L’existence des médias
L’analyse des relations entre l’être humain et les technologies numériques nécessite d’abord une considération de l’intrication fondamentale qui s’établit entre nos existences individuelles et les médias que nous utilisons quotidiennement. Cette relation constitue le fondement d’une anthropologie des technologies qui dépasse la simple utilisation instrumentale pour atteindre une forme de co-construction identitaire dans l’espace numérique.
La mémoire externalisée dans les réseaux numériques
La mémoire individuelle et collective se trouve désormais enlacée au sein des infrastructures numériques. Les plateformes comme Flickr, YouTube et d’autres services similaires fonctionnent comme des supports d’archivage externe où sont déposés des fragments de notre existence sous forme d’enregistrements numériques. Cette accumulation constitue une forme de “tabula” numérique – une surface d’inscription contemporaine – qui possède plusieurs caractéristiques distinctives.
Cette surface d’inscription appartient majoritairement à des entités commerciales privées, ce qui implique que nos données mémorielles sont soumises à des logiques économiques et juridiques spécifiques. Ces enregistrements numériques pourraient potentiellement persister après notre mort physique, constituant ainsi une forme de persistance posthume de notre présence. Les données numériques que nous produisons quotidiennement deviennent alors potentiellement la partie la plus accessible et interactive de notre mémoire personnelle après notre disparition biologique entraînant une étrange résurrection : de notre vivant, les autres n’ont pas accès à tout ce que nous déposons sur les réseaux, de sorte qu’au moment de notre disparition, ils pourront faire des excavations du passé comme ce qui n’avait jamais déjà eu lieu.
L’expérience de navigation sur ces plateformes crée également une forme particulière d’interaction sociale médiatisée. La consultation des photographies ou autres contenus sur Flickr, par exemple, permet une forme d’accès partiel à des existences étrangères. Ces existences demeurent à la fois singulières – chacune reflétant une subjectivité spécifique – et indissociables du réseau technique qui les supporte et du contexte social global dans lequel elles s’inscrivent. Elles apparaissent simultanément distantes physiquement et co-extensives dans l’espace numérique partagé.
Le Web 2.0 comme environnement existentiel
Si le Web 2.0 se présente davantage comme une atmosphère englobante qu’un ensemble défini de standards techniques susceptibles d’être normalisés par un consortium, c’est précisément parce qu’il s’articule prioritairement autour de nos existences individuelles. Le Web 2.0 se distingue par sa capacité à produire de l’information non pas ex nihilo, mais à partir de l’enregistrement existentiel des utilisateurs.
Cette tendance se manifeste par la multiplication des plateformes sollicitant activement le partage d’éléments personnels : vidéos, photographies, mais également expressions d’espoirs, de rêves et d’expériences vécues. L’économie informationnelle du Web 2.0 repose donc fondamentalement sur l’extraction et la circulation de données existentielles individuelles agrégées en flux collectifs afin de produire des profiling anticipant et créant les goûts des utilisateurs.
Le site Experience Project illustre cette logique avec sa section nommée “Zeitgeist”, terme allemand désignant “l’esprit du temps”. Il expose les requêtes et sujets les plus populaires, suggérant implicitement une équivalence entre l’esprit d’une époque et les préoccupations statistiquement dominantes des utilisateurs. L’emploi de ce terme allemand spécifique dans un site américain pose question : s’agit-il d’une référence délibérée au concept heideggérien de Zeitgeist, qui théorise la relation entre temporalité historique et manifestation de l’être?
Cette référence potentielle soulève des interrogations sur les fondements théoriques implicites du Web 2.0. La production d’information à partir des existences individuelles pourrait alors être comprise non comme simple extraction de données, mais comme tentative d’articulation d’une compréhension collective de l’être-au-monde contemporain médiatisé par les technologies numériques.
La transformation de l’autorité culturelle
Jean-Pierre Balpe évoquait la fin potentielle de “l’admiration baveuse” envers l’art institutionnalisé. Cette expression désigne une attitude de révérence non critique face aux œuvres consacrées par les institutions culturelles, dont la valeur serait principalement justifiée par des facteurs externes à l’œuvre elle-même – notamment le prétendu génie créateur attribué à l’artiste.
Dans cette perspective, l’approche traditionnelle de l’art implique une forme de subordination du spectateur qui doit “se mettre à la hauteur” d’une biographie exceptionnelle. L’exemple donné d’un tableau de Van Gogh illustre cette dynamique : l’appréciation de l’œuvre est médiatisée par la connaissance préalable du parcours biographique de l’artiste, qui constitue une grille d’interprétation prédéterminée et autorisée.
À l’inverse, l’accumulation actuelle d’enregistrements existentiels sur les plateformes numériques pourrait constituer une alternative à cette conception traditionnelle de l’œuvre d’art. Ces enregistrements individuels présentent une certaine monotonie apparente combinée à une structure de répétition différentielle où les contenus sont toujours semblables tout en restant légèrement différents. Ils s’organisent en flux continu plutôt qu’en objets discrets et hiérarchisés, ce qui transforme radicalement notre rapport à la production culturelle.
