Remember net art?
Si aujourd’hui le net art semble un genre bien défini qui a donné lieu à une seconde génération réinventant son image et le déplaçant hors de l’écran, il ne doit pas être considéré comme une période historique déterminée mais comme un récit mythologique qui a inventé un passé qui n’existait pas. Ce caractère mythique n’implique par l’illégitimité de ce concept, il suppose simplement de savoir suivre le temps à rebours d’une telle construction et d’en tirer l’explication du caractère nostalgique et vintage de certaines pratiques actuelles.
La création d’un mythe fondateur répond toujours à un besoin présent, à une nécessité contemporaine qui invente son origine pour mieux se légitimer : ce qui semble n’être qu’une simple description du passé est en réalité une projection en arrière de préoccupations actuelles, un récit téléologique qui prétend retrouver ce qu’il construit de toutes pièces. Cette temporalité paradoxale est au cœur même du phénomène net art : sa naissance officielle coïncide étrangement avec l’annonce de sa mort, comme si l’histoire ne pouvait commencer qu’une fois terminée, comme si le début ne pouvait être identifié qu’à partir de la fin. Le temps mythologique n’est-il pas précisément celui qui échappe à la linéarité chronologique, celui qui permet aux origines et aux fins de se confondre dans un même geste créateur? Le net art apparaît ainsi comme un Janus bifrons, regardant simultanément vers un passé qu’il invente et un futur qu’il anticipe, créant dans ce double mouvement l’illusion d’une continuité historique.
L’esthétique rétro qui caractérise nombre de productions contemporaines se référant au net art ne relève donc pas d’une simple nostalgie pour une époque révolue, mais d’un étrange phénomène de nostalgie pour ce qui n’a jamais existé : nous regrettons un passé que nous avons nous-mêmes créé, nous éprouvons la mélancolie d’une perte qui n’a jamais eu lieu. Cette circularité temporelle n’est-elle pas le propre de toute mythologie? Ce que nous percevons comme l’âge d’or du net art n’est-il pas une construction rétrospective élaborée précisément au moment où l’on déclare sa fin? Et cette construction ne sert-elle pas avant tout à établir des lignées, des filiations, des héritages qui permettent de distribuer la légitimité artistique selon une logique qui n’est pas sans rappeler celle des avant-gardes historiques?
Ce fut l’enjeu des net.art classics que de clôre une histoire pour l’inventer : en annonçant la mort du net art, on clôturait une histoire et on en maîtrisait alors le récit. La fin de l’histoire laisse l’histoire derrière nous comme un ensemble aux contours définis. L’intelligence de ce hold-up fut relayée par la plupart des historiens de l’art qui furent sans doute heureux de retrouver un récit greenbergien de l’autonomie du médium et pour ainsi dire un récit appartenant à la modernité avec son avant-garde, sa résistance et son auto-sabordage. Les net.art classics reprenaient tous les clichés d’une histoire de l’art naïve de la modernité et de la contemporanéité.
Cette stratégie de clôture narrative répond à un besoin profond des institutions artistiques : celui de figer le flux incessant des pratiques dans des catégories stables, identifiables, commercialisables. En déclarant la mort du net art, on transforme un processus vivant, multiple, contradictoire, en un objet historique clairement délimité, susceptible d’être étudié, exposé, collectionné. La fin annoncée opère une double transmutation : d’une part, elle élève au rang d’œuvres canoniques des productions qui, sans cette consécration rétrospective, seraient peut-être restées dans les limbes de l’expérimentation ; d’autre part, elle transforme en précurseurs, en pionniers, en fondateurs, des individus qui n’avaient peut-être pas conscience de participer à l’émergence d’un mouvement identifiable.
Cette opération de muséification anticipée n’est pas sans rappeler les mécanismes décrits par Pierre Bourdieu dans les luttes pour la légitimité culturelle : il s’agit toujours, pour les dominants d’un champ, d’imposer leur définition de ce qui fait la valeur, de ce qui mérite d’être conservé, étudié, transmis. La particularité du net art réside dans l’accélération vertigineuse de ce processus : à peine né, il était déjà historicisé ; à peine apparu, il était déjà muséifié. Cette compression temporelle n’est-elle pas symptomatique de notre rapport contemporain à l’histoire, marqué par une obsolescence programmée des formes et des pratiques, par une accélération qui rend immédiatement historique ce qui vient d’émerger?
