De l’individualisme aux singularités
Sans doute la force du capitalisme, continuant à le faire avancer tel un zombie après tant de crises, est l’individualisme. En fondant l’économie politique sur l’égoïsme qui au premier abord ne semble servir que les intérêts d’un seul, et en montrant qu’en fait il a pour résultat le bien-être partagé, Adam Smith prend l’être humain tel qu’il est. Il converti ses mauvais penchants en bonnes conséquences. Le temps nous a montré que cette conception théorique astucieuse menait à l’inverse. Toutefois, la puissance libidinale de l’individualisme est incontestable. Les théories politiques voulant se fonder sur la mutualisation, la contribution, le désir de faire le bien commun, occultent cette tendance anthropologique et délivre une conception idéalisée de l’être humain et pour cela même inapplicable.
La question devient : comment garder l’individualisme et se débarrasser du capitalisme ? Ou encore, comment se débarrasser de l’individualisme et se fonder sur les singularités.
Que signifie précisément ce lien entre l’individualisme et le capitalisme, cette étrange complicité qui fait que l’un soutient l’autre, que l’un nourrit l’autre dans une danse macabre qui survit à toutes les crises ? N’est-ce pas d’abord cette capacité prodigieuse du capitalisme à capturer les flux de désir, à les canaliser dans des formes reconnaissables, à leur donner des objets identifiables ? L’individualisme serait alors moins une cause qu’un effet : le résultat d’une certaine organisation des flux libidinaux, d’une certaine mise en forme des intensités désirantes. Le capitalisme ne se contente pas d’exploiter l’égoïsme préexistant : il le produit, le reproduit, le module selon ses besoins propres. Il fabrique des individus à la mesure de ses exigences, des subjectivités adaptées à ses flux marchands.
La métaphore du zombie n’est pas anodine : qu’est-ce qu’un zombie sinon un corps sans intériorité véritable, un simulacre d’être guidé par une faim insatiable ? Le capitalisme avance comme un mort-vivant car il est précisément cette logique impersonnelle qui se nourrit de la vitalité qu’elle capture, qui transforme toute force vive en carburant pour sa perpétuation. Il survit à ses propres crises car il n’est pas véritablement vivant : il est cette structure abstraite qui s’impose aux vivants, qui colonise leurs désirs, qui détourne leurs puissances. Sa force réside précisément dans cette capacité à survivre à sa propre mort annoncée, à se régénérer de ses propres ruines, à transmuter chaque critique en nouvelle opportunité.
La main invisible d’Adam Smith, cette ruse de la raison économique qui transformerait miraculeusement les vices privés en vertus publiques : n’est-ce pas là le mythe fondateur d’une certaine théologie capitaliste ? Comme si une providence marchande veillait mystérieusement à ce que la somme des égoïsmes produise harmonieusement le bien commun. Cette théodicée économique s’est révélée n’être qu’un voile jeté sur une réalité bien plus brutale : non pas l’harmonie spontanée des intérêts, mais leur subordination systématique à la logique abstraite de l’accumulation. La main invisible s’est avérée être une main bien réelle, celle du capital lui-même, orchestrant la symphonie dissonante des intérêts particuliers selon sa partition propre.
Cette puissance libidinale de l’individualisme que le texte évoque, comment la penser ? Elle réside peut-être moins dans un supposé égoïsme naturel que dans une certaine configuration historique du désir. L’individu n’est pas cette entité autocentrée qui préexisterait à ses relations : il est le produit d’un certain agencement social, d’une certaine manière de distribuer et d’organiser les flux de désir. Ce que le capitalisme a su faire avec une efficacité redoutable, c’est précisément capter ces flux, les canaliser vers la consommation, les enfermer dans le circuit fermé de la marchandise. L’individualisme n’est pas tant une tendance anthropologique qu’une forme historique de subjectivation, un mode particulier d’existence produit par une certaine configuration du champ social.
Ainsi, la question de garder l’individualisme tout en se débarrassant du capitalisme apparaît comme une chimère : ce serait vouloir conserver l’effet tout en supprimant la cause, maintenir le symptôme tout en éradiquant la maladie. Car l’individualisme, tel que nous le connaissons, est moins une donnée naturelle qu’une production sociale, moins une constante anthropologique qu’une variable historique. Il est cet assemblage spécifique de désirs, de croyances, de pratiques, façonné par des siècles de développement capitaliste, calibré pour s’intégrer parfaitement dans les rouages de la machine marchande.
Mais la seconde interrogation ouvre une voie plus féconde : comment se débarrasser de l’individualisme et se fonder sur les singularités ? Qu’est-ce qu’une singularité, et en quoi diffère-t-elle de l’individu ? La singularité n’est pas cette unité close sur elle-même, cette identité stable et séparée que serait l’individu. Elle est plutôt ce point d’intensité, ce nœud de relations, cette configuration unique de forces et de potentialités. La singularité est toujours déjà en rapport, toujours déjà traversée par des flux qui la dépassent, toujours déjà impliquée dans des devenirs qui l’entraînent au-delà d’elle-même.
Penser en termes de singularités plutôt que d’individus, c’est abandonner le fantasme d’une intériorité souveraine pour reconnaître notre immersion constitutive dans un réseau de relations, notre participation à des flux qui nous traversent et nous constituent. C’est renoncer à l’illusion d’une autonomie absolue pour embrasser notre interdépendance fondamentale, notre vulnérabilité partagée, notre co-implication dans un destin commun. Les singularités ne s’additionnent pas comme des unités discrètes : elles se composent, se combinent, se modulent mutuellement dans des agencements complexes et évolutifs.
Cette perspective invite à repenser radicalement nos modes d’organisation sociale et politique. Non plus partir de l’individu comme atome social pour construire ensuite des assemblages plus vastes, mais reconnaître d’emblée notre immersion dans un tissu relationnel, dans une écologie de forces et de flux qui nous précèdent et nous excèdent. Non plus penser la société comme un contrat entre entités séparées, mais comme un champ d’immanence où se composent des rapports, où s’entrecroisent des devenirs, où s’articulent des différences.
Mais une telle reconfiguration ne saurait être simplement conceptuelle : elle implique une transformation profonde de nos modes d’existence, de nos manières de désirer, de nos façons d’habiter le monde. Comment défaire concrètement les agencements subjectifs produits par des siècles de développement capitaliste ? Comment libérer le désir des formes individuées où il se trouve enfermé ? Comment inventer de nouvelles manières d’être ensemble qui ne reposent ni sur la fusion communautaire ni sur l’atomisation individualiste ?
Ces questions n’appellent pas de réponses théoriques abstraites mais des expérimentations pratiques, des tentatives concrètes pour agencer autrement les flux de désir, pour composer autrement les rapports entre singularités. Ces expérimentations existent déjà, de façon fragmentaire et précaire, dans les interstices du système dominant : communautés alternatives, réseaux de solidarité horizontale, zones d’autonomie temporaire, pratiques de mise en commun des ressources et des savoirs. Non pas comme des modèles à généraliser, mais comme des laboratoires où s’inventent d’autres possibles, où se testent d’autres configurations du désir, où s’éprouvent d’autres manières d’être ensemble.
Ce qui se joue dans ces expérimentations, ce n’est pas l’application d’un modèle idéal, d’une conception édifiante de l’être humain qui nierait ses tendances égoïstes. C’est plutôt la création de conditions où d’autres forces peuvent s’exprimer, où d’autres agencements peuvent se former, où d’autres devenirs peuvent s’esquisser. Il ne s’agit pas de nier la puissance du désir, mais de lui permettre de s’agencer autrement que dans les formes individualistes produites par le capitalisme. Il s’agit de créer des dispositifs qui favorisent la composition des singularités plutôt que la compétition des individus, qui amplifient les puissances communes plutôt que les intérêts particuliers.
La question n’est donc pas tant de savoir si l’humain est naturellement égoïste ou naturellement altruiste : c’est une fausse alternative qui présuppose une nature humaine immuable, là où il n’y a que des agencements historiques de désir, que des configurations variables de puissance. La question est plutôt de savoir quels agencements collectifs nous voulons créer, quelles compositions de forces nous voulons favoriser, quels devenirs communs nous voulons rendre possibles.
Se débarrasser de l’individualisme ne signifie pas abolir les différences, sacrifier les singularités sur l’autel d’une totalité englobante. C’est au contraire créer les conditions où ces singularités peuvent pleinement se déployer, se composer, s’enrichir mutuellement. C’est inventer des formes de vie commune qui ne reposent pas sur l’homogénéisation mais sur l’articulation des hétérogénéités, non sur l’identité mais sur la différence, non sur la fusion mais sur la relation.
Car le véritable problème de l’individualisme n’est pas qu’il affirme trop la singularité, mais qu’il l’affirme trop peu : en réduisant la richesse infinie des existences singulières à la figure appauvrie de l’individu propriétaire, consommateur, compétiteur, il étouffe la prolifération des différences, il standardise les modes d’existence, il homogénéise les façons de désirer. L’individu du capitalisme n’est pas trop unique, il l’est trop peu : formaté par les mêmes injonctions, habité par les mêmes fantasmes, aspirant aux mêmes objets, il est la copie conforme d’un modèle reproduit à des millions d’exemplaires.
Se fonder sur les singularités, c’est donc libérer la différence du carcan de l’identité, c’est permettre aux existences singulières de se déployer selon leurs lignes propres, c’est favoriser la multiplication des manières d’être, des façons de désirer, des formes de vie. Non pas pour juxtaposer des îlots isolés, mais pour tisser entre eux des relations fécondes, des rapports d’enrichissement mutuel, des compositions créatrices.
