Qu’est-ce que la génération pop?

La génération pop (PG) est le processus de production et le résultat de ce processus consistant à créer un très grand nombre d’objets culturels qui sont perçus comme étant pop. Que veux dire dans ce contexte le mot “pop”? Par là j’entends une production populaire artisanale, c’est-à-dire faite par la main de l’être humain et qui se distingue donc d’une production savante (non au sens de la science mais au sens de la musique savante) et d’une production technique. Le “pop” est aussi fondé sur un sol préalable constitué de l’ensemble des productions passées. La PG doit être convaincante non pas au sens où elle doit tromper le public mais tout du moins être ambiguë quant à sa provenance humaine ou technique.

Cette ambiguïté fondamentale s’inscrit dans un flux temporel qui dépasse largement notre époque numérique : elle traverse l’histoire de la pensée comme un courant souterrain qui parfois affleure à la surface de la conscience collective, parfois se dissimule dans les profondeurs des questionnements esthétiques. Le chant du rossignol évoqué par Kant dans sa Critique de la faculté de juger nous rappelle que l’incertitude quant à l’origine d’une expérience esthétique n’est pas née avec nos machines contemporaines. Le frémissement des feuilles, la mélodie de l’oiseau, le murmure du ruisseau : tous ces phénomènes nous plongent dans un état particulier de contemplation qui se trouve instantanément rompu lorsque nous découvrons qu’il s’agit d’un artifice. Pourquoi cette rupture? Pourquoi l’imitation parfaite, indiscernable de l’original, perd-elle soudain sa valeur lorsque nous en connaissons la source artificielle?

La frontière entre le naturel et l’artificiel, entre l’humain et le non-humain, n’est pas simplement une limite géographique que l’on pourrait cartographier avec précision : elle constitue plutôt une zone de turbulence, un espace flou où les courants se mêlent, se séparent, se rencontrent à nouveau. Dans cette zone intermédiaire, la PG élabore son territoire propre, cherchant non pas à imiter servilement mais à prolonger le geste créateur dans un mouvement qui brouille les distinctions classiques. La machine devient-elle créatrice ou demeure-t-elle un simple prolongement de la main humaine? Le flux créatif qui la traverse est-il de même nature que celui qui anime l’artiste, ou s’agit-il d’une autre substance, d’une autre qualité de mouvement?

La PG marque ainsi une étape supplémentaire dans cette interrogation millénaire : elle n’est plus simplement une technique trompeuse manipulée par un sujet humain, mais potentiellement une entité autonome dont les productions s’inscrivent dans le continuum culturel sans que l’on puisse aisément les en distinguer. L’esthétique qui en résulte n’est plus uniquement celle de la subjectivité contemplative, mais également celle de l’objectivité productrice : l’objet culturel flotte entre deux rives, porté par un courant qui le dépose tantôt sur le rivage de l’humain, tantôt sur celui de l’ahumain. Comment alors percevoir la différence? Comment sentir, au-delà des apparences, la présence ou l’absence de cette vibration particulière que nous nommons, faute de mieux, humanité?

Un test de Turing culturel se dessine à l’horizon de cette interrogation : non plus seulement une conversation textuelle derrière un écran, mais une immersion complète dans des artefacts culturels dont l’origine nous échappe. La conviction en une provenance artisanale devient alors le critère décisif, le point nodal autour duquel s’articule notre réception esthétique. Mais cette conviction elle-même repose sur des fondements mouvants : nos attentes culturelles, nos habitudes perceptives, la sédimentation de nos expériences passées. La PG se distingue ainsi radicalement des simples visualisations de données ou d’une conception essentialiste des chiffres : elle ne cherche pas l’isomorphie parfaite entre la source et l’effet, mais plutôt une résonance avec ce spectre de possibilités qui existe déjà chez le récepteur, cette stratification culturelle qui précède et conditionne toute expérience esthétique nouvelle.

Les processus de la PG varient considérablement selon les médiums explorés : la génération musicale emprunte des chemins différents de la génération textuelle, l’image suit encore d’autres courants. Pourtant, une exigence commune les traverse : ne pas porter la signature trop évidente d’un style technologique. La musique générée ne saurait être mécaniquement répétitive, le texte ne saurait être un simple assemblage aléatoire de fragments, l’image ne saurait se réduire à une floculation prévisible de pixels et de vecteurs. La PG cherche à se fondre dans le grand fleuve de la culture sans que l’on puisse discerner aisément la spécificité de son courant propre. Elle est pop en ce sens précis qu’elle s’appuie sur la préexistence d’un champ culturel qui oriente et détermine notre perception : c’est parce que nous avons déjà entendu de la musique, déjà vu des images, déjà lu des histoires, que nous pouvons être convaincus ou non par ce que nous percevons.

