Mémoires antérieures

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Aucune autre période historique n’a accumulé une telle densité de mémoires individuelles. Habituellement, celles-ci étaient oubliées parce qu’elles n’étaient pas inscrites matériellement. La plupart des êtres humains ne sachant écrire, ils s’oubliaient dans leurs morts, laissant une minorité de scientifiques, d’artistes et de politiques, concentrer l’attention des époques suivantes. Nous avions nos symboles et nos personnages historiques, nous avions notre culture. Une sélection naturelle des archives s’effectuait par défaut : les archives n’étaient pas seulement détruites, elles étaient rares.

Alors que la mémoire existentielle est devenue l’un des cœurs de l’économie contemporaine, son archivage devient un enjeu de pouvoir. Le biopouvoir s’est étendu, s’est déplacé sur le mnésique et sur des entreprises privées. On peut bien sûr dénoncer cette extension, on peut s’inquiéter de la sécurisation et de la privatisation des mémoires, mais par une telle inquiétude on laissera impensé le destin de la mémoire et le fait qu’elle contenait déjà cette possibilité de mémorisation. Il n’y a pas d’un côté la mémoire et de l’autre l’inscription, car cette dernière détermine pour ainsi dire les conditions transcendantales de la première : on se sent exister à la mesure du mémorisable, parce que celui-ci vient hanter le redoublement existentiel. La mémoire est la vie de la vie.

Sans doute Jacques Derrida n’a-t-il cessé d’anticiper cette transformation matérielle des mémoires à travers sa réflexion sur l’archive, sur le supplément et sur les spectres. L’hantologie, dans l’ambivalence de la conjuration, permet d’imaginer un temps de l’inscription des mémoires qui n’est pas chronologique, mais qui tourbillonne selon des microboucles où ce qui est après influence ce qui est avant. Il me semble nécessaire d’utiliser ce cadre conceptuel pour approcher non seulement les mémoires, mais aussi l’histoire.

La question qui reste en suspens concerne l’avenir de l’histoire confrontée à une densité folle d’inscriptions de toutes sortes. Que deviendra l’histoire lorsqu’elle devra faire face à tous ces documents dont la nature reste indéterminée ? N’y a-t-il pas là un affect des multitudes insubsumables dans un régime historique ? Cette question se pose au futur, elle se pose de notre présent vers ce qui vient et qui n’est pas anticipable ou calculable. Pourtant, elle se pose aussi au regard d’une calculabilité des mémoires puisque celles-ci sont numérisées selon le même code. Nous sommes « déjà » nos propres spectres lorsqu’ainsi nous imaginons une histoire à venir de nos disparitions, et lorsqu’ainsi nous écrivons sur un blog, sur un réseau social, sur un ordinateur, nous ressentons toute la fragilité et la puissance de cette inscription donnée à tous et à personne.

Cette ambivalence se dessine à la frontière anthropologique et technologique. Dans ces inscriptions quotidiennes, il y a quelque chose d’infiniment humain, une multiplicité que nulle unité ne peut venir réduire, et il y a des processus de captures technologiques. Tout se passe comme si les machines capturaient nos inscriptions mémorielles et tentaient ainsi d’avoir accès au sens (commun).