La simplicité conceptuelle de cette construction historique est troublée par les multiplicités, car le net art ne fut pas le fait d’un petit groupe de l’est de l’Europe. Dès 1994, de nombreux artistes firent des dispositifs Internet. La plupart n’en firent pas une spécialité, mais pour certains l’activité devint moins artistique qu’elle ne consista à construire de façon stratégique un récit mythologique en devenant historien et acteur principal de l’histoire racontée. Il s’agissait de s’accorder une valeur dans l’histoire de l’art en prouvant qu’on était le premier (le pionnier), en calquant ainsi le rythme de l’art sur celui d’une chronologie de l’innovation. Quel meilleur outil que la fin de l’histoire pour devenir soi-même une origine?
La multiplicité initiale des pratiques liées à Internet dans le champ artistique a été réduite, par ce récit mythologique, à une lignée unique, à un courant homogène dont on pourrait tracer la généalogie avec précision. Cette réduction de la diversité à l’unité est le propre de toute entreprise historiographique traditionnelle : il s’agit toujours de mettre de l’ordre dans le chaos des événements, de discerner des tendances là où il n’y avait peut-être que des coïncidences, de voir des influences là où il n’y avait peut-être que des rencontres fortuites. Mais dans le cas du net art, cette opération de simplification prend une dimension particulièrement ironique : alors même que le réseau Internet se caractérise par sa structure rhizomatique, non hiérarchique, par sa capacité à favoriser des connexions multiples et imprévisibles, le récit historique qui prétend en rendre compte adopte la forme la plus traditionnelle, la plus linéaire, la plus hiérarchisée qui soit.
La figure du pionnier, si souvent invoquée dans ces récits, mérite qu’on s’y arrête : qu’est-ce qu’un pionnier, sinon celui qui arrive le premier dans un territoire supposé vierge, qui y plante son drapeau, qui le revendique comme sien? La métaphore de la conquête territoriale n’est pas anodine : elle révèle la dimension coloniale de cette entreprise historiographique, qui consiste à s’approprier symboliquement un espace de pratiques en lui imposant un nom, des frontières, une histoire. Mais que signifie être le “premier” dans un domaine aussi fluide, aussi insaisissable que celui des pratiques artistiques liées à Internet? La question de l’antériorité, de la primauté, n’a de sens que dans un cadre conceptuel qui présuppose une progression linéaire, une évolution téléologique, un récit du progrès qui va du simple au complexe, du primitif au sophistiqué. Or, précisément, Internet semblait offrir la possibilité d’échapper à ces schémas narratifs hérités du XIXe siècle, de penser autrement les relations entre les pratiques, les œuvres, les créateurs.
S’il faut reconnaître la ruse d’une telle stratégie, on ne peut qu’être attristé par son manque d’humour et par le désir d’appropriation de territoires qu’elle signe. Elle a aussi pour intéressante conséquence la production d’un style formel homogène (low tech, glitch, code, etc.) qu’il est facile de copier et de recycler. L’absence de résistance de ce style, son incapacité à rester singulier est un symptôme non seulement de notre époque post-pop mais aussi du positionnement de certaines pratiques. Le net art ainsi raconté et inventé est devenu un académisme, et l’a sans doute toujours été, par son désir immodéré de chercher une reconnaissance que la plupart des œuvres ne méritaient peut-être pas.
La standardisation esthétique qui accompagne ce processus d’institutionnalisation est particulièrement frappante : ce qui était censé être un espace d’expérimentation, d’innovation, de rupture avec les codes établis, s’est rapidement figé en un ensemble de procédés formels identifiables, reproductibles, prévisibles. Le glitch, l’esthétique low tech, la mise en évidence du code ne sont plus des gestes de détournement ou de subversion, mais des marqueurs stylistiques qui permettent d’identifier immédiatement une œuvre comme appartenant au champ du net art. Cette codification visuelle facilite la circulation, la reproduction, l’imitation de ces formes, leur transformation en signes vidés de leur charge critique initiale. Ne sommes-nous pas face à un paradoxe saisissant : le net art, qui prétendait subvertir les circuits traditionnels de l’art, se trouve réduit à un ensemble de signes parfaitement intégrables aux logiques du marché, de la mode, de la consommation culturelle?
L’académisme qui en résulte n’est pas simplement une conséquence imprévue de ces stratégies d’institutionnalisation : il en est peut-être le but inavoué, la finalité secrète. Car qu’est-ce qu’un académisme, sinon un ensemble de règles, de codes, de procédures qui garantissent à ceux qui les maîtrisent une reconnaissance immédiate, une légitimité indiscutable? L’académisme est toujours une manière d’établir des frontières, de définir qui est dedans et qui est dehors, qui appartient à la tradition légitime et qui en est exclu. L’ironie veut que le net art, qui se voulait une pratique de la transgression, de la subversion des frontières établies, ait abouti à la création de nouvelles frontières, de nouvelles exclusions, de nouvelles hiérarchies.