Cette transformation suggère une incapacité ou un refus croissant d’opérer une discrimination autoritaire entre ce qui mérite d’être collectivement mémorisé et donc conservé dans des institutions culturelles comme les musées, comparés ici à des sarcophages, et ce qui peut être abandonné à l’oubli. Les enregistrements numériques existentiels se présentent avec une disponibilité et une accessibilité sans précédent, offrant collectivement une qualité émergente qui transcende chaque élément individuel : la manifestation d’une multitude, nouvelle forme de production culturelle caractérisée par l’agrégation non hiérarchisée d’expressions individuelles.
L’enregistrement existentiel comme pratique sociale
L’enregistrement numérique des éléments de l’existence quotidienne constitue désormais une pratique sociale répandue. Cette pratique comporte une dimension temporelle où l’enregistrement fixe des moments spécifiques tout en les inscrivant dans une chronologie accessible. Elle possède également une dimension spatiale puisque les enregistrements sont effectués dans des lieux particuliers mais deviennent accessibles globalement. Sa dimension relationnelle se manifeste par le fait que les enregistrements sont fréquemment partagés et commentés, créant des réseaux d’interactions. Enfin, sa dimension identitaire se révèle dans la manière dont l’ensemble des enregistrements participe à la construction d’une identité numérique cohérente.
La généralisation de cette pratique d’enregistrement existentiel modifie substantiellement notre rapport à la mémoire individuelle et collective. La mémoire n’est plus seulement un processus interne et neurologique, mais également un processus technologiquement médiatisé qui implique des supports externes et des protocoles techniques spécifiques que Bernard Stiegler a largement thématisé.
L’économie de l’attention dans le contexte des enregistrements existentiels
La multiplication des enregistrements existentiels partagés sur les plateformes numériques s’inscrit dans une économie de l’attention particulière. Dans ce contexte, les utilisateurs sont simultanément producteurs de contenus existentiels, consommateurs des contenus produits par d’autres et fournisseurs de données comportementales exploitées par les plateformes. Cette configuration économique spécifique repose sur la captation de l’attention des utilisateurs, qui constitue la ressource primaire valorisée. Les mécanismes de recommandation algorithmique, les systèmes de popularité comme les likes et partages, ainsi que les interfaces optimisées pour maximiser l’engagement sont autant de dispositifs techniques visant à capter et maintenir cette attention.
L’importance accordée aux contenus les plus populaires, comme l’illustre la section “Zeitgeist” mentionnée précédemment, reflète cette logique économique. La popularité devient ainsi un critère central d’organisation et de hiérarchisation des contenus, remplaçant potentiellement d’autres critères de valeur comme l’originalité, la profondeur analytique ou la pertinence historique.
La temporalité spécifique des enregistrements existentiels
Les enregistrements numériques existentiels instaurent une temporalité spécifique qui se distingue de la temporalité de l’expérience vécue immédiate et de la temporalité des archives traditionnelles. Cette temporalité se caractérise par une persistance potentiellement indéfinie des données, une accessibilité continue et non séquentielle, une coexistence de temporalités hétérogènes au sein du même espace numérique, ainsi qu’une actualisation possible par les interactions ultérieures comme les commentaires et partages.
Cette temporalité spécifique transforme le rapport traditionnel entre passé, présent et futur. Les enregistrements du passé restent constamment disponibles dans le présent et peuvent être réactivés, recontextualisés ou réinterprétés à tout moment. La distinction entre archive historique et document actuel tend ainsi à s’estomper dans l’environnement numérique contemporain.
Une identité numérique?
L’accumulation d’enregistrements existentiels sur les plateformes numériques participe à la constitution d’identités numériques qui présentent des caractéristiques distinctives. Ces identités numériques sont fragmentées en multiples expressions partielles, médiatisées techniquement par des interfaces et algorithmes, construites collaborativement en impliquant l’individu et son réseau social par des memes, et dotées d’une persistance qui peut potentiellement dépasser l’existence biologique.
Ces identités numériques ne sont pas simplement des représentations secondaires d’identités préexistantes et autonomes, mais constituent des extensions significatives de l’identité contemporaine. L’intrication entre existence physique et présence numérique devient si profonde que la distinction entre ces deux dimensions tend à perdre sa pertinence analytique dans la compréhension de la subjectivité contemporaine.
Le statut ontologique des existences capturées
Les enregistrements numériques existentiels soulèvent des questions fondamentales concernant leur statut ontologique. Contrairement aux objets physiques traditionnels, ces enregistrements numériques se caractérisent par une matérialité distribuée à travers de multiples serveurs, une existence dépendante d’infrastructures techniques spécifiques, une reproductibilité parfaite sans perte de qualité, ainsi qu’une relative indépendance vis-à-vis de leur contexte d’origine, mais une fragilité déterminée par les limites de l’infrastructure matérielle (durabilité et accès aux ressources énergétiques et minières).
