Infinitude des fictions sans narration

La pensée qui se penche sur les flux est le plus souvent triste et réactive. Elle semble elle-même débordée par son objet. Incapable de le définir puisqu’il est partout, elle tente pourtant de le saisir pour l’arrêter, au-delà même du possible. Car elle sait que les flux ne peuvent être arrêtés. Tenir un discours consiste ici à tenir le désespoir coûte que coûte au-delà de tout réalisme considéré comme une ultime abdication. Il suffit d’entendre Houellebecq, dont toute l’oeuvre pourrait être analysée comme une tentative désespérée de répondre à l’envahissement des flux contemporains : “Comme Bret Easton Ellis dans American psycho, j’apporte de mauvaises nouvelles : et on pardonne rarement aux porteurs de mauvaises nouvelles. {…} Nous vivons en des temps où un flux accéléré d’informations et de positionnements nous emporte […} soumettant la doxa à un processus de redéfinition permanent. {…} Les maîtres et les collaborateurs du flux peuvent légitimement entrer en fureur lorsqu’ils le voient se briser, une fois de plus, contre la muraille du livre, ami de la lenteur. Dans ce sens, oui, je plaide coupable : j’ai écrit un livre réactionnaire ; toute réflexion est devenue réactionnaire.”

Cette mélancolie houellebecquienne n’est-elle pas symptomatique d’une posture plus générale face aux flux ? L’écrivain se fait ici le porte-parole d’une certaine intelligentsia qui perçoit le déferlement des flux comme une menace existentielle – menace contre l’autorité de la pensée, contre la stabilité du sens, contre la possibilité même d’une réflexion qui ne serait pas immédiatement emportée, diluée, dissoute dans l’accélération généralisée. Le livre devient alors ce dernier bastion, cette “muraille” censée protéger contre l’assaut des flux contemporains : dernier espace de lenteur, d’arrêt, de concentration possible dans un monde voué à la dispersion et à la vitesse.

Mais cette réactivité ne témoigne-t-elle pas d’une incompréhension fondamentale de la nature même des flux ? N’y a-t-il pas dans cette position défensive, dans ce repli nostalgique sur l’objet-livre et sa temporalité spécifique, un refus de penser le flux en lui-même et pour lui-même, dans sa positivité propre ? Une incapacité à concevoir que le flux pourrait être non pas ce qui menace la pensée, mais ce qui pourrait la revitaliser, lui ouvrir de nouveaux espaces, de nouvelles possibilités ?

Pour quelles raisons le flux provoque-t-il une telle pensée? Qu’est-ce qui fait que le flux est l’objet d’un tel rejet et d’une telle crainte sauf dans de rares cas (Lucrèce, Spinoza, Nietzsche et Serres pour ne citer que certains)? Et pourquoi, dans le même temps, alors même que la pensée adopte la réaction, elle ne peut pour autant se dégager du flux? Est-il exact d’opposer le flux à la lenteur et à la pauvreté, aux interruptions? N’y aurait-il pas une pensée joyeuse (et non fascinée) des flux?

Cette crainte du flux n’est-elle pas profondément liée à notre conception occidentale de l’être, à cette métaphysique de la présence qui, depuis Parménide jusqu’à Heidegger, privilégie l’identité sur la différence, la stabilité sur le mouvement, l’être sur le devenir ? Le flux représente précisément ce qui échappe à cette ontologie de la fixité : il est ce qui coule, ce qui passe, ce qui ne cesse de différer d’avec soi-même. Il incarne cette “ontologie noire” dont parlait Michel Serres, cette pensée du mélange, du trouble, de l’impureté qui a toujours été refoulée par la philosophie dominante.

Les rares penseurs qui ont osé affronter le flux sans réaction – Lucrèce et ses atomes dansants, Spinoza et son conatus perpétuel, Nietzsche et son éternel retour, Serres et ses tourbillons – n’ont-ils pas tous en commun d’avoir rompu avec cette métaphysique de la présence, d’avoir conçu l’être non comme substance stable mais comme processus, comme devenir, comme flux précisément ? Et n’est-ce pas ce qui fait la joie spécifique de leur pensée, cette capacité à s’abandonner au mouvement, à épouser le flux plutôt qu’à tenter vainement de l’arrêter ?

Nous savons combien le flux est un agencement non segmentable de continuité et de discontinuité, combien sa profusion continue est fonction d’une sécheresse atterrée, combien le trop se comporte dans le pas assez, combien la palpitation selon un tempo imprévisible provoque une crainte profonde chez l’être humain. Nous savons aussi combien cette structure de la physis et du cosmos est aussi celle, structurellement et non formellement, de la psyché humaine comme de son esthétique. Cet intenable battement de la vie dans lequel rien ne s’organise, rien ne peut s’organiser, comme si l’existence se défaisait au-delà même des fonctions et normes sociales, des injonctions et des projets que nous prononçons, de cette confiance insoupçonnée en l’avenir. Le parallélisme, toujours qui se suit et qui jamais ne s’entrecoupe, entre la physis et la psyché a de quoi effrayer car elle ne laisse aucune porte de sortie, aucun dehors, aucune échappée qui permettraient d’en finir de ce trouble-là.

Cette correspondance entre le flux cosmique et le flux psychique – ce que Gilbert Simondon appellerait peut-être une “transduction” – constitue sans doute la source la plus profonde de notre angoisse face aux flux. Car elle nous révèle qu’il n’y a pas d’échappatoire, pas de position de surplomb d’où nous pourrions contempler les flux sans y être nous-mêmes pris, emportés. Notre psyché n’est pas ce qui pourrait maîtriser le flux, le canaliser, l’ordonner : elle est elle-même flux, mouvement incessant de pensées, d’affects, de sensations qui ne se laissent jamais pleinement saisir, jamais pleinement stabiliser.

Cette instabilité fondamentale, cette impossibilité d’arrêter le flux – tant externe qu’interne – contredit frontalement notre fantasme de maîtrise, notre illusion d’être des sujets autonomes, capables de donner forme et sens à notre expérience. Le flux nous rappelle que nous sommes fondamentalement passifs, exposés, traversés par des forces qui nous excèdent et nous constituent en même temps. Il révèle la fragilité de notre identité, toujours en voie de défaire ce qu’elle est pour devenir autre.

La narration traditionnelle, entendez aristotélicienne, qui va du classicisme aux tentatives contemporaines, ces dernières n’étant que des essais au sein même de structures et de médiums nécessairement linéaires, pour produire l’effet d’un imaginaire discontinu et fragmentaire, cette narration donc est une guérison. Cette dernière peut être la persévérance de la maladie ou la mort, peu importe, à un moment ça s’arrête d’une manière ou d’une autre. Il y a bien un début par lequel on entre, un milieu que l’on continue et une fin qui est un dégagement et qui nous réconcilie avec tout le mal que nous fait le livre, la pièce, le film, que nous a fait finalement la vie, la nôtre comme celle des autres. Nous en sortons réconcilié et guéri.

Face au flux et à l’angoisse qu’il suscite, la narration traditionnelle apparaît donc comme une tentative de guérison, comme un pharmakon destiné à apaiser notre trouble. Elle impose au flux une forme, un ordre, une direction : un début, qui fixe un point d’origine stable ; un milieu, qui développe des tensions tout en maintenant une cohérence ; une fin, qui résout ces tensions et produit une catharsis, une purification des affects. La narration aristotélicienne est cette machine à transformer le flux chaotique de l’expérience en une structure intelligible, acceptable, supportable.

Le cinéma, avec son dispositif spécifique – l’enfermement temporaire d’un collectif dans une salle obscure, la projection d’images en mouvement selon une durée prédéterminée, l’immersion sensorielle totale suivie d’un “retour” à la réalité – constitue peut-être la forme la plus accomplie de cette narration-guérison. Il nous permet de faire l’expérience des flux (visuels, sonores, émotionnels) tout en nous garantissant qu’ils auront une fin, qu’ils ne nous emporteront pas définitivement. Même les œuvres qui semblent rompre avec la narration classique – qu’on pense à Lynch, Tarkovski ou Godard – restent inscrites dans ce cadre temporel délimité : le film commence, se déroule, s’achève. L’infinitude n’y est qu’un effet, jamais la structure même.

Je ne veux pas dresser là un tableau caricatural de la narration. Je sais combien de tentatives héroïques ont été faites pour persister dans ce mal antérieur à toute souffrance, dans la palpitation de la vie. Mais justement, il fut un mal, il fut une guérison. Début, développement, conclusion, dont le cinéma aura été la figure majeure parce qu’il aura enfermé tout un peuple dans une salle obscure en échange de quelques dollars. Il y avait bien une infinitude mais c’était un effet de construction jamais la structure même. Tout se passe comme si l’invivable se tenait à la limite de l’oeuvre mais n’y rentrait jamais.

Ces “tentatives héroïques” pour faire entrer le flux dans la narration – du stream of consciousness joycien aux expérimentations formelles de la littérature contemporaine, en passant par les ruptures temporelles du Nouveau Roman ou les jeux métafictionnels postmodernes – témoignent précisément de cette tension fondamentale entre flux et forme, entre le chaos de l’expérience vécue et l’ordre de sa représentation. Elles essaient d’élargir les possibilités narratives, de repousser les limites de ce qui peut être raconté, mais sans jamais remettre en question le principe même de la narration comme guérison, comme résolution, comme fin.

