Survivance du capitalisme

Le capitalisme n’est pas un simple système de domination auquel il serait possible de s’opposer dialectiquement. Depuis Marx, et plus encore dans les années 60 et 70, avec Deleuze-Guattari et Lyotard, cette difficulté a été soulevée et thématisée. Le capitalisme aurait en effet une mutabilité lui permettant de s’adapter à de nouvelles situations. Il ne serait pas un système de domination fondé sur une idéologie avec ou contre laquelle on pourrait argumenter rationnellement, mais un dispositif se transformant au cours du temps. Non seulement, il semble difficile d’y résister, la résistance étant immédiatement intégrée comme une pièce du système, mais il apparaît même malaisé de le définir. Son extension défie sa définition.

Les flux débordent toujours les digues destinées à les contenir : ils s’infiltrent dans les interstices, ils érodent les parois, ils transforment la structure même qui tentait de les diriger. Ainsi le capitalisme se présente-t-il comme un fleuve dont le cours change sans cesse, qui engloutit les obstacles qu’on place sur son chemin pour les transformer en éléments de son propre mouvement. Comment alors penser ce qui nous emporte dans son courant ? Comment décrire ce qui nous submerge et nous traverse ? Le capitalisme peut, à un moment donné de son histoire, répartir un peu plus équitablement les bénéfices économiques, tel que cela fut le cas pendant les Trente Glorieuses. Il peut intégrer la dimension écologique et en faire un nouveau marché. Il absorbe ce qui lui résiste et le transforme en marchandise : le bio, l’équitable, l’alternatif deviennent des segments de marché, des étiquettes que l’on appose sur des produits pour augmenter leur valeur d’échange.

Les mutations du capitalisme ne sont pas accidentelles mais essentielles : elles constituent sa nature profonde, son mode d’existence. Car comme l’ont expliqué les théoriciens que nous avons cités, le capitalisme est sans contenu véritable, il a pour seul objectif de faire couler le flux de façon intégrale, même si le coût temporaire de cette intégrité est le frein temporaire à ces flots. Il s’agit d’un système qui code et décode perpétuellement les flux : flux de désirs, flux de marchandises, flux d’informations, flux financiers. Cette opération de codage-décodage est précisément ce qui permet au capitalisme de survivre et de se transformer en fonction des résistances qu’il rencontre.

La mer du capital s’avance et se retire : tantôt elle laisse apparaître des plages où l’on croit pouvoir construire, tantôt elle submerge ces mêmes espaces dans un mouvement qui semble inéluctable. Sa respiration est celle d’un organisme vivant qui s’adapte aux contraintes de son environnement. Ce mouvement de flux et de reflux n’est pas chaotique mais rythmé par des opérations complexes de codage. Le code capitaliste procède par double coupure : prélèvement sur le flux et détachement dans le code. C’est cette double opération qui permet de définir les pôles, les secteurs, les stades, les stocks qui constituent l’architecture visible du système capitaliste.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Prenons l’exemple de l’argent : il est à la fois un flux qui circule et un code qui permet d’évaluer, de comparer, de hiérarchiser. Lorsqu’une transaction a lieu, elle opère simultanément un prélèvement sur ce flux monétaire et un détachement dans le code qui l’encode. L’argent passe d’un compte à un autre, d’une main à une autre, et dans ce mouvement, il définit des pôles : celui qui donne, celui qui reçoit ; celui qui possède, celui qui désire. Le capitalisme n’est pas tant défini par la propriété privée que par ce mouvement perpétuel des flux monétaires et leur codage incessant.

Du fait de cette adaptabilité, il devient fort difficile d’y résister parce qu’on a du mal à le cerner, à l’encercler, à le délimiter. Comment saisir ce qui se transforme dès qu’on tente de le définir ? Comment s’opposer à ce qui intègre immédiatement l’opposition comme un élément de son propre développement ? Le capitalisme n’est pas un monstre que l’on pourrait combattre de front, mais un brouillard qui s’insinue partout, y compris dans les armes que l’on forge contre lui. La critique du capitalisme doit donc être non seulement attentive à celui-ci mais aussi aux formes de résistance qui pourraient bien, en toute innocence, devenir de nouveaux outils pour le capitalisme.

L’open source, la contribution, le réseau : autant de concepts qui semblaient ouvrir des voies alternatives et qui se révèlent parfaitement compatibles avec la logique capitaliste. N’est-ce pas le propre du capitalisme que de transformer toute innovation, même la plus subversive, en une opportunité de marché ? N’a-t-il pas cette capacité étonnante à se nourrir de ce qui prétend le détruire ? La critique doit être aussi capable de détecter en son sein, dans le cœur même de la critique, des affects de domination. Car la critique elle-même peut devenir un instrument de renforcement du système qu’elle prétend combattre.

Les vagues du capitalisme numérique déferlent sur nos rivages avec une puissance inouïe : elles charrient des objets technologiques, des modes de vie, des désirs fabriqués en série. Ces vagues successives semblent irresistibles : elles nous soulèvent, nous emportent, nous déposent sur des plages inconnues. Qui peut prétendre ne pas être touché par ce mouvement ? Qui peut affirmer se tenir à l’écart de cette force qui reconfigure sans cesse notre monde ? Pour mieux comprendre la complicité de la domination et de la critique, on peut prendre comme exemple l’engagement de Ray Kurzweil par Google : de nombreux articles critiques sont alors parus dénonçant les divagations posthumanistes de l’informaticien. Mais ces textes, en ne faisant que réagir, se synchronisaient à l’agenda déterminé par Google et ils alimentaient de surcroît le storytelling de l’entreprise qui venait d’acquérir le récit du futur.

