Pour une ontologie plate : sur le dépassement des valeurs

La détermination d’une ontologie hiérarchique, c’est-à-dire le fait d’accorder à certains éléments de la réalité une valeur supérieure à d’autres (Dieu, l’être humain, la nature, etc.), est fondée sur un système de valeur qui s’il peut varier dans son contenu reste structuré par des effets de langage et d’autorités. Le problème n’est pas le langage des valeurs comme tel mais plutôt le fait qu’il se masque comme valeur, alors même qu’une valeur est l’expression d’un corps qui dit sa singularité, le fait qu’il perçoit et qu’il agit indifféremment d’autres corps.

En critiquant le fait que le langage des valeurs avance masqué, on doit parvenir à construire une ontologie plate ou neutre dans lequel non seulement il n’y a pas de hiérarchie mais de surcroît dans lequel la phrase « tout se vaut » n’a aucun sens. Car pour dire cette phrase encore faudrait-il avoir une valeur, que cette notion ait encore un sens. Tout se vaut signifie encore qu’il y a non seulement une totalité mais une détermination de la valeur et donc une échelle des valeurs. La platitude ontologique doit défaire jusqu’aux automatismes du langage qui fait que nous organisons le monde qui nous entoure selon un certain ordre et selon une certaine découpe.

Une fois que nous sommes arrivés à une vision claire de l’ontologie plate il devient donc possible, et seulement à partir de ce moment-là, non pas de hiérarchiser mais de donner un sens aux différents modes de production humaine. Car si le monde est plat alors le simple fait d’ajouter quelque chose à ce monde, un quelque chose qui ne vaut pas plus que tout autre chose, a un intérêt. Ceci peut avoir lieu dans le domaine scientifique, artistique, théorique, ou tout autre domaine. Cette production supplémentaire n’a pas un privilège supérieur sur les autres éléments de l’ontologie. Le fait qu’elle soit artificiellement produite, volontairement produite, accidentellement produite, n’a absolument aucune importance. Sa qualité n’a aucun impact. La seule chose qui importe est sa quantité, c’est quelque chose en plus, une unité irremplaçable.

Je me souviens d’une promenade dans un jardin public, un soir d’été où la lumière déclinante révélait les choses dans une égalité étrange. Un banc, une fleur, un enfant qui joue, une feuille morte, un mégot de cigarette, un oiseau, tous baignés dans la même luminosité ambrée qui semblait suspendre momentanément toute hiérarchie perceptive habituelle. Cette expérience fugace m’a donné à penser : et si la réalité n’était pas structurée selon des valeurs, des importances, des significations préalables, mais simplement composée d’existants singuliers, indifférents à toute échelle comparative ? Et si notre tendance à organiser le monde en niveaux d’importance n’était qu’une habitude de pensée, un effet du langage plutôt qu’une nécessité ontologique ?

Car il faut bien le reconnaître : le langage lui-même est porteur d’une hiérarchisation implicite. Nommer, c’est déjà séparer, distinguer, privilégier certaines découpes du réel plutôt que d’autres. Comment alors penser une ontologie véritablement plate quand le langage qui devrait l’exprimer est déjà structuré par des valeurs implicites ? Comment dire la non-hiérarchie avec des mots qui hiérarchisent ? Comment exprimer la platitude ontologique sans retomber dans les pièges d’un discours qui, par sa grammaire même, réintroduit constamment des différenciations valorisantes ?

Cette difficulté n’est pas anodine : elle nous confronte au paradoxe d’une pensée qui voudrait se défaire des valeurs tout en étant contrainte d’utiliser un médium — le langage — intrinsèquement valorisant. Mais peut-être ce paradoxe est-il précisément le lieu d’où peut émerger une nouvelle manière de penser : non plus une pensée qui prétendrait s’extraire totalement des valeurs, mais une pensée consciente de sa propre valorisation et capable, par cette conscience même, de la neutraliser partiellement.