Cette posture rompt fondamentalement avec le mythe moderniste de l’innovation perpétuelle, qui fait de la perception une différence d’intensité provoquée par une rupture dans la norme perceptive. La PG ne cherche pas la nouveauté à tout prix : elle s’inscrit plutôt dans un art de la reprise, de la variation subtile sur des thèmes connus. Elle reconnaît, avec Peter Szendy, qu’une oreille écoute avant mon écoute, qu’un œil regarde avant mon regard, qu’un corps sent avant mon corps. Le flux perceptif n’est jamais vierge : il est toujours déjà traversé par des expériences antérieures, canalisé par des structures préexistantes, orienté par des attentes culturelles.

La distinction entre la PG et la génération classique ne saurait se réduire à des critères techniques ou formels : elle implique une enquête subtile sur les fins et les moyens esthétiques, une attention minutieuse aux effets produits et aux intentions qui les sous-tendent. Dans le domaine musical, rares sont les chercheurs qui se sont réellement engagés dans cette voie exigeante. L’œuvre “Last Manoeuvre in the Dark” (2008) de Fabien Giraud et Raphael Siboni constitue à cet égard une forme majeure de la PG, tant par sa dimension musicale que par son aspect installatif. Elle parvient à créer un espace sonore qui nous fait hésiter : est-ce une composition humaine ou le résultat d’un processus automatisé? Cette hésitation même devient constitutive de l’expérience esthétique qu’elle propose.

Dans le domaine textuel, la frontière entre PG et génération technologique (TG) semble plus facile à tracer, car le résultat, étant sémantisé, offre des prises plus évidentes à notre discernement. Les incohérences logiques, les ruptures stylistiques, les incongruités contextuelles nous permettent souvent d’identifier l’origine non-humaine d’un texte. Pourtant, à mesure que les algorithmes se perfectionnent, cette frontière devient elle aussi de plus en plus poreuse, et le flux textuel généré automatiquement se mêle de façon toujours plus indiscernable au grand courant de la production écrite humaine.

C’est sans doute dans le domaine visuel que la PG reste largement à explorer. La générativité visuelle fait généralement référence, de façon explicite ou implicite, à son origine algorithmique : les pixels et les vecteurs y trahissent leur source machinique. Mais qu’en sera-t-il lorsque ces marqueurs techniques s’effaceront? Qu’adviendra-t-il lorsque l’image générée ne portera plus en elle les stigmates de sa naissance artificielle? Les champs de la fiction audiovisuelle générative et du jeu vidéo semblent particulièrement propices à cette exploration : ils constituent des territoires où l’immersion narrative et sensorielle peut faire oublier momentanément la question de l’origine, où le flux de l’expérience peut submerger les questionnements ontologiques. On peut penser que cette génération visuelle dont la référence sera la photographie indicielle plutôt que le pixel émergera de l’induction statistique et des développements futurs de l’intelligence artificielle. Il ne s’agira sans doute pas de passer par la modélisation de phénomènes physiques mais par la reproduction différencielle de documents déjà existants analysés en très grand nombre à partir de l’accumulation des données massives sur le réseau. Les quelques tentatives en chaine de Markov que j’ai pu effectué pour l’instant sur du seul texte sont extrêmement prometteuses.

La PG ne relève pas exclusivement des technologies contemporaines : elle s’inscrit dans une tendance profonde et ancienne de l’histoire de l’art, celle du simulacre du simulacre. Est-il possible pour une machine de produire un artifice qui serait lui-même un leurre perceptif? Cette mise en abyme du simulacre nous confronte à l’ancienneté du désir robotique, comme si nous étions poussés à répéter la fêlure de notre conscience intime dans un dispositif technologique. La machine se met en contact avec nous comme nous nous mettons en contact avec les artifices, inversant ainsi la relation traditionnelle du sujet à l’objet. Cette inversion brouille progressivement la distinction même entre sujet et objet, nous conduisant vers un matérialisme où toutes choses sont mises à plat, où tout existant accède à une égale dignité ontologique.

Au-delà de cette historicité esthétique, la PG s’enracine également dans un terreau économique plus contemporain. L’industrialisation, phénomène complexe et stratifié comme l’a montré Bernard Stiegler, n’est-elle pas fondamentalement un questionnement quant à cette même lisière entre l’humain et l’ahumain? La production industrielle, les procédures d’adoption culturelles, les mécanismes de la consommation et du désir que Frédéric Lordon a analysés dans “Capitalisme, désir et servitude” (2010) ne sont-ils pas autant d’interrogations sur ce qui est en nous et ce qui est hors de nous? Le flux économique et le flux créatif se rejoignent ici dans une même mise en question des frontières de l’humain.

Derrière l’ambiguïté fondamentale de la PG, qui nous fait hésiter entre une origine humaine et non-humaine, se cache un trouble plus profond quant à la signification même de notre humanité. Ne se pourrait-il pas que cette signification réside précisément dans ce trouble même? Que l’essence de l’humain soit justement cette incertitude, cette indétermination fondamentale qui nous maintient toujours à la lisière de notre propre définition? Nous serions alors ces êtres étranges, à jamais pris dans le flux de notre propre questionnement, incapables de nous fixer définitivement sur l’une ou l’autre rive, condamnés à cette navigation perpétuelle entre ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas.