Le regard du sommeil
« Sentir l’aura d’un phénomène, c’est lui conférer le pouvoir de faire lever les yeux » (Q.T.B., p. 382)
Regarder un ordinateur en train de générer des médias, c’est regarder quelqu’un dormir, rêver ou halluciner. Cette vision du sommeil et du délire a son histoire. Il faudrait bien des pages pour raconter et analyser le lien qui unit l’image et le sommeil, et la façon dont au sein même d’une représentation du sommeil c’est l’image elle-même qui se met en scène et qui ainsi dépasse une simple mimésis. Il faudrait en faire l’histoire, la longue histoire, passant par la préhistoire, cette zone sans écriture dont ne reste que quelques images qu’il est difficile d’interpréter.
Cette analogie entre la machine qui génère et l’être qui dort : ne nous révèle-t-elle pas quelque chose d’essentiel sur la nature même de l’image, sur son mode d’apparaître spécifique ? L’ordinateur qui produit des images, dans la solitude silencieuse de ses processus algorithmiques, ne nous confronte-t-il pas à une altérité radicale, à une forme d’extériorité qui pourtant nous fascine précisément parce qu’elle nous renvoie à notre propre énigme ? Car regarder dormir, c’est contempler ce paradoxe d’une présence absente, d’une conscience éclipsée qui pourtant continue d’exister, de respirer, de vivre sous nos yeux. Le dormeur est là et n’est pas là, habité par des mondes auxquels nous n’avons pas accès, traversé par des flux d’images et de sensations qui demeurent pour nous à jamais invisibles, à jamais intangibles.
Cette impossibilité de pénétrer l’expérience d’autrui, cette limite absolue à notre désir de voir et de comprendre, n’est-elle pas précisément ce qui constitue l’énigme fondamentale de toute image ? L’image nous attire et nous repousse simultanément, nous invite à entrer dans son espace tout en maintenant une distance infranchissable. Elle s’offre à notre regard mais garde jalousement son secret, sa part d’ombre irréductible, comme le visage paisible du dormeur qui dissimule les tumultes intérieurs de ses rêves.
Quelle était leur relation au sommeil ? Peut-être peut-on penser à une précarité du sommeil, du qui-vive. Sans doute faut-il imaginer, au regard de ce danger nocturne, des groupes humains dormant à tour de rôle. Il me semble que le rôle de veilleur fut précoce dans l’histoire de l’humanité : se tenir éveillé pour que d’autres puissent dormir et prendre ainsi soin de chacun, silencieusement. Il y a dans ce silence et dans cette attente, dans la contemplation solitaire et entourée de la nuit quelque chose de fondateur dans cet être-ensemble qui ne cessera d’être hanté par son autre. La précarité fut donc très matérielle, elle consista en un abandon nocturne.
Cette dialectique primordiale de la veille et du sommeil, cette alternance rythmique entre la vigilance et l’abandon : n’est-elle pas inscrite au cœur même de notre condition d’êtres sociaux, d’êtres vulnérables et interdépendants ? Le veilleur qui protège le sommeil d’autrui incarne cette relation fondamentale où la conscience de l’un garantit l’inconscience de l’autre, où la présence attentive de l’un permet l’absence temporaire de l’autre. Ce partage originel des états de conscience, cette répartition des rôles entre celui qui voit et celui qui ne voit pas, entre celui qui garde et celui qui s’abandonne, préfigure peut-être toutes les formes de représentation, toutes les modalités du rapport entre le visible et l’invisible qui structureront plus tard les pratiques artistiques.
Car veiller sur le sommeil d’autrui, n’est-ce pas déjà adopter cette posture paradoxale qui sera celle du créateur d’images, de celui qui se tient à la limite, à la frontière entre deux mondes ? Le veilleur nocturne est celui qui voit ce que les autres ne voient pas, qui perçoit les dangers et les présences furtives dans l’obscurité, mais aussi celui qui préserve par sa vigilance même un espace protégé où l’abandon au sommeil devient possible. De même, l’artiste est celui qui perçoit ce que le regard ordinaire ne saisit pas, qui capte les signes imperceptibles, les correspondances secrètes, les résonances cachées, mais aussi celui qui, par son travail même, crée un espace où l’imaginaire peut se déployer librement, où la conscience peut s’abandonner à d’autres formes d’expérience.
Et quant aux cavernes, il est tout aussi difficile d’en décrire le rôle. Nous savons que la plupart ne furent pas habitées ou que tout du moins celles qui furent le réceptacle d’inscriptions rupestres, n’étaient pas des lieux d’habitation. Certains s’enfonçaient donc dans cette nuit artificielle et dans la faible lueur d’une torche, traçaient sur les murs des animaux qui ne se séparaient pas vraiment de l’humanité. Les animaux étaient de traits, les humains de pochoirs, ombres portées d’une main posée à même la pierre. L’animisme probable de la préhistoire composait une certaine relation du jour et de la nuit, de l’éveil et du sommeil.
Cette descente dans les profondeurs obscures de la terre, cette immersion volontaire dans une nuit artificielle pour y faire naître des images : ne constitue-t-elle pas le geste inaugural de toute création visuelle ? La caverne préhistorique apparaît ainsi comme le premier théâtre d’ombres, le premier dispositif scénographique où la lumière vacillante révèle et dissimule tout à la fois, où les reliefs naturels de la roche s’animent sous l’éclairage mouvant des torches pour donner vie aux figures peintes. Un dispositif qui rejoue cette dialectique fondamentale entre la visibilité et l’invisibilité, entre la présence et l’absence, entre la veille et le sommeil.
Car ces images rupestres ne se donnent jamais dans la pleine lumière du jour, elles n’appartiennent pas à l’espace quotidien de la vie éveillée. Elles habitent ces zones intermédiaires, ces espaces liminaires où la conscience diurne s’estompe sans s’éteindre complètement, où la perception ordinaire cède la place à d’autres modes d’appréhension du réel. Ces images sont peut-être moins des représentations du monde visible que des manifestations d’un monde intérieur, des visions surgies de cet état de semi-conscience où les frontières entre le réel et l’imaginaire, entre le perçu et le rêvé, deviennent poreuses et indécises.
« Au début des temps, le soleil était fixé dans le ciel et les Hommes ne cessaient de manger et de travailler. Lassés par cet état de choses, ils décidèrent d’acquérir le sommeil auprès d’un vieillard appelé ‘Maître de la nuit’ qui vivait dans la forêt. Celui-ci le céda aux Hommes sous la forme d’une petite boîte qu’ils ne devraient ouvrir qu’une fois de retour chez eux. Poussés par la curiosité, les Hommes l’ouvrirent en chemin : aussitôt la nuit s’en échappa et plongea la forêt dans une obscurité interminable. Ce n’est que lorsque les Hommes au bout de bien des péripéties, parvinrent à leur maison que les choses se régularisèrent : dorénavant, le temps fut également partagé entre la clarté du jour et le noir de la nuit. Les Hommes purent travailler et se reposer en de justes proportions. » (récit d’une tribu amazonienne)
Ce mythe amazonien sur l’origine du sommeil et de la nuit : ne nous livre-t-il pas, sous une forme narrative, une vérité anthropologique fondamentale sur notre rapport au temps et à la conscience ? Le sommeil y apparaît comme un bien précieux, comme un don qui vient rompre la continuité épuisante d’un présent sans faille, d’une activité sans repos, d’une lumière sans ombre. Mais ce don est aussi un risque, une puissance incontrôlable qui, libérée prématurément, peut engloutir le monde dans une obscurité sans fin. Cette ambivalence essentielle du sommeil, à la fois nécessité vitale et danger potentiel, repos régénérateur et abandon risqué, traverse toutes les cultures et toutes les époques.