Cette configuration ontologique particulière remet en question les distinctions traditionnelles entre original et copie, entre présence et représentation, entre unicité et multiplicité. Les enregistrements numériques existentiels, surtout lorsqu’ils sont convertis en profiling et statistiques, constituent ainsi une catégorie d’objets techniques dont l’analyse requiert des outils conceptuels renouvelés pour en saisir la spécificité.
L’appropriation des traces
La propriété des enregistrements existentiels sur les plateformes numériques soulève des questions juridiques, éthiques et politiques complexes. Il convient de distinguer la propriété intellectuelle du contenu produit par les utilisateurs, la propriété des données générées par l’interaction avec ces contenus, le contrôle technique des infrastructures supportant ces enregistrements, ainsi que la gouvernance des règles d’accès et de circulation de ces contenus.
Le fait que ces enregistrements existentiels soient majoritairement hébergés sur des plateformes appartenant à des entreprises privées soulève des préoccupations légitimes concernant la pérennité de l’accès à ces enregistrements, les conditions d’utilisation et de monétisation potentielle, les politiques de modération et de censure éventuelle, ainsi que la transmission post-mortem de ces enregistrements personnels.
La dimension collective de la fragmentation
Bien que produits individuellement, les enregistrements existentiels partagés sur les plateformes numériques acquièrent une dimension collective par leur agrégation et leur mise en circulation. Cette dimension collective se manifeste par l’émergence de tendances identifiables statistiquement, de memes, la constitution de communautés d’intérêts autour de certains types de contenus, la formation de représentations collectives par accumulation d’expressions individuelles, ainsi que l’élaboration de normes implicites concernant ce qui mérite d’être enregistré et partagé.
L’agrégation de ces enregistrements individuels produit ainsi une forme de connaissance collective qui n’est explicitement contenue dans aucun enregistrement particulier, mais émerge de leur ensemble. Cette connaissance collective constitue une expression de la “multitude” mentionnée dans le texte initial et représente une nouvelle forme de production de savoir social. L’évolution de ce collectif est incertaine, entre une appropriation fasciste toujours possible (que deviendrait le démantelement de l’autorité des vérités dans un contexte déterminé par l’extrême-droite) et une émancipation des singularités (qui ne seraient plus du tout identitaires et dont le trans forme le paradigme le plus intense).
Répétition différentielle et monotonie
Les enregistrements existentiels partagés sur les plateformes numériques présentent fréquemment une structure de “répétition différentielle” – ils sont simultanément similaires dans leur forme et différents dans leur contenu spécifique. Cette structure comprend une dimension formelle avec l’utilisation récurrente des mêmes formats techniques, une dimension thématique concentrée sur un nombre limité de situations existentielles, une dimension esthétique reproduisant des codes visuels et stylistiques similaires, ainsi qu’une dimension temporelle marquée par la récurrence cyclique de certains types d’enregistrements.
Cette répétition différentielle produit une impression de monotonie lorsque ces enregistrements sont considérés en masse. Cependant, cette monotonie apparente recèle une richesse de variations individuelles qui, collectivement, offrent une cartographie des existences contemporaines dans leur diversité et leurs points communs, constituant ainsi un document anthropologique d’une richesse sans précédent.
L’accumulation d’enregistrements existentiels sur les plateformes numériques contribue à une transformation profonde des mécanismes d’autorité culturelle. Les critères traditionnels de légitimation culturelle comme l’expertise institutionnelle, la reconnaissance académique ou la consécration historique se trouvent concurrencés par de nouveaux mécanismes tels que la popularité quantifiable, l’attention collective mesurable, l’engagement généré et les recommandations algorithmiques.
Cette transformation implique une remise en question de la capacité ou de la volonté de discriminer entre ce qui doit être collectivement mémorisé et ce qui peut être oublié. Les mécanismes traditionnels de sélection culturelle, fondés sur l’autorité d’institutions spécifiques comme les musées, académies et critiques, perdent de leur influence face à des processus plus distribués et algorithmiquement médiatisés qui redéfinissent les hiérarchies culturelles contemporaines.
Vers une anthropotechnologie
L’analyse de l’intrication entre nos existences et les médias numériques révèle une transformation profonde des modalités de la mémoire, de l’identité et de la production culturelle contemporaines. Cette transformation nécessite le développement d’une anthropologie des technologies qui intègre pleinement la dimension existentielle des pratiques numériques actuelles.
Les enregistrements existentiels partagés sur les plateformes numériques ne constituent pas simplement des représentations secondaires de vies vécues ailleurs, mais participent activement à la constitution de ces existences. L’expérience contemporaine se trouve fondamentalement médiatisée par ces technologies qui structurent nos modes de présence au monde et aux autres dans un entrelacement complexe entre réalités matérielles et numériques.
Cette situation appelle au développement de cadres analytiques renouvelés permettant de saisir la spécificité de cette intrication entre existence humaine et médiation technique, entre mémoire individuelle et infrastructures numériques collectives, entre expressions singulières et agrégations algorithmiques qui caractérisent notre condition contemporaine. Le Da du Dasein est tissé de techné qui n’est pas simplement a posteriori mais dont l’après-coup (traumatique) détermine l’a priori de nos facultés, transformant radicalement ce qu’être de l’être humain signifie.