Le numérique n’est pas un médium mais un monde
La question du médium numérique revient à intervalle régulier. C’est toujours la même question qui est posée, la même méthode qui est proposée et le même résultat qui en découle : il s’agirait de comprendre le fonctionnement sous-jacent et interne du médium numérique pour pouvoir analyser véritablement la nature des œuvres numériques et les ranger dans une catégorie “l’art numérique”. Celles-ci auraient donc comme objectif d’exprimer le numérique en sa nature même la plus générale. Ceci a pour conséquence la construction d’un monde autonome se comprenant en son essence la plus propre : le ghetto numérique.
N’y a-t-il pas quelque chose de profondément paradoxal dans cette quête obstinée d’une spécificité du numérique ? Comment un phénomène dont l’essence même est de transcender les frontières, de fluidifier les partages traditionnels, d’interconnecter les domaines les plus hétérogènes pourrait-il se laisser enfermer dans les limites étroites d’une définition médiale ? Cette volonté de circonscrire le numérique, de l’isoler pour mieux en saisir l’essence, ne trahit-elle pas une angoisse face à son caractère fondamentalement disruptif, face à sa capacité à déborder toutes les catégories établies ? Le “ghetto numérique” serait alors moins le résultat d’une analyse objective que le symptôme d’un réflexe défensif : en assignant au numérique un territoire propre, on espère contenir sa puissance de contamination, on tente de neutraliser sa capacité à métamorphoser l’ensemble du champ social et culturel.
On a de nombreuses raisons de douter de cette manière de chercher spontanément la souveraineté de l’art dit “numérique”. En effet, elle répète la génétique aristotélicienne de l’art et le procès entre la forme et la matière. La forme de l’œuvre n’est que l’expression des fondements de la matière. La forme est le réel de la puissance (δύναμις) du matériel. Elle rejoue également, sans toujours le savoir, le procès moderniste tel qu’il fut engagé par Greenberg : l’histoire de l’art serait l’histoire de l’autonomisation (ou de la purification) des œuvres et de la libération du médium des normes de la représentation. En abandonnant le réalisme, la peinture abstraite réaliserait le destin de la peinture. Rechercher en art ce serait rechercher l’essence même du médium, ce serait toucher à l’indifférencié singulier de la surface d’inscription.
Cette persistance du schème hylémorphique dans notre approche du numérique n’est-elle pas le signe d’une incapacité à penser la nouveauté radicale qu’il introduit ? En rabattant le numérique sur le modèle aristotélicien de la forme et de la matière, ne risque-t-on pas de manquer précisément ce qui fait sa singularité : sa nature processuelle, son caractère relationnel, sa dimension algorithmique ? Le numérique n’est peut-être pas tant une matière qui attendrait sa mise en forme qu’un ensemble de processus qui reconfigurent en permanence les rapports entre matérialité et immatérialité, entre virtualité et actualité, entre code et interface. Sa spécificité résiderait moins dans une essence stable que dans sa capacité à générer des formes en perpétuelle métamorphose, des configurations toujours provisoires, des états transitoires plutôt que des œuvres définitives.
Cette double tradition hylémorphique, l’une étant d’ailleurs le produit de l’autre, est discutable à plus d’un titre. L’un des contre-arguments est la définition même du médium et le partage ontologique qu’elle impose entre quelque chose de virtuel qui est en réserve et l’actuel d’une forme réalisée. Elle suppose que l’œuvre d’art est le produit d’une intention humaine et/ou d’une poussée ontique. Elle induit l’idée que l’œuvre est un singulier qui exprime un général (l’art comme concept). Ces partages entre définition et extension ne me semblent pas correspondre au travail de certains artistes. L’importance accordée au médium ne relève-t-elle de la conception moderne ? Celle-ci n’est pas abandonnée, elle coexiste aujourd’hui avec les conceptions contemporaines et classiques, mais il faut souligner que depuis au moins les années 60, certains artistes ont marqués une indifférence à la classification par médium et n’ont pas mis le rapport entre la forme et la matière au cœur de leur pratique.