Ainsi la production artistique, si on parle de celle-ci, peut être pensée sous un nouvel angle. Produire de l’art ce n’est pas faire œuvre de synthèse, d’unification, c’est-à-dire de valeur. C’est simplement produire quelque chose qui sinon n’aurait pas lieu. Comme le pensait Deleuze quand une œuvre d’art n’a pas lieu, elle ne manque pas parce qu’elle ne répond pas à un besoin préalable, à une demande, à un réseau instrumental d’utilisation. Il y a dans la production artistique quelque chose qui relève seulement de la quantité, un élément de plus, rien de plus.

Cette perspective renverse entièrement notre conception habituelle de l’art, qui tend à valoriser certaines productions plutôt que d’autres selon des critères esthétiques, historiques, techniques ou conceptuels. Dans une ontologie plate, l’œuvre ne vaut ni plus ni moins que n’importe quel autre existant : elle est simplement un élément supplémentaire dans le monde, une singularité irréductible qui s’ajoute à toutes les autres. Sa valeur — si tant est que ce mot conserve encore un sens — ne réside pas dans une quelconque qualité intrinsèque, mais uniquement dans le fait brut de son existence : quelque chose qui, sans elle, n’aurait pas existé.

Mais cette platitude ontologique est-elle réellement pensable jusqu’au bout ? Ne sommes-nous pas constamment rattrapés par nos habitudes valorisantes, par cette tendance quasi irrépressible à distinguer, à préférer, à hiérarchiser ? Notre corps lui-même n’est-il pas structuré par des préférences, des affects, des attractions et des répulsions qui contredisent l’idéal d’une parfaite neutralité axiologique ? Comment concilier cette tendance apparemment inévitable à la valorisation avec l’exigence d’une ontologie réellement plate ?

Je me souviens d’une conversation avec un ami musicien qui me parlait de son rapport paradoxal à la création : “Je ne peux m’empêcher de juger ce que je produis, de distinguer les passages réussis de ceux qui le sont moins, d’être sensible à certaines harmonies plutôt qu’à d’autres. Et pourtant, je sais aussi que ce jugement est relatif, contingent, lié à mon histoire personnelle, à ma culture, à mes habitudes perceptives. Je suis pris dans cette contradiction : je valorise inévitablement, tout en sachant que cette valorisation n’a aucun fondement absolu.”

Cette contradiction n’est-elle pas précisément le lieu où se joue la possibilité d’une ontologie plate ? Non pas dans le fantasme d’une neutralité absolue, impossible à atteindre, mais dans la conscience aiguë de l’inévitabilité des valorisations et, simultanément, de leur caractère non fondé. L’ontologie plate ne consisterait pas à abolir toute valeur — projet probablement voué à l’échec — mais à reconnaître le caractère local, corporel, singulier de chaque valorisation : non plus “ceci est objectivement plus important que cela”, mais “mon corps, dans sa singularité, est affecté différemment par ceci et par cela”.

Cette reconnaissance n’est pas un relativisme qui affirmerait que “tout se vaut” — formule qui, comme nous l’avons vu, présuppose encore une échelle des valeurs — mais un pluralisme ontologique radical : chaque existant, y compris chaque corps valorisant, est une singularité irréductible, incomparable. Il n’y a pas d’échelle commune qui permettrait de mesurer les différentes valorisations les unes par rapport aux autres, pas de méta-valeur qui servirait d’étalon universel.

Dans cette perspective, l’acte de création artistique prend une signification nouvelle : il n’est plus l’expression d’une valeur supérieure, d’un idéal transcendant ou d’une vérité cachée, mais l’affirmation d’une singularité qui s’ajoute au monde sans prétendre le subsumer sous une unité synthétique. L’œuvre d’art ne représente plus, ne symbolise plus, ne signifie plus : elle existe, simplement, comme un fragment de réalité supplémentaire qui enrichit quantitativement le monde sans prétendre le qualifier.

Cette conception de l’art comme “quelque chose en plus, rien de plus” peut sembler appauvrissante au premier abord, dépouillant l’activité créatrice de toute sa charge symbolique, expressive, significative. Mais n’est-ce pas plutôt une libération ? En affranchissant l’art de la nécessité de se justifier, de se légitimer par rapport à des valeurs extérieures — qu’elles soient esthétiques, morales, politiques ou autres — ne lui redonne-t-on pas sa liberté fondamentale, celle de n’avoir à répondre qu’à sa propre nécessité interne ?

