La nourriture des machines

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Ian Cheng. Thousand Islands Thousand Laws, 2013. Live simulation, infinite duration, sound screen capture still.

L’anthropocentrisme et l’humanisme nous poussent à comprendre le Web et l’ensemble des opérations technologiques comme des enchaînements de causes et d’effets orientés vers le sujet humain que nous sommes. Notre jugement opère souvent en se fondant sur un tel présupposé et discrimine les bonnes et les mauvaises causalités en voyant ce qui est bon ou mauvais pour nous.

Que les conditions de ce jugement ne soient jamais questionnées est lié au fait qu’il faudrait alors déconstruire radicalement l’humanisme, c’est-à-dire la tendance que nous avons à centraliser notre pensée : nous pensons pour nous, nous sommes le point de départ et d’arrivée du raisonnement, nous sommes juge et partie. Or, la pensée a aussi une capacité à être anonyme, c’est-à-dire à penser le tout autre, parce qu’elle porte en elle les germes de cet anonymat et de cette indétermination. Notre fissure transcendantale nous porte vers l’en tant que tel. La distance que nous devons parcourir vers l’objectivité est équidistante à celle que met en œuvre notre subjectivité pour s’apercevoir.

Cette tendance égocentrique nous empêche d’aborder le réseau de façon adéquate. En envisageant le Web comme le moyen d’une communication interhumaine, comme le moyen de certaines fins, nous apercevons l’autonomisation algorithmique comme une aliénation, une dégradation, bref une mauvaise causalité, fascinante et tout à la fois dangereuse. Tout ce qui s’éloigne de l’être humain, nous semble dangereux parce que mettant en crise notre identité et les frontières entre le dedans et le dehors. Nous maintenons l’illusion d’une souveraineté anthropologique qui serait seulement perturbée par des accidents externes. Nous refusons de voir que cette souveraineté est fissurée et est une exception dans l’économie générale des choses.

Si le Web peut être considéré comme une communication entre les êtres humains, celle-ci n’est pas le dernier mot de son processus, dans la mesure où les informations recueillies automatiquement dans les bases de données sont ensuite utilisées pour d’une part effectuer des tris permettant de catégoriser des entités utilisables par exemple en marketing, et d’autre part pour servir de datasets à l’apprentissage indirigé des machines. Le machine learning utilise le big data, fruit de l’extraction de nos existences, pour pouvoir « imiter » certaines données. Cette imitation n’est pas une simple reproduction à l’identique des comportements humains. Elle est ambiguë en un sens élevé, car ce qu’il s’agit là de faire est de tromper l’interlocuteur : être vraisemblable tout en étant différent. À la manière d’une trace dans la neige laissée là pour tromper celui qui traque le gibier, l’imitation anticipe ce qu’elle imite et lui est antérieure. Ceci est dû au fait qu’elle est programmée et que cette antériorité du programme sur ce qui est analysé (les données existentielles), formate l’analysé, lui donne une forme.

En ce sens, le Web pourrait être compris comme un environnement qui à la manière d’un marécage vient capturer certains organismes pour les reproduire et créer une seconde couche de réalité, ressemblant à la couche primaire, mais s’en distinguant. Si cette greffe ontologique prend une forme technologique, elle a été sans doute aussi humaine. L’humain comme une imitation de la matière… Cet imaginaire du Web, considéré comme une capture des traces existentielles en vue de nourrir l’intelligence artificielle, pourrait être critiqué comme attribuant une volonté à ce qui en est dénué. Mais cette critique là encore est fondée sur l’humanisme qui empêche de penser hors du cadre défini par le sujet humain. Il faudrait imaginer le repas des machines selon une certaine neutralité et indifférence à l’égard de notre positionnalité humaine.

La chronologie du Web 1.0, 2.0, 3.0. 4.0 a été élaborée de façon anthropocentrique en découpant ces phases selon la relation des êtres humains aux objets numériques. Peut-être faudrait-il renverser (aussi) notre regard : l’histoire du Web est l’histoire de l’utilisation des êtres humains par les machines, de sorte que sa périodisation serait fort différente.