Car le sommeil, en nous arrachant temporairement à la conscience vigile, en suspendant notre maîtrise sur nous-mêmes et sur le monde, nous confronte à une forme d’altérité radicale, à une extériorité qui nous habite pourtant au plus intime. S’endormir, c’est accepter de ne plus être tout à fait soi-même, de devenir autre, de s’abandonner à des forces et à des présences qui déjouent notre volonté consciente. Cette altération fondamentale de l’identité, cette expérience quotidienne de la métamorphose, constitue peut-être le modèle originaire de toute représentation, de toute mise en image du réel.
L’antiquité, si longue et riche, nous a laissé quant à elle bien des traces, des songes en Mésopotamie, des récits de l’Égypte (à partir d’Aménophis II), de la Bible, de l’Iliade et l’Odysée d’Homère. Le sommeil est rattaché à la mort, puisqu’on peut se réveiller de celle-ci. Il est lié au rêve qui est une voix divine, ordre ou prémonition. Le caractère prophétique du rêve réside sans doute en son caractère surprenant qui le rattache à l’avenir comme ce qui détruit l’ordre commun. Le rêve peut être aussi à l’opposé rétrospectif et permettre de revoir les morts. Quoiqu’il en soit l’interprétation des rêves occupe déjà l’Égypte des pharaons, ils sont le signe d’une autre pensée : “Le dieu a créé les rêves pour indiquer la route au dormeur dont les yeux sont dans l’obscurité” (Papyrus Insinger). Le sommeil serait la preuve qu’on peut se réveiller de la mort. Le sommeil est déjà associé à une immersion : on entre dans la nuit comme dans un océan primordial (Noun) qui, à l’image du Nil, est en crue.
Cette conception antique du sommeil comme petite mort, comme répétition quotidienne de cette expérience ultime qu’est la disparition de la conscience : ne nous éclaire-t-elle pas sur la dimension ontologique fondamentale de l’image ? Car l’image, comme le sommeil, nous confronte à cette possibilité vertigineuse d’une présence qui persiste au-delà de la conscience, d’une existence qui continue en dehors de la vigilance du sujet. Le corps endormi, comme l’image, manifeste cette énigme d’une vie qui se poursuit sans le support de la conscience réflexive, d’une forme qui perdure alors même que l’intentionnalité qui l’anime semble s’être retirée.
Cette analogie entre le sommeil et la mort, si prégnante dans l’imaginaire antique, nous invite à penser l’image comme ce qui survit à l’éclipse de la conscience, comme ce qui persiste au-delà de la disparition du sujet. L’image serait alors non pas simple représentation d’un objet ou d’une réalité extérieure, mais manifestation d’une forme d’existence qui échappe aux déterminations de la conscience éveillée, qui relève d’un autre régime ontologique, d’une autre modalité de la présence.
Et cette dimension prophétique du rêve, cette capacité à révéler ce qui échappe à la perception ordinaire, à dévoiler des vérités cachées, des événements à venir ou des réalités invisibles : ne correspond-elle pas exactement à la fonction que de nombreuses cultures ont attribuée aux images ? L’image, comme le rêve, est ce qui nous donne accès à ce qui se dérobe au regard ordinaire, à ce qui excède les limites de notre perception immédiate, à ce qui relève d’un autre ordre de réalité. Elle est cette fenêtre ouverte sur l’invisible, ce passage vers un au-delà de l’expérience quotidienne.
La Grèce Antique associait, dans la continuité avec l’Égypte, Hypnos et son jumeau Thanatos. Les ailes du premier effleurant les paupières, la nuit profonde et sans fin du second. La séparation entre le monde humain et divin est brouillée par qu’Héra peut endormir les deux, et le sommeil est dès lors le suprême pouvoir, au-delà même de la mort. On commence à voir poindre la question de la survie dans l’inconscience, de cet état paradoxal dans lequel on est plus soi-même, on ne se reconnaît plus, non parce qu’on est un autre mais parce que tout en continuant à vivre, on est pas, jusqu’au réveil. L’inconscient s’y libère. La nuit de la conspiration qui se dévoilera le jour venu. Passage de l’obscurité à la lumière, dévoilement et vérité de la République, qui fait de la nuit le lieu même de l’ambivalence car quelque chose s’y cache et ce caché se montrera à un moment donné.