Cette standardisation stylistique a une conséquence inattendue : elle rend ces formes immédiatement reconnaissables, donc facilement intégrables aux circuits de la mode, du design, de la publicité. Le net art, qui se voulait une critique radicale de la marchandisation de la culture, se trouve ainsi récupéré, absorbé par les logiques mêmes qu’il prétendait contester. Cette récupération n’est pas accidentelle : elle est inscrite dans la logique même de la construction mythologique du net art. En se positionnant comme les héritiers des avant-gardes historiques, les acteurs de cette mythologie ont reconduit l’une des apories fondamentales de ces mouvements : comment maintenir une position critique vis-à-vis des institutions tout en recherchant leur reconnaissance? Comment subvertir les codes établis tout en aspirant à entrer dans le panthéon de l’histoire de l’art?
Sans doute ce que nous nommons histoire est la construction d’une mythologie qui passe à côté des multiplicités bruyantes que l’on ne peut arraisonner par les concepts. Il ne s’agit pas de revendiquer une autre vérité de l’histoire, qui reproduirait à l’identique une autorité s’imposant hégémoniquement, mais de mettre à distance et de déconstruire ces stratégies.
Cette mise à distance ne consiste pas à dénoncer la fausseté de ces récits mythologiques, à leur opposer une vérité plus authentique, plus proche des faits : une telle approche reproduirait exactement la logique qu’elle prétend critiquer, en substituant simplement un récit à un autre, une autorité à une autre. Il s’agit plutôt de comprendre comment ces mythologies fonctionnent, quels effets elles produisent, quelles exclusions elles opèrent, quelles hiérarchies elles instaurent. Déconstruire ces stratégies ne signifie pas les invalider totalement, mais les relativiser, les contextualiser, les inscrire dans le jeu complexe des intérêts et des positions qui structurent le champ artistique.
Cette déconstruction nous invite à porter un regard différent sur les productions artistiques liées à Internet : non plus en cherchant à les inscrire dans une lignée historique cohérente, mais en étant attentifs à leur singularité, à leur irréductibilité, à leur capacité à échapper aux catégorisations trop rigides. Elle nous invite également à repenser notre rapport à l’histoire de l’art : non plus comme un récit linéaire, progressif, téléologique, mais comme un tissu complexe de relations, d’influences, de ruptures, d’échos, qui ne se laisse pas réduire à une narration simple.
La mythologie du net art, en ce sens, ne nous parle pas tant du passé que du présent : elle nous révèle nos fantasmes, nos désirs, nos angoisses face à un médium qui continue de nous fasciner et de nous inquiéter par sa fluidité, son insaisissabilité, sa capacité à remettre en question les frontières établies. Elle nous parle de notre besoin de domestiquer l’inconnu, de rendre familier ce qui nous échappe, de transformer en récit rassurant ce qui pourrait être une expérience déstabilisante. Elle nous parle, enfin, de notre rapport ambigu à la technique : entre fascination et méfiance, entre célébration et critique, entre utopie et dystopie.
Les pratiques “vintage” du net art contemporain ne sont donc pas simplement des citations nostalgiques d’un passé révolu : elles sont des manifestations de cette circularité temporelle propre au mythe, où le présent ne cesse de réinventer son passé. Elles témoignent de notre étrange rapport au temps dans l’ère numérique : un temps qui n’est plus linéaire mais fragmenté, discontinu, fait de boucles et de répétitions. Ces pratiques nous rappellent que toute histoire est une construction rétrospective, que tout récit des origines est une fiction nécessaire mais jamais innocente.
Déconstruire la mythologie du net art ne signifie donc pas la rejeter entièrement, mais la comprendre comme un symptôme, comme l’expression d’un besoin profond de donner du sens à des pratiques qui, par leur nature même, résistent aux catégorisations traditionnelles. C’est accepter que l’histoire de l’art, comme toute histoire, est toujours en construction, toujours en négociation, toujours en devenir. C’est reconnaître, enfin, que les multiplicités bruyantes qui échappent aux concepts sont peut-être ce qu’il y a de plus précieux dans l’art : cette part irréductible qui résiste à toute tentative d’appropriation, qui échappe à toute volonté de maîtrise, qui demeure ouverte aux interprétations futures.
ps : le titre a été inspiré d’un post d’Emilie Gervais le 17 décembre à 17:44.