Face à cette structure narrative, une autre possibilité résiste et insiste au fil du temps. On peut en retrouver la trace dans les encyclopédies à l’accès discontinu (on ouvre une page à un article), dans les listes et les bottins téléphoniques, dans les images-instruments de la finance, de la conquête spatiale et de l’armée. C’est une fiction sans guérison parce que sans fin. Ce sans fin n’est pas l’infini divin mais l’infinitude du désir et de l’existence, l’anthropologique dans son excentration, dans son incomplétude, comme si toujours le sol se dérobait sous nos pieds.

Cette “autre possibilité” n’est-elle pas précisément celle d’une fiction qui accepterait le flux, qui renoncerait à la narration comme structure de guérison pour épouser le mouvement même de l’existence dans son indétermination, son inachèvement, son ouverture fondamentale ? Une fiction qui ne chercherait plus à nous réconcilier avec le monde mais qui nous y exposerait dans toute sa complexité irréductible, dans sa résistance à toute totalisation, à toute clôture ?

Les exemples évoqués – encyclopédies, listes, bottins téléphoniques – peuvent sembler étranges : ce sont des textes que nous ne considérons habituellement pas comme des “fictions”. Mais c’est précisément leur caractère non-narratif, leur refus de raconter une histoire avec un début, un milieu et une fin, qui les rattache à cette possibilité d’une fiction sans guérison. Ils sont structurellement ouverts, potentiellement infinis, sans téléologie : on peut y entrer par n’importe quel point, en sortir à tout moment, y revenir sans jamais épuiser leur potentiel de signification.

Et c’est pourquoi je suis si mal à l’aise face à des notions telles que la fiction interactive ou même générative que par faiblesse j’ai parfois adopté. Même si les conditions techniques sont aussi des conditions d’inscriptions matérielles et ne sont donc pas sans influences structurelles, cette fiction ne peut privilégier le facteur technique comme principale détermination. Nous devrions parler de fiction sans narration (FsN), c’est-à-dire sans guérison, sans ce double nous permettant de dédoubler cette existence. L’absence de narration c’est l’absence de narrateur, c’est-à-dire d’une voix qui surplombe les autres voix, celles qu’on raconte, et qui donne un sens à tout cela. Fin de l’autorité, apprentissage de quelques rudiments paiens en vu de défaire ce qui n’est que discours.

Cette “fiction sans narration” (FsN) rompt radicalement avec la conception traditionnelle de la littérature comme art de raconter des histoires. Elle refuse la position d’autorité du narrateur – cette voix qui organise, hiérarchise, donne sens – pour laisser place à une multiplicité de voix sans surplomb, sans centre, sans orientation préétablie. Elle n’est pas tant une représentation du monde qu’une présentation de sa complexité irréductible, de son caractère fondamentalement inachevé, ouvert, en devenir.

La FsN n’est pas un nouveau genre littéraire, une nouvelle forme qui viendrait s’ajouter au corpus existant : elle est plutôt une possibilité qui a toujours hanté la littérature, qui a travaillé souterrainement l’histoire des formes narratives, qui a insisté comme une alternative non réalisée, comme un virtuel non actualisé. Des Essais de Montaigne au Livre des passages de Benjamin, du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert aux fragments de Nietzsche, de l’Oulipo aux hypertextes numériques, cette possibilité n’a cessé de resurgir, de revenir comme un spectre troublant l’ordre narratif.

Cette structure est devenue difficile à supporter dans un contexte socio-politique dans lequel le réseau a laissé chacun s’exprimer dans la nullité même de la voix et de l’écriture, mais peu importe cette nullité qui est un jugement de valeur, seul compte l’inscription de ces millions d’internautes qui viennent déstabiliser l’autorité des voix culturelles.

N’est-ce pas là le paradoxe de notre époque ? D’un côté, Internet apparaît comme l’espace par excellence du flux – flux d’informations, de communications, d’images, de désirs qui circulent sans direction préétablie, sans hiérarchie stable, sans téléologie. De l’autre, cette prolifération des flux suscite des réactions de rejet, des tentatives désespérées de restaurer l’autorité narrative, de réinstaurer des hiérarchies culturelles menacées par la “nullité” supposée des voix qui s’expriment sur le réseau.