L’œuvre n’a plus à être belle, ni profonde, ni engagée, ni innovante : elle a simplement à être, à s’ajouter au monde comme une singularité irréductible. Cette conception ne nie pas la possibilité d’une évaluation esthétique, mais elle en change radicalement le statut : l’évaluation n’est plus la reconnaissance d’une valeur objective inhérente à l’œuvre, mais l’expression d’une rencontre singulière entre un corps percevant et un objet perçu, rencontre qui ne peut être généralisée ni érigée en norme.

Savoir se suffire absolument de cette vision, sans rechercher un système de valeur globale, autoritaire, qui permettrait de donner un sens à l’ensemble des activités, c’est non seulement défaire quelque chose qui structure habituellement le langage, mais c’est aussi se donner la possibilité d’une joie, d’une légèreté, d’une insouciance : l’œuvre d’art qui présuppose la rupture possible du cours habituel de la nature. Quelque chose en plus, rien de plus.

Cette joie n’est pas l’euphorie naïve d’une valorisation positive, mais plutôt la sérénité qui naît de l’abandon des prétentions à la hiérarchisation universelle. Elle est cette légèreté qui vient quand on cesse de porter le poids des valeurs absolues, quand on accepte la contingence radicale de toute évaluation. Elle est cette insouciance qui n’est pas indifférence, mais attention libérée aux singularités qui peuplent le monde, sans besoin de les ordonner sur une échelle commune.

L’ontologie plate nous invite ainsi à une transformation profonde de notre rapport au monde : non plus le surplomb du sujet qui évalue, hiérarchise, organise selon ses catégories préconçues, mais l’immersion dans un plan d’immanence où chaque existant — y compris le sujet lui-même — est une singularité parmi d’autres, ni plus ni moins importante que les autres. Cette transformation n’est pas facile : elle exige que nous renoncions aux confortables certitudes que nous procurent nos habitudes valorisantes, que nous acceptions la vertigineuse liberté d’un monde sans hiérarchies préétablies.

Mais ce vertige n’est-il pas précisément ce qui caractérise l’expérience esthétique la plus intense ? Ce moment où les catégories habituelles se suspendent, où la perception s’ouvre à l’étrangeté radicale du monde, où les choses apparaissent dans leur singularité irréductible, libérées du réseau de significations et de valeurs qui les recouvre ordinairement ? L’art, dans cette perspective, ne serait plus l’expression de valeurs supérieures, mais au contraire le lieu privilégié d’une mise en suspens de toute valorisation, d’une ouverture à la platitude ontologique du réel.

Ainsi, paradoxalement, c’est peut-être dans l’expérience esthétique la plus intense que se révèle la possibilité d’une ontologie véritablement plate : non pas dans l’affirmation abstraite que “tout se vaut” — formule qui, encore une fois, présuppose la valeur comme catégorie pertinente — mais dans cette expérience concrète, corporelle, d’une perception libérée des hiérarchies habituelles, ouverte à la singularité irréductible de chaque existant. Une perception qui ne cherche plus à ramener le divers à l’unité, à subsumer le particulier sous le général, mais qui s’attache à la prolifération joyeuse des différences, à la multiplication infinie des singularités.

L’ontologie plate serait alors moins une théorie qu’une pratique, moins un discours qu’une manière d’être au monde : attentive aux singularités, sensible aux différences, ouverte à l’inépuisable richesse du réel. Une pratique qui ne nie pas la possibilité des valorisations, mais qui les reconnaît pour ce qu’elles sont : non pas des vérités objectives, mais des expressions singulières de corps affectés, des rencontres contingentes entre des existants irréductibles. Une pratique, enfin, qui fait de cette contingence même non pas un manque à déplorer, mais une liberté à célébrer : la liberté de créer, d’ajouter au monde “quelque chose en plus, rien de plus” — et que ce soit précisément assez.