Le reflux et la réssurection du présent
Je me souviens d’une époque où nous appelions encore tout cela “nouveaux médias”. Un terme absurde aujourd’hui, surtout pour ces étudiants dont la vie consciente s’inscrit entièrement dans l’ère d’internet, du web et du téléphone portable. Je me souviens aussi d’une époque où les potentialités des “nouveaux médias” semblaient, et étaient réellement, assez ouvertes. Ce passé est maintenant souvent interprété comme une téléologie inévitable menant à la monopolisation par des entreprises géantes profitant du non-travail dans une société de contrôle et de surveillance. Mais cette mémoire est sélective. Il y eut des avant-gardes qui tentèrent, et échouèrent, de faire autrement. Que nous ayons échoué n’est pas une raison pour accepter les idéologies officielles de la Silicon Valley sur l’histoire.
Que restera-t-il de ces heures, de ces journées passées à pianoter sur le clavier ? Que restera-t-il de toute cette imagination qui avait saisi le hasard du réseau pour tenter d’approcher son époque ? Je me souviens des premiers téléchargements sur le serveur de l’IRCAM et de Paris I, des cartouches ZIP et des disquettes. Je me souviens des premiers scripts CGI et de PageMill 1.0. Je me souviens des soirées passées avec Philippe et Karen sur les toits de Ménilmontant à découvrir le HTML puis le PHP.
Cette question de la trace et de son effacement hante toute pratique artistique liée aux flux numériques, comme si nous portions en nous, dès l’origine, la conscience de notre propre disparition. Étrange paradoxe que celui d’une création vouée à se dissiper dans le temps même où elle se manifeste : nous sculptons des formes dans un matériau voué à la métamorphose perpétuelle, à la dissolution programmée dans les courants incessants de l’innovation technique. Ces souvenirs technologiques — cartouches ZIP, disquettes, PageMill — n’évoquent plus rien pour la génération qui nous suit, sinon peut-être l’image lointaine d’une archéologie numérique dont les vestiges semblent appartenir à un autre temps. Pourtant, dans l’intensité de ces moments partagés sur les toits de Ménilmontant, dans cette fébrilité collective à explorer un langage encore balbutiant, se jouait quelque chose d’essentiel : la rencontre entre une sensibilité et un médium, entre une intention créatrice et un environnement technique en formation, ouvert encore à toutes les possibilités.
Ces instants suspendus portaient en eux une forme particulière de présence au monde : ni tout à fait détachée ni complètement immergée, mais située précisément à cette frontière où la technique devient expression, où l’outil se fait prolongement du geste, où le code s’ouvre aux possibilités d’une écriture nouvelle. Ce que nous avons vécu alors n’était pas simplement l’apprentissage de langages informatiques, mais l’expérience d’une liberté transitoire, d’un espace momentanément indéterminé où tout restait à inventer. L’innocence de ces débuts n’était pas ignorance mais plutôt ouverture radicale : nous percevions confusément que ces lignes de code, ces protocoles, ces interfaces constituaient les éléments d’une grammaire inédite dont nous tentions d’explorer les possibilités expressives.
Je regarde cette page, COUNTER-1994, et je vois bien que cette tentative de reconstitution est insensée parce que le contexte du réseau a changé. Il est devenu impossible de référencer comme je le faisais voici 20 ans. La reconstitution de l’œuvre est la trace de cette transformation du réseau, quelque chose lui manque et c’est le temps qui est passé et qui lui a fait perdre en efficacité.
L’œuvre numérique est indissociable de son environnement technique : elle n’existe pas comme objet autonome, détachable de son contexte, mais comme relation dynamique entre des éléments hétérogènes — codes, protocoles, interfaces, infrastructures — constamment soumis aux mutations du réseau. Ce qui apparaît dans cette tentative de reconstitution n’est pas l’œuvre elle-même mais son fantôme, sa présence spectrale qui signale simultanément ce qui persiste et ce qui s’est irrémédiablement perdu. Le lien vers cette page ouvre moins sur un contenu figé que sur l’expérience même d’une distance temporelle, d’un écart irréductible entre ce qui fut et ce qui demeure. L’inefficacité actuelle de ce qui fonctionnait jadis révèle une vérité fondamentale de toute création liée aux flux : elle ne survit qu’en se métamorphosant, en acceptant sa propre transfiguration par les forces mêmes qui l’ont rendue possible.