Cette figure d’Hypnos aux ailes légères, ce dieu qui effleure les paupières pour les fermer doucement sur le monde, pour interrompre momentanément le flux de la conscience éveillée : n’incarne-t-elle pas parfaitement cette puissance paradoxale de l’image qui à la fois nous éveille à d’autres perceptions et nous détache du monde ordinaire ? L’image, comme le sommeil, est ce qui suspend notre rapport habituel au réel, ce qui interrompt le cours normal de notre attention pour l’orienter vers d’autres dimensions de l’expérience, vers d’autres modalités de la présence. Elle est ce qui nous arrache à l’évidence immédiate du monde pour nous ouvrir à ses profondeurs cachées, à ses résonances secrètes, à ses possibilités inexplorées.
Cette capacité de l’image à nous mettre en contact avec l’invisible, avec ce qui se dérobe à la perception ordinaire, est également au cœur de la conception platonicienne de la connaissance comme anamnèse, comme réminiscence. Car pour Platon, connaître véritablement, c’est se souvenir de ce que l’âme a contemplé avant son incarnation, c’est retrouver ces vérités éternelles que le corps et ses limitations nous font oublier. L’image authentique serait alors celle qui réveille en nous cette mémoire profonde, qui ravive cette connaissance enfouie, qui nous reconnecte à cet autre niveau de réalité que la vie ordinaire tend à nous faire oublier.
Mais l’image, comme le sommeil, est aussi ambivalente : elle peut révéler aussi bien que dissimuler, elle peut être vecteur de vérité comme instrument d’illusion. Cette duplicité fondamentale de l’image, cette capacité à dire la vérité sous le masque de la fiction, à révéler l’invisible par le détour du visible, fait écho à cette ambivalence de la nuit que souligne Platon dans la République : espace de la conspiration et du complot, mais aussi lieu du dévoilement et de la vérité qui finira par éclater au grand jour.
Il y a dans le christianisme une réflexion profonde sur le sommeil parce que comme théorie de la vigilance, elle ne pouvait laisser de côté cette partie de l’existence. Le Moyen-âge va voir apparaître certaines représentations du sommeil, tirées principalement de la Bible. Si le sommeil garde une valeur prophétique, c’est parce que le divin apparaît aux prophètes dans un message nocturne incroyable. Il y a bien sûr l’Échelle de Jacob, le rêve des épis, le rêve de Joseph en prison, les vaches du Pharaon, les rêves de Nabuchodonosor, ou encore le rêve de Joseph, époux de Marie qui pendant son sommeil voit l’ange Gabriel qui lui demande de fuir l’Égypte. L’étude des rêves, l’oniromancie, sera largement répandue, puis disparaîtra, interdite par l’Inquisition qui y voit de la sorcellerie et de la divination.
Cette ambivalence chrétienne face au sommeil et au rêve, à la fois lieu possible de la révélation divine et espace dangereux où peuvent s’infiltrer des puissances démoniaques : ne reflète-t-elle pas une tension plus fondamentale quant au statut de l’image dans la tradition occidentale ? L’image, comme le rêve, est à la fois ce qui peut nous mettre en contact avec le divin, avec l’invisible, avec ce qui transcende notre expérience ordinaire, et ce qui peut nous égarer, nous tromper, nous faire prendre des fantasmes pour des réalités. Cette dualité constitutive de l’image, cette oscillation entre révélation et illusion, entre vérité et mensonge, traverse toute l’histoire de la pensée occidentale, des débats médiévaux sur les images sacrées jusqu’aux interrogations contemporaines sur le statut du virtuel et du simulacre.
Car l’image, comme le rêve, nous confronte à cette question vertigineuse : comment distinguer le vrai du faux, l’authentique de l’illusoire, la vision véridique du simple fantasme subjectif ? Comment savoir si ce qui nous apparaît dans l’image ou dans le rêve relève d’une véritable révélation, d’un accès privilégié à une réalité supérieure, ou d’une simple projection de nos désirs et de nos peurs ? Cette incertitude fondamentale, cette impossibilité de trancher définitivement entre le vrai et le faux, entre l’être et l’apparence, constitue peut-être l’énigme centrale de toute théorie de l’image.