Mais cette “nullité” n’est-elle pas précisément ce qui fait la valeur politique des flux numériques ? Leur capacité à déstabiliser les autorités établies, à remettre en question les hiérarchies culturelles, à ouvrir l’espace de l’expression à des voix jusqu’alors inaudibles ? La FsN trouve dans le réseau son milieu naturel, son espace de déploiement privilégié : non pas tant par ses caractéristiques techniques que par sa structure même, par sa capacité à faire coexister des voix multiples sans narrateur surplombant, sans autorité organisatrice.

Nous voulons donc à la suite de quelques autres tentatives, porter cette FsN, l’infinitude irréconciliée de cet imaginaire qui ne cesse qu’en s’en détournant, qu’en fermant le courant, qu’en interrompant ce qui sans cela continuerait, encore et encore. Quel est l’intérêt de ce type de fiction? N’est-ce pas terriblement ennuyeux? Nous assumons cette discordance face à l’exigence toujours plus forte d’un résultat. Nous ne tenons pas en haute estime cette nécessité dans laquelle parfois nous sommes placés de devoir émouvoir, toucher, faire penser, changer le public.

Cette revendication d’une fiction sans “résultat”, sans effet programmatique sur un public supposé homogène, n’est-elle pas la conséquence logique d’une pensée qui accepte pleinement le flux ? Si nous renonçons à la narration comme structure de guérison, à la clôture comme horizon de sens, ne devons-nous pas également renoncer à l’idée d’une œuvre qui produirait des effets déterminés, prévisibles, mesurables sur ses lecteurs ou spectateurs ? La FsN ne vise pas à émouvoir, à toucher, à faire penser selon des modalités prédéfinies : elle ouvre simplement un espace où quelque chose peut avoir lieu, où des rencontres imprévisibles peuvent se produire, où des intensités singulières peuvent surgir.

L’ennui qu’elle risque de provoquer chez certains n’est pas un échec, une insuffisance : il est peut-être la condition même d’une expérience qui refuse le spectaculaire, qui ne cherche pas à captiver, à séduire, à distraire. Un ennui qui serait moins absence d’intérêt que forme spécifique d’attention, disponibilité à ce qui vient, à ce qui surgit dans les interstices, dans les temps morts, dans les moments de suspension.

Quel public? Qu’est-ce donc que cette homogénéité? N’est-ce pas des singularités que nous ne pouvons d’aucune manière penser, tenir par la pensée et en pensée, ces singularités qui nous tiennent à l’écart d’elles et à l’écart de nous-mêmes ? L’ennui pourrait ici être un autre nom pour l’étrangeté qui n’est pas même considérée ou repérée comme étrangeté. L’étrangeté étrangère. Nous nous plongeons alors dans une fiction incertaine et infinie. Elle n’en a jamais fini, elle ne clôt jamais le débat. Il y a toujours à voir et à entendre.

La FsN est ainsi cette fiction qui accepte sa propre infinitude, son caractère fondamentalement inachevé, ouvert, en devenir. Elle ne prétend pas à la totalité, à l’exhaustivité, à la clôture : elle est ce mouvement perpétuel où “il y a toujours à voir et à entendre”, où le sens n’est jamais donné une fois pour toutes mais sans cesse produit, déplacé, transformé par la rencontre avec des singularités irréductibles.

Ce n’est pas toujours très intéressant, parfois il y a des rencontres plus émouvantes et ces moments ne sont pas le produit d’une économie volontaire, simplement le fait ponctuel, là. La FsN est un projet très ambitieux et en même temps assez médiocre et indéterminé. Son ambition est liée à sa rupture quant aux habitudes de production et de consommation esthétique. Sa médiocrité est le peu d’intérêt qu’elle revendique, car pourquoi aurait-elle plus de voix que d’autres voix?

Cette médiocre ambition, ou cette ambitieuse médiocrité, n’est-elle pas précisément ce qui fait la force politique de la FsN ? Elle refuse la position d’exception, la voix surplombante, l’autorité narrative pour s’inscrire dans le flux même des voix singulières, dans leur multiplicité irréductible. Elle est cette voix parmi d’autres, qui ne prétend pas à plus de légitimité, à plus de vérité, à plus d’importance que les autres, mais qui par sa simple existence, par sa résistance à la forme narrative dominante, ouvre un espace où d’autres possibles peuvent émerger.

La FsN n’est pas une solution aux problèmes du monde contemporain, une réponse définitive à l’accélération des flux, une nouvelle forme qui viendrait remplacer les anciennes : elle est une tentative, parmi d’autres, de penser et de pratiquer une fiction qui ne chercherait plus à nous guérir du flux, mais à nous aider à l’habiter, à y trouver non pas un sens définitif, mais des intensités vivables, des moments de rencontre, des formes provisoires d’existence.