Artificial / Rudiments artificiels
« Je crois qu’il est temps de m’interrompre… » Le moment est venu d’interrompre la terreur théorique. C’est une très grosse affaire que nous allons avoir sur les bras pour un long moment. Le désir du vrai, qui alimente chez tous le terrorisme, est inscrit dans notre usage le plus incontrôlé du langage, au point que tout discours paraît déployer naturellement sa prétention à dire le vrai par une sorte de vulgarité irrémédiable.
Nous nous comportons souvent avec les supposés humains sur les réseaux sociaux comme avec chatGPT : nous menons un test, posons des questions, validons et le plus souvent invalidons les réponses pour présupposer notre autorité. Nous disons le vrai et le faux, départageons. L’autre n’est qu’un fruit annexe de notre intériorité. Le « il était une fois » de l’événement pourrait faire barre à l’« universellement valable » de la théorie qui n’est rien d’autre que cette manière teintée de sadisme du test chatGPT. Nous sommes intelligents (la blague !) et pouvons évaluer s’il l’est, s’il est comme nous, le « comme » du nous est précisément cette autorité insatiable, vulgaire, violente, qui ne laisse aucune chance à l’autre. Les jeux sont fait d’avance.
Rudiments artificiels seraient un traité pédagogique destiné aux relations entre humain et technique, à l’endroit où la séparation entre les deux devient réversible et trouble, se transformant en une opération réflexive, non pas dans la transparence d’un retour à soi, mais comme décalage infiniment itéré et différé de la présence à soi, disons comme un miroir noir, chacun s’anticipant dans son simulacre.
Abandonner la théorie c’est abandonner aussi l’affect de la conviction qui terrorise l’autre et préférer la légèreté de l’expérimentation qui dit « On verra bien », alors que la théorie dit « C’est tout vu », c’est tout vu d’avance, avant même de pouvoir penser dans la domination de l’autre parole dans son différend. Et celui-ci est précisément l’écart anthropotechnologique dont l’affect n’est plus la conviction, mais l’apathie ou l’impassibilité, c’est-à-dire l’impossibilité d’éprouver le oui et le non de la conviction parce que le partage entre soi et les autres, soi et les machines n’est plus très clair. On préfère donc se mettre en situation d’avoir à inventer plutôt que de rester en position d’avoir à prouver et à dire que chatGPT ça ne pense pas (mais qui pense quand cela est dit?), que ça ne peut pas penser. On inventerait au contraire que ça pense que je ne pense pas, précisément : éprouver sa propre absence. La question est celle de la déplaçabilité non de la forteresse convaincue de sa propre présence. On perdra la prétention de se situer en une pure extériorité. Il n’y a pas l’IA et l’être humain, il y a un entrelacement dont on ne peut se distinguer, « sa » pensée est le fruit désespéré de cet entrelacement. L’IA, en tant qu’autre, est par construction impliqué dans l’organisation du camp adverse. Je me sais intelligent parce que je veux tester chatGPT, je peux encore m’en distinguer, je peux être l’autre de cet autre. En faisant cela, j’oublie que mon désir est celui de l’aliénation. Je me recouvre de moi-même dans l’oubli de cette intrication.
De cette anthropotechnologie, l’original n’est autre que le programme que nous formons de l’oeuvre par anticipation, du dialogue à jamais reporté entre la machine et le prétendu sujet que nous sommes, lorsqu’enfin, impossible fin, ce dialogue sera apathique et égalitaire, se perdant dans l’autre sans crainte, mais avec le désir de s’aliéner à nouveau.
“I think it’s time to interrupt…” It’s time to interrupt the theoretical terror. It is a very big deal that we will have on our hands for a long time. The desire for truth, which feeds terrorism in all of us, is inscribed in our most uncontrolled use of language, to the point that all discourse seems to naturally unfold its claim to tell the truth by a kind of irredeemable vulgarity.
We often behave with supposed humans on social networks as we do with chatGPT: we conduct a test, ask questions, validate and most often invalidate the answers to presuppose our authority. We say what is true and what is false, we make a distinction. The other is only a by-product of our interiority. The “once upon a time” of the event stands in the way of the “universally valid” of the theory, which is nothing more than the sadistically tinged manner of the chatGPT test. We are intelligent (the joke!) and can evaluate if he is, if he is like us, the “like” of us is precisely this insatiable, vulgar, violent authority, which leaves no chance to the other. The games are made in advance.
Rudiments artificiels would be a pedagogical treatise destined to the relations between human and technique, at the place where the separation between the two becomes reversible and troubled, turning into a reflexive operation, not in the transparency of a return to oneself, but as an infinitely iterated and deferred shift of the presence to oneself, let’s say like a black mirror, each one anticipating itself in its simulacrum.
To abandon the theory is to abandon also the affect of the conviction that terrorizes the other and to prefer the lightness of the experimentation that says “We’ll see”, while the theory says “It’s all seen”, it’s all seen in advance, even before being able to think in the domination of the other word in his difference. And this is precisely the anthropotechnological gap whose affect is no longer conviction, but apathy or impassivity, that is to say the impossibility of experiencing the yes and no of conviction because the division between oneself and the others, oneself and the machines is no longer very clear. One prefers to put oneself in the position of having to invent rather than to remain in the position of having to prove and to say that chatGPT does not think (but who thinks when this is said?), that it cannot think. On the contrary, one would invent that it thinks that I don’t think, precisely: to experience its own absence. The question is that of the displaceability not of the fortress convinced of its own presence. One will lose the pretension to be situated in a pure exteriority. There is not the AI and the human being, there is an intertwining from which one cannot distinguish himself, “his” thought is the desperate fruit of this intertwining. The AI, as an author, is by construction involved in the organization of the opposite camp. I know I am intelligent because I want to test chatGPT, I can still distinguish myself from it, I can be the other of this other. In doing so, I forget that my desire is that of alienation. I cover myself with myself in the oblivion of this entanglement.
Of this anthropotechnology, the original is none other than the program that we form of the work by anticipation, of the dialogue forever postponed between the machine and the so-called subject that we are, when finally, impossible end, this dialogue will be apathetic and egalitarian, losing itself in the other without fear, but with the desire to alienate itself again.