Souverainetés de l’art

Le chemin a été long et sinueux pour assurer l’autonomie de l’œuvre d’art. De L’absolu romantique à l’anomie des avant-gardes, de l’immunité des musées, de l’art pour l’art d’une certaine modernité jusqu’à la critique institutionnelle et au-delà. La souveraineté de l’œuvre d’art semblait parallèle à celle des individus, à leur libération de l’aliénation. Il n’est pas question d’en retracer ici l’histoire, mais de souligner une certaine tonalité affective face à cette autonomie dans un contexte contemporain qui me semble être devenue une arme de reproduction sociale parce que la libération individuelle est devenue le moteur du capitalisme avancé.

De plus en plus d’œuvres sont scolaires, c’est-à-dire qu’elles questionnent le statut même de l’art, ses modalités, son histoire et ses règles, ses opérations (sur Internet ou ailleurs), elles construisent des micro-récits sur des micro-événements. Elles s’adressent ainsi directement aux professionnels qui ont un bagage en histoire de l’art et qui pensent donc dans les mêmes termes que ces œuvres. En partageant un même langage, elles sont productives de consensus : rien ne vient troubler l’art du dehors.

Ce n’est pas dire là que la problématisation de l’art lui-même est sans intérêt, c’est simplement souligner que celle-ci n’a d’intérêt que si elle est reliée à un autre plan, plus existentiel, sensuel et imaginaire, plus formel aussi, une incarnation sans chair. C’est aussi dire que l’époque a changé depuis la critique institutionnelle, que les mouvements ont un temps et que ce temps est celui de leur académisme. À leur naissance ils sont troublants, jusqu’à leur décadence où ils sont intégrés. L’esthétique sèche de Duchamp n’avait d’intérêt que parce qu’elle s’appliquait précisément aux machines célibataires et à leurs affects sans affect. C’était ce décalage même qui formait la tension et le pathos formel de cette œuvre, sa dramaturgie. En ne gardant que l’esthétique sèche et la mise à distance, il n’y a plus qu’une méthode académique que l’on peut décliner sans trop d’effort intellectuel sur à peu près n’importe quel sujet. On promène ainsi sa carcasse vide de projet en projet.

Le problème posé par cette forme autonomie d’autonomie c’est son manque de tension avec le dehors. Elle ne vient que confirmer un pouvoir académique déjà en place, elle perd donc toute possibilité critique et c’est précisément pour cette raison qu’elle ne parle qu’à des individus qui sont déjà à l’intérieur du dispositif artistique. Cette intériorisation produit un dehors qui serait l’ennemi de l’art sans voir pourtant qu’on s’était isolé d’avance et qu’on est ainsi à l’origine de l’exclusion.

Cette logique de l’ennemi on la retrouve aussi sous une autre forme dans le national-populisme contemporain qui dit ce qui est art et ce qui est non-art. Les ennemis se ressemblent, ils parlent, donnent des définitions et si celles-ci semblent opposées, elles soumettent toutes les deux à leur régime langagier l’extension interminable des œuvres qui pourront toujours déroger aux règles édictées.

C’est précisément dans l’entrelacs entre l’autonomie et l’hétéronomie, entre le formalisme et le sensualisme, qu’une forme peut historiquement advenir parce qu’elle rassemble ce qui est toujours inextricable. Cet entrelacs est le style.