La Renaissance va approfondir la question de la vigilance et questionner le sommeil en tant que extinction de la raison, mais aussi comme lieu d’inspiration du génie humain. Le message divin se sécularise progressivement. On ne compte pas le nombre de représentations du sommeil dont l’une des plus connus, La Résurrection de Piero della Francesca, représentant un peintre dormeur aux pieds de Jésus ressuscité est un dispositif diabolique de visibilité de l’invisibilité. Le Christ ressuscite, et cette ultime présence, preuve qu’il est bel et bien le fils de dieu, va avec un déficit des sens (“Ne me touche pas” dit-il, comme si éprouvé par le regard de l’autre, il devait pouvoir n’être encore qu’une vision, la corrélation esthétique faisant défaut). Dans ce tableau, c’est celui qui montre, le peintre, qui dort, qui ne voit donc pas. Et ainsi l’artiste dit par ce dispositif la dualité fondamentale de l’image : montrer ce qui ne peut l’être, c’est fermer les yeux, remplacer l’évidence de la présence par cette autre présence, lorsque nous fermons les yeux, et qu’ainsi nous sommes présents à nous-mêmes, jusqu’au moment ou nous disparaissons, au bord du sommeil, au bord des paupières. Fait-il jour ou fait-il nuit ?
Ce dispositif pictural vertigineux imaginé par Piero della Francesca, où le peintre lui-même est représenté endormi au pied de la scène qu’il est censé peindre : ne nous livre-t-il pas une vérité essentielle sur l’acte même de création visuelle ? Car si le peintre dort, s’il ne voit pas ce qu’il montre, c’est peut-être que la vision artistique authentique n’est pas de l’ordre de la perception ordinaire, de la simple observation du visible, mais relève d’une autre forme de regard, d’une vision intérieure qui s’ouvre précisément lorsque les yeux se ferment sur le monde extérieur.
L’artiste véritable serait alors celui qui sait fermer les yeux, qui sait suspendre momentanément sa perception ordinaire pour accéder à ces images intérieures, à ces visions qui habitent les profondeurs de sa conscience. Non pas celui qui copie servilement le visible, mais celui qui révèle l’invisible par le détour du visible, qui donne à voir ce qui échappe au regard ordinaire, qui manifeste ce qui se dérobe à la perception immédiate. Cette conception de l’art comme révélation de l’invisible, comme manifestation de ce qui excède le visible, traverse toute la tradition occidentale, de la théorie platonicienne de l’inspiration divine jusqu’aux explorations surréalistes de l’inconscient.
Et ce “Noli me tangere” que le Christ ressuscité adresse à Marie-Madeleine, cet interdit du toucher qui accompagne paradoxalement la preuve ultime de sa présence corporelle : n’est-il pas la formule même de toute image véritable ? Car l’image est précisément ce qui se donne à voir tout en se dérobant au toucher, ce qui manifeste une présence qui pourtant reste intangible, inaccessible, hors de portée. Elle est ce qui nous confronte à cette limite constitutive de notre rapport au monde : voir n’est pas toucher, percevoir n’est pas posséder, contempler n’est pas incorporer.
Déjà Giorgione avec la Vénus endormie (1510), présente une femme qui semble hors de toute représentation religieuse, et qui déplacée au dehors, dans un dispositif qui pourtant est familier (les draps), se présente comme une image pure. Elle s’offre, légèrement tournée vers nous, sa main posée sur sa toison, elle est une image, elle est la peinture selon cette structure que nous retrouvons : si quelqu’un dort, c’est que quelqu’un veille. Ce qui dort est la peinture qui se donne à notre regard, et qui par son inconscience même ne se donne jamais comme présence en soi. La conscience veille toujours, elle est le regardeur et elle donc de ce fait en dehors de la scène. Le drame est en place : ce qui est au dedans est endormi, ce qui est réveillé est à distance. Noli me tangere (Ne me touche pas) disait le Christ à Marie-Madeleine.