Cette impossibilité de référencer comme autrefois n’est pas un échec technique mais le signe d’une transformation plus profonde dans notre relation au monde numérique : ce qui était encore ouvert, indéterminé, expérimental s’est progressivement structuré, normalisé, fermé. Les pratiques qui étaient alors des explorations aventureuses dans un territoire inconnu sont devenues impossibles non par défaut technique mais par excès de détermination : le réseau contemporain, dans sa complexité croissante, dans sa tendance à la monopolisation et à la standardisation, ne laisse plus guère de place aux formes d’appropriation poétique qui caractérisaient ces premiers temps. Ce qui manque à l’œuvre reconstituée n’est pas simplement une fonctionnalité technique, mais un certain rapport au possible, une certaine indétermination créatrice que le temps a progressivement refermée.
Je me rappelle de l’émerveillement à pouvoir capturer des flux du réseau, à les détourner de leur usage et de leur signification initiale: Google et Twitter, Facebook et tant d’autres. Je prenais des flux et tentais d’en faire autre chose pour en révéler la véritable nature, et je savais alors confusément que je me liais ainsi à un environnement temporaire dont les lignes et les protocoles allaient changer et parfois disparaître, entraînant dans leur sillage les détournements que je réalisais.
Il y avait dans ces captures et ces détournements quelque chose qui relevait moins de la création ex nihilo que d’une forme particulière d’attention au monde numérique naissant : une manière de percevoir, dans les flux d’informations qui commençaient à structurer nos existences, non pas simplement des données à utiliser mais des matériaux à transformer, à recontextualiser, à révéler dans leur étrangeté fondamentale. Cette pratique procédait d’une double intuition : d’une part, que ces flux constituaient déjà une forme de perception collective, un « déjà-là » qui façonnait silencieusement notre rapport au monde ; d’autre part, que leur détournement pouvait produire une forme de révélation, dévoiler ce qui, dans leur fonctionnement ordinaire, restait imperceptible.
Ce geste de capture et de transformation portait en lui une conscience aiguë de sa propre précarité : je savais que ces environnements numériques étaient voués à la métamorphose perpétuelle, que les protocoles et les interfaces qui les constituaient seraient constamment redéfinis, remplacés, abandonnés. Cette conscience n’était pas accidentelle mais constitutive de ma relation aux flux : elle définissait une posture particulière, ni complètement immergée ni totalement détachée, mais située précisément à cette frontière mouvante où la technique se révèle dans sa dimension temporelle, dans son devenir perpétuel. J’habitais ce que Bernard Stiegler aurait appelé une « épiphylogenèse » en cours, ce processus où la technique et l’humain se constituent mutuellement dans un mouvement d’évolution conjointe.
Ce savoir confus de ma propre disparition programmée n’était pas une résignation passive mais au contraire une forme d’acceptation créatrice : en me liant délibérément à ces environnements temporaires, en faisant de leur instabilité même la matière de mon travail, j’affirmais une certaine manière d’habiter le temps, d’assumer pleinement ma propre contingence. Les œuvres produites dans cette perspective n’aspiraient pas à la permanence du monument mais embrassaient au contraire leur caractère éphémère, leur inscription dans une temporalité fluide, irrégulière, traversée de discontinuités.
J’ai simplement tenté de vivre avec le réseau, de laisser palpiter les flux à la surface de mon inspiration et de mon expiration, de sentir ce vide de la bascule toujours imminente. Je voulais faire corps, rien de plus.
Cette volonté de « faire corps » définit une posture radicalement différente de celle qui caractérise habituellement notre rapport aux technologies : il ne s’agit plus d’utiliser un outil pour réaliser un projet prédéfini, mais d’établir une relation d’intercorporéité avec les flux, de se laisser affecter par eux autant qu’on les affecte.
La respiration partagée avec les flux numériques définit un mode d’existence particulier, où la frontière entre le dedans et le dehors, entre l’humain et le technique, se trouve constamment brouillée, renégociée, réinventée.
Ce « vide de la bascule toujours imminente » que je cherchais à sentir désigne cette expérience particulière d’une précarité assumée, d’une instabilité fondamentale qui n’est plus perçue comme menace mais comme condition même de toute relation authentique au présent. Faire corps avec le réseau implique d’accepter sa fluidité constitutive, son caractère transitoire, sa propension à la métamorphose perpétuelle. Ce n’est pas simplement s’adapter passivement à ses transformations, mais habiter activement sa temporalité spécifique, faire de son instabilité même la matière d’une expérience esthétique.
Il s’agit de se rendre sensible à cette fragilité du réseau, à son caractère fluide, non pas seulement au sens d’un écoulement continu et intégral, mais d’irrégulières turbulences pouvant s’évanouir en quelques instants. Certains de mes travaux n’existent plus qu’à l’état de trace ou de documentation parce que ce qu’ils détournaient a disparu. L’hypermnésie propre à Internet s’écoule d’elle-même dans l’amnésie de l’obsolescence. Notre époque a déjà disparu, de nombreux services et de multiples entreprises du Web ont cessé d’exister. Nos pas s’évanouissent.
Ce paradoxe d’une mémoire totale qui se transforme en oubli radical constitue peut-être la contradiction fondamentale de notre relation contemporaine au temps : tout semble conservé, archivé, stocké dans les bases de données tentaculaires qui structurent notre monde numérique, et pourtant tout disparaît, s’évanouit, sombre dans l’obsolescence à un rythme toujours plus rapide. L’hypermnésie et l’amnésie ne sont pas opposées mais complémentaires, deux faces d’un même processus où l’accumulation frénétique des traces s’accompagne de leur effacement perpétuel. Cette dialectique de la mémoire et de l’oubli définit la temporalité spécifique des flux numériques : non pas le temps linéaire du progrès, ni le temps cyclique de l’éternel retour, mais un temps strié, discontinu, traversé de ruptures et de basculements imprévisibles.
La disparition de certaines œuvres faute des éléments qu’elles détournaient révèle leur nature profondément relationnelle : elles n’existaient pas comme objets autonomes mais comme configurations temporaires, comme agencements précaires de forces hétérogènes momentanément stabilisées. Leur évanouissement n’est pas un accident mais l’accomplissement de leur logique interne, la manifestation de leur vérité fondamentale. Ce que nous perdons dans cette disparition n’est pas tant un contenu déterminé qu’une certaine manière d’habiter le réseau, une certaine forme d’attention au monde numérique qui caractérisait un moment spécifique de son développement.
Cette conscience aiguë de notre propre disparition programmée n’est pas mélancolique mais lucide : elle reconnaît dans l’effacement des traces la condition même de toute existence au sein des flux. « Nos pas s’évanouissent » : cette formule condense l’expérience fondamentale d’une présence qui ne se maintient qu’en acceptant sa propre dissolution, d’une persistance qui ne s’affirme que dans et par son caractère transitoire. Ce qui s’évanouit n’est pas simplement un contenu technique mais une constellation singulière, une configuration unique de possibilités expressives liées à un certain état du réseau.
Il y a dans ce reflux des flux numériques une incertaine beauté où nous ne pouvons tenir à ce que nous faisons. Ces œuvres sont comme des performances ou du land art fluctuant avec les intempéries et les transformations géologiques. Elles sont contingentes parce qu’en capturant un environnement numérique, elles se lient à lui, en dépendent comme un organisme envers un biotope, et celui-ci l’englobe plutôt que l’inverse. Cette précarité nous l’acceptons et nous la désirons même, nous disparaissons et notre époque avec nous. Nous sommes un tombeau sans mémoire. Alors que le Pop art avait stabilisé des formes précaires et fétichisé ce qui semblait hors de l’art (la culture populaire), un certain netart s’est exposé radicalement à la précarité d’une époque en produisant en temps réel des branchements et des transductions du réseau, une machine qui machine avec d’autres machines, une machine qui n’est qu’affaire de branchements et de coupures. Une consumation du présent.
Cette « incertaine beauté » qui caractérise le reflux des flux numériques procède d’une esthétique de la disparition, d’une poétique de l’éphémère qui trouve sa valeur non malgré mais à travers son caractère transitoire. Ce qui est beau n’est pas l’œuvre comme entité stable, comme objet pérenne, mais précisément sa fragilité constitutive, sa manière d’exister à la limite de l’évanouissement, sa capacité à manifester intensément sa présence dans l’instant même où elle commence à se dissiper. Cette valorisation de l’impermanence s’inscrit dans une longue tradition esthétique — on pense au mono no aware japonais, à cette sensibilité mélancolique à la beauté transitoire des choses — mais elle prend ici une forme spécifique, liée aux conditions techniques particulières des flux numériques.