Cette indifférence au médium, que l’on pourrait faire remonter à Duchamp et qui s’est généralisée depuis les années 60, ne trouve-t-elle pas dans le numérique son expression la plus radicale ? Car si les pratiques conceptuelles, in situ, performatives ou relationnelles pouvaient encore être pensées comme des extensions ou des négations des médiums traditionnels, le numérique semble opérer une dissolution plus fondamentale de la notion même de médium. Non pas tant parce qu’il constituerait un nouveau médium qui viendrait s’ajouter à la liste existante, mais parce qu’il reconfigure la notion même de médialité : il n’est plus ce qui sépare et spécifie, mais ce qui connecte et traduit ; non plus ce qui délimite des territoires, mais ce qui établit des passages, des interfaces, des protocoles de communication entre des régimes hétérogènes.
Le numérique peut-il être défini comme un médium au sens artistique du terme ? Le numérique peut-il être comparé, en tant que médium, à la peinture, sculpture, vidéo ? Sa surface sociale et son indétermination semblent être fort différentes. Des médiums aussi récents que la photographie ou la vidéo restaient cantonnés aux industries culturelles et aux activités de loisirs dans la vie quotidienne. Pour sa part le numérique est partout et affecte la société en son entier depuis la généralisation du PC. Ce n’est pas une technologie particulière, c’est un paradigme ontologique, c’est-à-dire un partage entre l’être et l’étant. D’ailleurs, les œuvres d’art ne sont qu’une partie minoritaire du numérique, elles machinent avec ce monde dont elles sont dépendantes. Ainsi, l’idée même d’une autonomisation ou d’une essentialisation du médium numérique est logiquement une absurdité. Quand on “utilise” le numérique, on se branche sur des surfaces sociales persistantes (usages) qui préexistent et survivront à l’œuvre. Il faut ajouter que le numérique n’est pas un médium, parce qu’il n’a pas la particularité technique des médiums artistiques qui permettaient l’émergence de savoir-faire spécifiques. Le numérique est une manière-d’être ou une manière-de-faire qui peut s’appliquer à un grand nombre d’activités en utilisant des supports différents. C’est d’ailleurs cette indétermination du support et la prévalence de la méthode qui explique le rythme accéléré des innovations et des obsolescences numériques. Le savoir n’est plus constitué autour de la maîtrise de certains outils (hardware et software), mais grâce au flux même du changement en la compréhension de sa logique sous-jacente.
Cette omniprésence du numérique, sa capacité à infiltrer tous les domaines de l’existence, à reconfigurer l’ensemble des pratiques sociales, n’est-elle pas précisément ce qui le distingue radicalement des médiums artistiques traditionnels ? Si la peinture, la sculpture, la photographie ou la vidéo pouvaient encore être pensées comme des territoires délimités, dotés de leurs propres règles, de leurs propres matériaux, de leurs propres savoir-faire, le numérique se présente plutôt comme un milieu, une atmosphère, un environnement qui enveloppe et transforme toutes les activités humaines. Le qualifier de “paradigme ontologique” n’est pas simplement une formule rhétorique : c’est reconnaître qu’il affecte notre rapport même à l’être, qu’il modifie les conditions de possibilité de notre expérience du monde.
“Manière-d’être” ou “manière-de-faire” plutôt que médium : cette distinction est cruciale pour comprendre la spécificité du numérique. Elle implique de déplacer l’attention de l’objet vers le processus, du résultat vers la méthode, de la forme achevée vers le flux constant des transformations. Le numérique ne se laisse pas appréhender comme une substance stable, comme un matériau qui attendrait sa mise en forme, mais comme un ensemble de procédures, d’algorithmes, de protocoles qui génèrent des configurations toujours provisoires, toujours susceptibles d’être reconfigurées. C’est peut-être cette dimension processuelle, cette fluidité constitutive, qui explique le “rythme accéléré des innovations et des obsolescences numériques” : non pas tant parce que les technologies changent rapidement, mais parce que le changement lui-même est devenu le mode d’être du numérique.
On peut se demander si l’idée même d’un art numérique, d’un art se définissant en sa numéricité, est encore valable. Cette prégnance du médium dans notre manière d’aborder les œuvres n’est-elle pas liée à la persistance d’habitudes et d’usages qui ont été élaborés dans d’autres contextes esthétiques et sociaux ? La discussion sur le médium pourrait être envisagée d’une part, en reprenant l’héritage esthétique de la modernité greenbergienne. D’autre part, en déconstruisant philosophiquement les présupposés du médium. Le numérique n’est pas un médium, mais un monde, et ce monde n’est pas spécifiquement artistique. On peut parler d’une œuvre dans un monde numérique ou faisant référence au monde numérique. Mais il semble difficile de comprendre les œuvres comme l’expression ou l’indice, l’index privilégiés d’une essence du numérique. Le numérique n’est pas la définition des œuvres comprises comme extension, parce que le numérique n’a pas d’essence.