Cette Vénus endormie de Giorgione, ce corps féminin abandonné au sommeil et pourtant offert au regard : n’incarne-t-elle pas parfaitement cette dualité fondamentale de l’image comme présence absente, comme manifestation d’une conscience éclipsée, comme révélation d’une intimité paradoxalement exposée ? La dormeuse ne sait pas qu’elle est vue, elle est absorbée dans son propre monde intérieur, retirée dans cette sphère privée, hermétique, du sommeil. Et pourtant, elle s’offre pleinement au regard, elle se donne à voir dans un abandon qui n’est possible que parce qu’elle ignore précisément qu’elle est vue.
Cette tension entre l’abandon inconscient de la dormeuse et l’activité contemplative du spectateur, entre le retrait dans l’intimité du sommeil et l’exposition au regard public, entre l’immersion dans un monde intérieur et l’inscription dans un espace extérieur partagé, définit peut-être la structure même de toute image. Car l’image est précisément cet espace paradoxal où l’intime devient public sans cesser d’être intime, où le caché se montre sans cesser d’être caché, où l’invisible se manifeste sans cesser d’être invisible.
Cette dialectique du sommeil et de la veille, de la conscience et de l’inconscience, de la présence et de l’absence, qui traverse toute l’histoire des représentations du sommeil, nous livre ainsi une clé précieuse pour penser la nature même de l’image, son mode spécifique d’existence et d’apparaître. L’image, comme le sommeil, est cet espace liminal, ce seuil où s’articulent et se désarticulent sans cesse le visible et l’invisible, le manifeste et le caché, le présent et l’absent. Elle est ce lieu paradoxal où la conscience s’abandonne sans disparaître complètement, où la présence persiste au-delà de la vigilance, où la vision s’accomplit précisément là où le regard ordinaire s’interrompt.
Et aujourd’hui, face à ces machines qui génèrent des images, face à ces algorithmes qui produisent des visualisations sans regard, face à ces dispositifs qui simulent des rêves sans dormeur, peut-être sommes-nous confrontés à une nouvelle modalité de cette dialectique fondamentale. Comme si ces technologies nous invitaient à repenser radicalement les notions mêmes de conscience et d’inconscience, de visibilité et d’invisibilité, de présence et d’absence qui ont structuré notre rapport à l’image depuis les origines. Comme si elles nous forçaient à questionner à nouveau cette énigme du sommeil et de l’image, du rêve et de la représentation, qui n’a cessé de hanter la pensée occidentale.
Car ces machines qui “rêvent” sans dormir, qui “voient” sans regarder, qui “créent” sans conscience, nous confrontent à cette question vertigineuse : qu’est-ce qu’une image sans sujet, une vision sans conscience, un rêve sans dormeur ? Qu’est-ce qu’une visualité qui s’émancipe de l’humain, qui se déploie selon des logiques qui échappent à notre compréhension, qui obéit à des paramètres que nous avons programmés sans pouvoir en anticiper tous les effets ? Cette question, peut-être, nous renvoie ultimement à celle qui hante toute l’histoire des représentations du sommeil : qu’est-ce qu’une conscience qui persiste au-delà de la vigilance, une présence qui survit à l’éclipse du sujet, une image qui excède le regard qui la contemple ?
Cette investigation plus que millénaire du rapport fascinant entre sommeil et image nous invite finalement à entrevoir l’image non comme simple reflet du monde visible, comme reproduction d’une réalité antérieure, mais comme zone de passage, comme seuil où s’articulent différents régimes de présence et de visibilité. Et si les nouvelles technologies visuelles nous troublent tant, c’est peut-être parce qu’elles réactivent à leur manière cette énigme ancestrale : comment ce qui est absent peut-il se rendre présent, comment l’invisible peut-il s’incarner dans le visible, comment la conscience peut-elle persister au-delà de la vigilance ? Questions auxquelles nous ne pourrons jamais apporter de réponse définitive, mais qui continuent de nourrir notre fascination pour les images, pour ces présences endormies qui veillent silencieusement sur notre sommeil.