Imagination mentale et imagination matérielle

Jusqu’à une date récente, les philosophes ont souvent privilégié l’imagination comme un phénomène mental en tant que faculté de produire des images intérieures. Cette affirmation devrait donner lieu à une démonstration dont la longueur empêche ici le développement mais dont on pourrait trouver la matrice chez Descartes : “les idées sont en moi comme des tableaux”. Cette production imaginaire pouvait être active ou passive, elle pouvait être le fruit de la volonté d’une personne ou venir hanter celle-ci. Elle pouvait être secondaire ou primaire, c’est-à-dire venir après la raison ou avant celle-ci, mais dans tous les cas, elle se passait à l’intérieur du crâne. La philosophie se fondait sur son propre exercice pour évaluer et définir l’imagination. L’imagination artistique, en tant que production d’images matérielles, était quant à elle considérée explicitement ou implicitement comme la simple matérialisation d’une activité mentale préalable. En ce sens, l’artiste imaginait intérieurement quelque chose et le matérialisait ensuite sur le canevas, dans un bloc de marbre ou sur tous autres supports suivant en cela l’hylémorphisme et la quadruple causalité artistotélicienne.

On a un peu affiné le passage de l’imagination mentale à l’imagination matérielle par le biais de l’heuristique, c’est-à-dire le fait que cette matérialisation n’est jamais uniquement la soumission d’une matière à une idée. En effet, la matière vient altérer la matérialisation et cette altération n’est pas un phénomène négatif. Il produit quelque chose d’inattendu qui permet la rencontre entre une image mentale (idéalisme) et un support (matérialisme). L’aller-retour incessant de l’heuristique était considéré comme la voie de communication entre le mental et le matériel.

Toutefois, toutes les conséquences de cette altération de l’imagination n’ont pas été tirées. En effet, l’heuristique n’est pas une voie de transformation platonicienne (on pourrait d’ailleurs contester la division du mental et du matériel), mais révèle le caractère transcendantal de la technique. Nous voulons dire par là qu’un support matériel est une technique qui prend forme par des techniques, or si ceux-ci viennent altérer le projet initial de l’image mentale, l’artiste est précisément celui qui sait imaginer pour « son » médium. Il n’a pas une image mentale qui pourrait indifféremment se réaliser sur n’importe quel support. Il a une image mentale de peinture, de sculpture, de vidéo, de dispositif en réseau, etc. Ceci veut dire qu’une connaissance technique a posteriori vient modifier sa façon d’imaginer et de percevoir. L’a posteriori affecte donc l’a priori, c’est-à-dire les conditions de perception et d’imagination (et il faudrait bien sûr articuler finement ces deux conditions). En poursuivant le chemin ouvert par Kant, nous devrions interroger la contingence du transcendantal au regard de la contingence (ou de la nécessité) de la technique.

De plus, il ne faut pas oublier en aval qu’une œuvre d’art constitue aussi une sensibilité commune. Elle influence la perception du public, et en ce sens encore, en tant que résultat technique d’une translation heuristique, elle a une influence sur la constitution transcendantale des spectateurs. Une œuvre d’art dit, rétrospectivement ce qu’une époque a été (pour nous). Elle est un point qui nous permet d’imaginer les temps passés et les ruines (selon le regard d’un présent). Elle nous permet d’imaginer comment imaginaient les personnes à une autre époque, imagination dont nous sommes les héritiers, et elle est donc en ce sens constitutive de notre réflexion imaginative. L’imagination n’est jamais seule, elle est imagination d’autres imaginations.

On aura compris que l’imagination matérielle n’est pas simplement la réalisation d’une image mentale. Le rapport entre les deux est une boucle incessante, de sorte que la cause et la conséquence ne sont pas déterminables en dehors de leur interaction temporelle. L’imagination est une activité active et passive. Elle vient du sujet et elle est subie par lui. Cette inextricable dialectique produit la dynanique productive de l’imagination qui ne peut se stabiliser dans aucun de ses pôles. La production artistique nous permet de comprendre que la technique n’est pas le moyen de certaines fins, c’est-à-dire ici la matérialisation d’une image mentale, mais affecte les conditions de possibilité de la production des images. Cette influence a pour conséquence qu’il devient absurde de séparer l’être humain de la technique, car ils sont co-créés.