nous voyons à travers la fenêtre.”
Cette rêverie d’une vie alternative, de cette existence parallèle qui se déploierait dans une ville inconnue, n’est-elle pas l’expression d’un désir plus profond : celui d’échapper non seulement à notre identité sociale, à nos déterminations extérieures, mais aussi à cette part de nous-mêmes qui s’est figée, ossifiée, qui a perdu sa fluidité, sa plasticité, sa capacité de métamorphose ?
“Je me sens multiple. Je suis comme une chambre aux innombrables miroirs fantastiques qui déforment en reflets mensongers une unique réalité qui n’est en aucun d’eux et est en tous.”
Cette vie imaginaire que le marcheur esquisse dans ses pensées se caractérise par une forme particulière de simplicité, de dépouillement : peu d’amis, des relations superficielles, des gestes quotidiens empreints de tendresse, une attention aux êtres vulnérables. N’est-ce pas le rêve d’une existence libérée des complications, des ambitions, des conflits qui accompagnent inévitablement toute vie sociale intense, toute carrière, toute histoire familiale ?
“Je n’ai jamais fait que rêver. Tel a été le seul sens de ma vie. Mon seul effort a été d’être absent. Mon unique vie sentimentale s’est jouée dans le domaine de ce que je n’ai pas été.”
Mais ce fantasme d’une vie simplifiée, pacifiée, n’est-il pas lui aussi une illusion ? L’existence humaine, où qu’elle se déploie, n’est-elle pas nécessairement traversée par des tensions, des conflits, des passions ? Et cette « vibration invivable qui parfois le saisissait comme si dans la vie quelque chose excédait la vie » ne le suivrait-elle pas aussi dans cette existence alternative, dans cette ville inconnue ?
“Je souffre du mal de penser sans en avoir l’intelligence. Je ne suis ni assez lucide pour renoncer à penser, ni assez méticuleux pour accepter un système.”
Car ce qui nous définit le plus profondément, ce n’est peut-être pas notre histoire particulière, nos choix spécifiques, nos appartenances déterminées, mais cette capacité à être affectés par ce qui nous dépasse, par ce qui excède notre compréhension, notre maîtrise, notre appropriation.
Il lève le regard, regarde les façades aveugles et les fenêtres. Dans chacune d’entre elles une vie aussi intense et fragile que la sienne.
“J’ai créé en moi plusieurs personnalités. Je crée constamment des personnalités. Chacun de mes rêves, sitôt qu’il est rêvé, est incarné aussitôt par quelqu’un qui se met à le rêver, et ce n’est plus moi.”
Ce geste final du marcheur, ce regard qui s’élève vers les façades, vers ces fenêtres derrière lesquelles se déploient d’innombrables existences invisibles, n’est-il pas l’expression d’une prise de conscience fondamentale, d’une révélation qui dépasse la simple rêverie d’une vie alternative ? Ces vies inconnues qui se déroulent parallèlement à la sienne, ces mondes qui existent sans qu’il y ait accès, ces destins qui se nouent et se dénouent dans l’intimité des appartements, ne sont-ils pas la manifestation concrète de cette multiplicité vertigineuse des existences possibles qu’il vient d’entrevoir en lui-même ?
“Ah, pouvoir sentir tout de toutes les manières ! Être tant de choses, se trouver là où l’on n’est pas et pourtant, intensément, être tout !”
Chaque fenêtre, chaque intérieur invisible est comme une variante, une version possible de sa propre vie : autant de manières d’être au monde, autant de façons d’habiter le temps, autant de formes d’attachement, de souffrance, de joie. Et pourtant, ces existences ne sont pas simplement des possibilités abstraites, des vies potentielles : elles sont réelles, elles se déploient effectivement, elles sont habitées par des êtres de chair et de sang, des consciences aussi complexes, aussi riches, aussi singulières que la sienne.
“À quoi bon voyager ? À Madrid, à Berlin, en Perse, en Chine, aux Pôles, où irais-je sinon que vers moi-même, et vers mon propre destin qui est compris entre mes mains et mon contact avec les choses extérieures ?”
Cette reconnaissance de l’intensité et de la fragilité des vies qui se déroulent parallèlement à la nôtre, n’est-elle pas l’expérience éthique par excellence ? Non pas l’adhésion à des principes moraux abstraits, à des règles universelles, mais la perception concrète, sensible, de la valeur incomparable de chaque existence singulière, de chaque monde subjectif, de chaque destin particulier.
“La vie est ce que nous en faisons. Les voyages sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas ce que nous voyons, mais ce que nous sommes.”
Le flâneur, dans son errance urbaine, dans sa disponibilité au monde, dans son attention aux visages anonymes, ne fait-il pas l’expérience d’une forme particulière de communauté, d’une appartenance qui ne repose ni sur l’identité, ni sur la ressemblance, ni sur le partage de valeurs ou de croyances communes, mais sur cette reconnaissance mutuelle de notre fragilité, de notre finitude, de notre exposition au monde ?
“Je ne suis rien. Je ne serai jamais rien. Je ne puis vouloir être rien. Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.”
Ainsi, l’expérience de la flânerie urbaine, loin d’être une simple évasion, un divertissement passager, une parenthèse insignifiante dans le cours de l’existence, se révèle comme une expérience fondamentale, comme une modalité privilégiée de notre être-au-monde. Dans l’apparente banalité de cette promenade sans but, dans la légèreté de cette déambulation sans contrainte, se dévoilent les dimensions essentielles de notre condition : notre liberté et notre déterminisme, notre solitude et notre appartenance, notre singularité et notre communauté, notre finitude et notre ouverture à l’infini des possibles.
“Et je sens soudain que tout ceci est réel, et que je le sais : ce sont les journées, les gens, la vie, ce qui est, ce qui arrive — tout est une grande soupe chaude qui répand sa tiédeur dans mon âme, et je vis douillettement, tel un boeuf qui ne rumine que pour sentir qu’il rumine, car la vie est cela et rien d’autre, rien de plus que cela et rien n’est au-delà.”