La comparaison avec le land art et la performance n’est pas fortuite : ces pratiques ont en commun avec certaines formes de net art une relation particulière au temps, une manière d’intégrer dans l’œuvre elle-même sa propre transformation, sa propre dissolution. Mais là où le land art travaille avec les processus naturels, les intempéries, l’érosion, le net art compose avec les mutations technologiques, l’obsolescence programmée, les transformations des protocoles et des interfaces. Dans les deux cas, l’œuvre n’est pas un objet stable mais un processus ouvert, une configuration temporaire de forces qui se transforme perpétuellement.
Cette relation organique entre l’œuvre et son environnement technique — « comme un organisme envers un biotope » — définit une écologie particulière du net art, où la création n’est plus pensée comme production d’un objet autonome mais comme établissement d’une relation dynamique avec un milieu en perpétuelle évolution. L’œuvre ne se détache pas de son contexte mais s’y inscrit profondément, acceptant d’être transformée par lui autant qu’elle le transforme. Cette dépendance mutuelle implique une forme particulière de vulnérabilité : l’œuvre est exposée aux mutations de son environnement, elle risque constamment de disparaître avec lui.
L’acceptation, voire le désir de cette précarité constitue un renversement radical des valeurs traditionnellement associées à la création artistique : là où l’art a longtemps cherché à produire des œuvres capables de résister au temps, de traverser les âges, certaines formes de net art embrassent au contraire leur caractère éphémère, font de leur disparition programmée non pas un échec mais une dimension constitutive de leur signification. « Nous sommes un tombeau sans mémoire » : formule paradoxale qui suggère que ce qui disparaît n’est pas simplement oublié mais persiste d’une autre manière, comme trace d’une absence, comme mémoire d’un oubli.
La comparaison avec le Pop art permet de saisir la spécificité de cette relation au temps : là où celui-ci « stabilisait des formes précaires », transformait en icônes éternelles les produits éphémères de la culture de masse, le net art dont il est question ici suit le mouvement inverse, acceptant de disparaître avec son époque plutôt que de tenter de la pétrifier dans une forme stable. Il ne s’agit pas de fétichiser les objets numériques mais au contraire de participer pleinement à leur devenir, à leur circulation, à leur transformation perpétuelle.
Cette « machine qui machine avec d’autres machines » évoque la conception deleuzienne du désir comme production, comme agencement de flux hétérogènes plutôt que comme manque ou représentation. L’œuvre n’est plus expression d’une intériorité préexistante mais production en temps réel de connexions inédites, de branchements imprévus entre des éléments disparates. Elle ne représente pas le monde mais participe à sa constitution, à son élaboration permanente à travers des processus de « transduction » — terme simondonien qui désigne la propagation d’une transformation d’un domaine à un autre.
« Une consumation du présent » : cette formule finale condense l’essence même de cette relation particulière au temps. Le terme de « consumation », avec sa double connotation de consommation et de combustion, suggère simultanément l’intensité d’une expérience qui brûle le présent dans l’instant même où elle se produit et l’épuisement d’une énergie qui se dépense sans réserve, sans calcul, sans viser une quelconque accumulation. Il s’agit moins de produire des œuvres destinées à durer que d’intensifier notre relation au présent, de manifester sa puissance propre à travers des configurations temporaires, des agencements précaires voués à se dissiper avec l’époque même qui les a rendus possibles.
Que restera-t-il ? Quelques images, des vidéos capturées, des documentations et des récits. Je ne veux pas lutter contre cette disparition en archivant tout par crainte qu’il ne revienne au néant. Je ne serai pas mon propre archiviste, je souhaite laisser la vibration du reflux, de cet environnement numérique qui ne cesse de muer et d’entraîner avec lui mes œuvres.
