L’économie du flux
La transformation économique contemporaine se caractérise par un basculement significatif : le passage d’un modèle fondé sur des prix unitaires élevés associés à des quantités modestes vers une économie privilégiant les volumes considérables à des coûts unitaires minimes – parfois même difficilement mesurables. Dans cette nouvelle configuration, le consommateur acquitte essentiellement un droit d’accès au flux plutôt que la propriété d’unités discrètes. Ce modèle, particulièrement visible dans les domaines culturels comme la musique, reflète une mutation profonde des paradigmes économiques sous l’influence du numérique.
Cette évolution ne constitue pas simplement un ajustement technique ou commercial, mais traduit une reconfiguration fondamentale de notre rapport aux objets, aux services et, plus largement, à l’expérience du temps dans l’économie contemporaine. Le flux devient la modalité dominante d’organisation des échanges, modifiant en profondeur les structures de production, de distribution et de consommation.
La littérature gestionnaire face aux flux
En parcourant la littérature spécialisée qui intègre explicitement le terme “flux” dans ses intitulés, on constate une prédominance marquée des ouvrages consacrés au monde économique et entrepreneurial. Ces publications associent systématiquement au concept de flux les notions de “gestion” et de “maîtrise”, comme si la réaction instinctive face à tout écoulement consistait à mettre en œuvre des mécanismes de comptabilisation, de segmentation et de calcul, dans une tentative de conjurer ce qui pourrait être perçu comme un déluge potentiel.
Des titres comme “Simulation des flux de production : prévoir avant de décider”, “Les tableaux d’analyse des flux”, “Gestion de la production et des flux”, “La Logistique : Modèles et méthodes du pilotage des flux” ou encore “Les ouvrières du fast-food : Les enjeux sociaux du flux tendu dans la restauration rapide” témoignent de cette approche essentiellement gestionnaire. Ces textes conçoivent principalement le flux comme une réalité à maîtriser, à optimiser, à rationaliser selon des critères d’efficacité économique.
Cette conception gestionnaire repose sur un double mouvement : extraction des données pertinentes à partir du flux brut, puis traduction de ces données en indicateurs opérationnels permettant de réintroduire dans le circuit économique un flux désormais contrôlé, mesuré, prévisible. Cette approche, légitime dans son contexte spécifique, révèle néanmoins une tension fondamentale entre la nature essentiellement continue, dynamique et parfois imprévisible du flux et la volonté de le soumettre à des grilles d’analyse discrètes et déterministes.
Vers une autre relation aux flux : l’individuation contre l’occultation
Face à cette conception dominante, une question émerge : pourrait-il exister un autre mode de perception et d’appropriation des flux? Une approche qui ne reposerait plus sur l’occultation des dimensions qualitatives et singulières au profit de la mesure quantitative, mais qui s’intéresserait au processus d’individuation à l’œuvre dans ces écoulements?
Cette interrogation résonne avec les explorations visuelles menées ces dernières années par l’auteur, qui semblent chercher à saisir quelque chose de la nature même du flux sans le réduire immédiatement à un ensemble de paramètres manipulables. Il s’agit de développer une sensibilité aux intensités variables, aux modulations qualitatives, aux singularités émergentes qui caractérisent tout flux authentique avant sa capture par les dispositifs de mesure et de contrôle.
Cette approche alternative conduirait à considérer le flux non plus simplement comme une ressource à exploiter ou une variable à optimiser, mais comme un processus complexe d’individuation – au sens que Gilbert Simondon donne à ce terme – où des éléments hétérogènes entrent en relation pour former des configurations singulières et évolutives. Le flux deviendrait alors un espace de potentialités plutôt qu’un simple objet de gestion.
Au-delà de l’approche sémiotique : témoigner du flux
Cette perspective soulève une question plus spécifique concernant les travaux artistiques ou théoriques qui témoignent du flux sans le soumettre immédiatement à une approche sémiotique – c’est-à-dire sans chercher à en extraire des significations stables et codifiables. Quelles pratiques, quelles œuvres parviennent à rendre sensible la nature du flux comme processus plutôt que comme ensemble de signes à déchiffrer?
Cette interrogation invite à explorer des démarches artistiques qui s’intéressent au flux pour ses qualités intrinsèques – rythmiques, intensives, modulatoires – plutôt que pour ce qu’il pourrait signifier ou représenter. Il s’agirait de développer une esthétique du flux qui ne le réduise pas à un système de signes, mais qui cherche à en saisir les dimensions qualitatives, temporelles et relationnelles.
Les statistiques mentionnées en fin de texte – celles d’Internet World Stats et de l’enquête Netcraft sur les serveurs web – pourraient constituer un point de départ pour une telle exploration. Ces données, habituellement mobilisées dans une perspective gestionnaire pour mesurer la croissance et la distribution des infrastructures numériques, pourraient être réappropriées dans une démarche esthétique attentive aux rythmes, aux variations d’intensité, aux configurations émergentes qui caractérisent l’écosystème numérique contemporain.
Une sensibilité des flux
Cette réflexion esquisse les contours d’une écologie sensible des flux, qui ne les aborderait plus uniquement sous l’angle de leur management mais s’intéresserait à leurs qualités propres, à leur manière de façonner nos expériences et nos relations. Cette approche inviterait à développer une attention particulière aux textures temporelles, aux variations d’intensité, aux modes de propagation et de transformation qui caractérisent les flux contemporains.
Une telle écologie ne nierait pas la dimension économique et gestionnaire des flux, mais la situerait dans un contexte plus large, reconnaissant la multiplicité des relations possibles avec ces écoulements qui structurent désormais notre environnement quotidien. Elle explorerait comment les flux participent à la formation de nouvelles sensibilités, de nouvelles temporalités, de nouvelles formes d’individuation collective et personnelle.
Dans cette perspective, le défi artistique et théorique consisterait à développer des langages, des dispositifs, des pratiques capables de rendre sensibles les qualités spécifiques des flux sans les figer immédiatement dans des systèmes de signification prédéterminés. Il s’agirait d’inventer des modes de témoignage qui préservent quelque chose de la fluidité, de l’instabilité productive, de la puissance transformatrice qui caractérise tout flux authentique.
Cette démarche pourrait s’inspirer de traditions philosophiques attentives aux processus plutôt qu’aux états stables (comme certains courants de la phénoménologie ou les philosophies du devenir), ainsi que de pratiques artistiques qui explorent les dimensions temporelles, relationnelles et intensives de l’expérience contemporaine. Elle constituerait une contribution significative à la compréhension des environnements fluides dans lesquels nous évoluons désormais.