Le murmure des discours critiques se fond dans le grondement du fleuve capitaliste : il ne fait qu’ajouter une note à la symphonie générale. Il ne faut pas croire naïvement que le discours critique permettrait de s’opposer, qu’une parole pourrait engager une communauté révolutionnaire rationnelle, il peut alimenter la domination, parce que les individus sont en même temps fascinés et révulsés par le capitalisme numérique qu’ils conjurent. Les articles mettant en valeur les logiques alternatives du hacking ou dénonçant l’emprise des entreprises et des États sur les données personnelles valident en fin de compte ces autorités. Les critiques ne sont-ils pas les agents privilégiés de la domination, parce qu’en voulant provoquer un changement matériel en partant de l’écriture, elle présuppose l’unité d’une communauté de pensée ?

Ce paradoxe nous ramène à la question fondamentale : qu’est-ce que résister dans un système qui transforme toute résistance en marchandise ? Comment s’opposer à ce qui n’a pas de visage, pas de centre, pas de territoire fixe ? Le capitalisme est comme une eau qui prend la forme du récipient qui la contient : il s’adapte à toute structure qui tenterait de le contenir. Il est à la fois fluide et rigide, chaotique et ordonné, libérateur et oppressif. Cette ambivalence constitue son essence même, sa puissance d’adaptation.

Comme l’a si précisément développé Jean-François Lyotard, cette absence de sortie du capitalisme a pour conséquence une révision de la connaissance elle-même et de l’autorité de la vérité. De Rudiments Paiens à Capitalisme Énergumène en passant par Économie Libidinale, Lyotard ne cesse d’identifier la vulgarité à dire le vrai à un dispositif de domination. Mais ceci n’a pas pour conséquence un nihilisme ou un laisser-faire. D’une part parce qu’il est possible de faire divaguer la domination, dans la mesure où on peut se fonder sur ses éléments mutagènes pour l’amener au-delà ou en-deçà de lui-même.

Les turbulences au sein du fleuve capitaliste peuvent créer des remous, des contre-courants, des zones de calme relatif : ces espaces ne sont pas extérieurs au fleuve, ils sont produits par son mouvement même. C’est peut-être dans ces turbulences qu’il faut chercher les possibilités de résistance : non pas en s’opposant frontalement au courant, mais en utilisant sa force pour créer des mouvements différents, des micro-variations, des intensités nouvelles. Il faut savoir lire dans la violence même du capital une certaine économie politique des affects : derrière les flux monétaires et marchands se cachent des flux de désirs, d’angoisses, de joies et de peurs.

D’autre part, la transformabilité du capitalisme, son absence de dehors dialectique, ne signifie pas qu’il s’agit d’une domination illimitée qui ne prendra jamais fin. Le fleuve peut changer de cours, se tarir, déborder, créer de nouveaux lits : son effondrement pourra bel et bien avoir lieu, toutefois sa mutabilité nous empêche d’en anticiper le moment et d’en dessiner les conditions. L’effondrement et le renforcement sont difficiles à distinguer. Un barrage qui cède peut aussi bien annoncer une catastrophe qu’une libération des eaux trop longtemps contenues. Il n’y a donc pas de programme révolutionnaire, si ce n’est à y intégrer une logique aléatoire.

Qu’est-ce donc que le capitalisme ? Comment le définir sans le figer dans une conceptualisation qui serait immédiatement dépassée par ses mutations ? Dire qu’il s’agit d’un dispositif de codage et décodage des flux, est-ce suffisant ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un processus historique lié à la subjectivation qui prend la forme de l’individualisme se projetant dans des objets produits en grande série ? Mais disant cela, n’a-t-on pas immédiatement l’intuition que le capitalisme pourrait fort bien s’accommoder d’un bien commun privilégié sur la liberté individuelle ?

Les miroirs du capital nous renvoient notre propre image déformée par les flux de désirs et de marchandises : nous nous reconnaissons et ne nous reconnaissons pas dans ces reflets mouvants. Les flux capitalistes sont en même temps comptés et indomptables, ordonnés et désordonnés. Ils opèrent avec un pôle, un code ou un système comptable, un stade de transformations, un secteur et un stock. Ne faut-il pas dès lors revoir tout le système de valeurs ? La seule critique possible n’est-elle pas celle développée par Klossowski dans La monnaie vivante ?

Le bruissement des flux nous enveloppe, nous traverse, nous constitue : nous sommes à la fois transportés par leur mouvement et acteurs de leur circulation. Cette ambivalence fondamentale définit notre rapport au capitalisme : ni maîtres ni esclaves, mais parties prenantes d’un processus qui nous dépasse et dont nous sommes pourtant les agents. Face à cette complexité vertigineuse, il n’y a peut-être pas d’autre attitude possible qu’une attention soutenue aux micro-variations, aux intensités singulières, aux devenirs minoritaires qui se dessinent dans les marges du système.

L’écume des jours capitalistes dépose sur les rivages du réel des objets, des désirs, des modes de vie qui façonnent notre quotidien. Cette écume n’est pas superficielle : elle est le signe visible de mouvements profonds, de courants souterrains qui reconfigurent sans cesse le paysage social et subjectif. C’est peut-être dans l’observation attentive de cette écume, dans l’analyse minutieuse de ses composantes, que se trouve la possibilité d’une pensée critique qui ne soit pas immédiatement récupérée par le système qu’elle prétend analyser.