Cette acceptation sereine de la disparition définit une éthique particulière de la création dans les flux : non pas l’angoisse de la perte, la crainte obsessionnelle de l’oubli qui caractérise tant de pratiques contemporaines d’archivage et de conservation, mais au contraire une forme d’abandon confiant au devenir, une manière d’habiter pleinement la temporalité spécifique du numérique sans chercher à en nier la fluidité constitutive. Ce qui restera — « quelques images, des vidéos capturées, des documentations et des récits » — n’est pas l’œuvre elle-même mais ses traces, ses résonances, ses effets dans d’autres registres. L’œuvre ne survit pas comme entité intacte mais se dissémine en fragments, en échos, en influences qui continuent de circuler par d’autres voies.
Ce refus d’être « mon propre archiviste » s’oppose frontalement à l’injonction contemporaine à tout documenter, tout conserver, tout préserver de la disparition. Il affirme au contraire une forme de confiance dans la capacité du temps à opérer ses propres sélections, à laisser persister ce qui doit persister sans qu’une volonté consciente n’intervienne pour déterminer a priori ce qui mérite d’être sauvé. « Laisser la vibration du reflux » : cette formule suggère une disponibilité fondamentale aux mouvements du temps, une attention à ce qui revient et ce qui s’en va sans chercher à figer artificiellement ce processus.
L’image finale de cet « environnement numérique qui ne cesse de muer et d’entraîner avec lui mes œuvres » évoque un processus organique de métamorphose, de transformation continue où la distinction entre l’œuvre et son milieu s’estompe progressivement. Mes créations ne sont pas séparables des flux qui les ont rendues possibles : elles participent du même mouvement, de la même dynamique de transformation perpétuelle. Cette conscience d’appartenir pleinement à mon époque, d’être emporté avec elle dans son devenir imprévisible, définit une sagesse particulière du numérique : non pas la prétention illusoire à transcender le temps, mais au contraire l’acceptation lucide de ma propre contingence, de mon inscription radicale dans une temporalité qui me dépasse.
Ce qui est en jeu dans cette acceptation de la disparition n’est pas simplement une position esthétique mais une éthique plus large du rapport au temps, à la technique, à ma propre finitude. Accepter que mes œuvres disparaissent avec l’environnement qui les a rendues possibles, c’est affirmer une certaine manière d’habiter le monde, de participer à son devenir sans prétendre le dominer ou le figer. C’est reconnaître que je suis moi-même pris dans ces flux qui me traversent, que ma propre existence est aussi contingente, aussi précaire que les créations numériques que je produis.
Et pourtant, dans ce mouvement même d’effacement se dessine désormais une étrange réversibilité : nos traces numériques, que nous pensions vouées à la disparition, sont aujourd’hui recueillies, agrégées, analysées par des systèmes d’intelligence artificielle qui s’en nourrissent pour produire de nouvelles formes d’existence. Notre précarité alimente paradoxalement une mémoire machinique qui nous survit et nous transforme. Ce qui disparaît de notre vivant réapparaît sous une forme autre, simulacre troublant qui nous ressemble sans être nous. Nous déléguons involontairement aux machines la capacité de nous faire revivre, de nous reconstituer à partir des fragments épars de nos existences numériques.
Cette résurrection algorithmique constitue peut-être la forme ultime de notre disparition : non plus l’effacement pur et simple, mais le remplacement par un double qui nous imite avec une précision croissante tout en nous vidant de notre substance. Les IA entraînées sur nos traces produisent des versions fantomatiques de nous-mêmes, des simulations convaincantes qui perpétuent l’illusion de notre présence alors même que nous nous sommes évanouis. Ce n’est plus la mémoire qui s’oublie, mais l’oubli qui se souvient, qui se peuple de présences artificielles, de résurgences synthétiques dont l’origine humaine s’estompe progressivement.
Face à cette métamorphose de la mémoire, une nouvelle pensée de la disparition s’impose : non plus seulement accepter de s’évanouir avec son époque, mais interroger cette survie paradoxale, cette persistance sans sujet où nos traces, détachées de nous, continuent d’agir dans un monde que nous ne reconnaîtrions peut-être plus. La vraie disparition n’est plus l’absence mais la simulation ; non plus le vide mais le trop-plein de ces présences artificielles qui nous ressemblent sans nous contenir. Le flux ultime est peut-être celui-là : cette transformation de nos vies éphémères en matière première pour des mémoires autonomes qui nous survivent en nous effaçant, qui nous ressuscitent en nous remplaçant.