Cette perspective ne relève pas d’un idéalisme naïf qui ignorerait les forces concrètes qui façonnent le réel. Elle exige au contraire une lucidité aiguë quant aux mécanismes de capture et de formatage du désir mis en œuvre par le capitalisme. Elle demande une attention soutenue aux dispositifs matériels, aux agencements techniques, aux infrastructures qui conditionnent nos modes d’existence. Elle implique une stratégie complexe qui tient compte des rapports de force, des résistances, des inerties qui structurent le champ social.
La question devient alors : quels dispositifs concrets, quels agencements matériels, quelles infrastructures techniques pourraient favoriser la composition des singularités plutôt que la compétition des individus ? Comment concevoir des formes d’organisation sociale qui ne reposent ni sur le fantasme de l’harmonie spontanée des égoïsmes (le mythe libéral), ni sur celui d’une communauté fusionnelle où s’aboliraient toutes les différences (le fantasme totalitaire) ?
Ces questions nous invitent à explorer de nouvelles voies, à expérimenter d’autres possibles, à inventer des formes de vie commune qui échappent tant à l’atomisation individualiste qu’à l’homogénéisation communautaire. Elles nous incitent à penser non plus en termes d’identités fixes et séparées, mais en termes de relations, de flux, de devenirs partagés. Non plus en termes de propriété exclusive, mais en termes d’usage commun. Non plus en termes de concurrence généralisée, mais en termes de coopération différenciée.
Cette perspective ne promet pas un au-delà radieux où tous les problèmes seraient magiquement résolus. Elle n’annonce pas l’avènement d’un monde parfait où régnerait une harmonie idyllique. Elle propose plutôt un processus ouvert d’expérimentation collective, un devenir commun fait d’essais, d’erreurs, d’ajustements constants. Elle invite à une politique de l’immanence qui ne projette pas un idéal transcendant, mais qui s’attache à transformer le réel à partir de ses potentialités propres, à ouvrir des possibles à même le tissu du présent.
Se débarrasser de l’individualisme et se fonder sur les singularités : programme qui ne désigne pas tant un objectif final qu’un processus continu, une tâche toujours à reprendre, un horizon qui recule à mesure qu’on avance. Car il ne s’agit pas de remplacer un modèle par un autre, une forme fixe par une autre, mais d’ouvrir un champ d’expérimentation où puissent s’inventer, se tester, se moduler d’autres manières d’être ensemble, d’autres façons de composer nos existences singulières dans un devenir commun.
Cette tâche est d’autant plus urgente que le capitalisme contemporain, dans sa phase néolibérale, pousse à son paroxysme la logique individualiste, atomisant toujours davantage le tissu social, intensifiant la concurrence à tous les niveaux, réduisant toute relation à un calcul d’intérêts. Face à cette machine de guerre qui ne cesse de capturer les flux de désir pour les enfermer dans le circuit fermé de la marchandise, il devient vital d’expérimenter d’autres agencements, d’inventer d’autres dispositifs, de créer d’autres mondes possibles où les singularités puissent se déployer et se composer autrement.
Car c’est peut-être là que réside finalement la différence la plus profonde entre l’individu et la singularité : l’individu se définit par ce qu’il possède, par ce qui lui appartient en propre, par ce qui le sépare des autres ; la singularité se définit par ce qu’elle peut, par les relations qu’elle tisse, par les devenirs qu’elle engage. L’individu est une forme close sur elle-même, définie par ses frontières, ses propriétés, son identité stable ; la singularité est un processus ouvert, défini par ses puissances, ses connexions, ses transformations continuelles.
Passer de l’individualisme aux singularités, ce n’est donc pas seulement changer de concept : c’est changer de mode d’existence, c’est transformer notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes. C’est substituer à l’ontologie statique de l’identité une ontologie dynamique du devenir, à la logique de la propriété exclusive une éthique du commun, à la politique de la représentation une politique de l’expérimentation.
Cette transformation ne se décrète pas, elle se pratique : elle s’éprouve dans des expérimentations concrètes, dans des tentatives locales, dans des agencements provisoires qui tentent d’incarner, ici et maintenant, d’autres manières d’être ensemble. Non pas comme des modèles à généraliser, mais comme des zones d’intensité où s’inventent d’autres possibles, où se testent d’autres configurations du désir, où s’élaborent d’autres formes de vie commune.
Se débarrasser de l’individualisme et se fonder sur les singularités : ce n’est pas une utopie lointaine, c’est une tâche quotidienne, un travail patient sur nos modes d’existence, une attention soutenue aux flux de désir qui nous traversent et aux agencements qu’ils forment. C’est une politique de l’immanence qui ne projette pas un idéal transcendant, mais qui s’attache à transformer le réel à partir de ses potentialités propres, à ouvrir des possibles à même le tissu du présent.