Cette affirmation selon laquelle “le numérique n’est pas un médium, mais un monde” ouvre des perspectives fécondes pour repenser notre rapport aux œuvres qui engagent le numérique. Elle invite à déplacer la question de la spécificité médiale vers celle de la manière dont les œuvres habitent ce monde, dont elles s’y inscrivent, dont elles le questionnent, le transforment, le détournent. Il ne s’agirait plus de chercher ce qui fait la singularité du numérique en tant que médium, mais d’explorer la diversité des façons dont les œuvres négocient leur relation à ce monde numérique, comment elles s’approprient ses logiques, ses interfaces, ses protocoles pour produire des expériences sensibles qui ne se réduisent pas à l’expression d’une supposée essence du numérique.
Si le numérique n’a pas d’essence, c’est peut-être parce qu’il se définit moins par un contenu stable que par sa capacité à traduire, à coder, à traiter toutes sortes de données selon des procédures algorithmiques. Sa nature est fondamentalement relationnelle : il existe moins comme une substance autonome que comme un ensemble de connexions, d’interfaces, de traductions entre différents régimes de signes, différentes modalités sensibles, différents dispositifs techniques. Ce caractère relationnel du numérique ne rend-il pas problématique toute tentative de l’isoler, de le purifier, de le réduire à une essence qui pourrait être exprimée par des œuvres spécifiquement numériques ?
L’art qui engage le numérique ne serait alors pas tant l’expression d’une essence préexistante que l’exploration des potentialités, des tensions, des apories que recèle ce monde numérique. Il ne s’agirait plus de révéler ce que le numérique est en soi, mais de questionner ce qu’il fait à notre expérience du monde, comment il reconfigure nos modes de perception, nos formes de sensibilité, nos manières d’être ensemble. L’art ne serait plus le lieu où se manifesterait une vérité cachée du numérique, mais celui où s’expérimenteraient des façons d’habiter ce monde, de s’y orienter, d’y agir, d’y résister peut-être.
Cette perspective implique d’abandonner la quête d’une spécificité de l’art numérique pour s’intéresser plutôt à la multiplicité des manières dont les pratiques artistiques contemporaines négocient leur relation au monde numérique. Certaines œuvres peuvent certes thématiser explicitement les technologies numériques, leurs interfaces, leurs effets sur nos corps et nos perceptions. Mais d’autres peuvent engager le numérique de façon plus implicite, plus oblique, en explorant les transformations qu’il induit dans notre rapport au temps, à l’espace, à la mémoire, à l’identité, sans pour autant se présenter comme des œuvres spécifiquement numériques.
Ce déplacement de la question du médium vers celle du monde ouvre ainsi un espace de pensée plus vaste, plus fécond pour appréhender la diversité des pratiques artistiques contemporaines qui engagent, d’une manière ou d’une autre, le numérique. Il permet de sortir de l’alternative stérile entre un formalisme technologique qui réduirait ces pratiques à l’expression d’une spécificité médiale et un indifférentisme qui nierait toute pertinence à la dimension numérique de ces œuvres. Il invite à penser l’art non plus comme l’expression d’une essence, mais comme une façon d’habiter un monde, de le questionner, de le transformer.
En définitive, si le numérique n’est pas un médium mais un monde, alors l’art qui l’engage ne saurait se définir par sa fidélité à une essence médiale, mais par sa capacité à explorer les multiples façons d’habiter ce monde, de s’y orienter, d’y créer des formes de vie qui ne se réduisent pas à la simple actualisation de ses potentialités techniques. C’est peut-être dans cette tension entre l’immersion dans le monde numérique et la distance critique à son égard, entre l’appropriation de ses logiques et leur détournement, que se joue la possibilité d’un art qui ne serait ni le simple reflet du numérique, ni sa négation abstraite, mais l’exploration de ses virtualités encore inexplorées.