Le flux comme artiste

Non pas l’être humain. Non pas les choses mêmes, mais les choses entre les choses, les relations antérieures à la constitution des choses. Les choses sont secondes ou plutôt les objets. Qu’est-ce qu’une relation sans objet ? Des flux, dislocation du global et du local, du principe de raison et de la causalité. Les flux sont contingents.

Nous ne pouvons plus penser humainement. Dans un mouvement parallèle, la physis et la tekhnè nous ont rappelés à l’ordre. Ce qui est hors de nous gronde. Mais nous sommes tout aussi bien méfiants à l’égard d’un grand dehors naïf qui, par réaction à l’anthropocentrisme passé, tenterait d’occulter l’être humain. Celui-ci est un objet parmi d’autres, pas plus important, pas moins important. Il n’a aucun privilège, pas même celui d’être le siège de ce qui aborde le grand dehors, car nous savons combien les technologies disloquent l’identité définie de l’être humain, sa prétendue nature. Nous savons combien l’être humain est toujours déjà hors de lui, combien il est hanté par une puissance anonyme en son cœur le plus profond et intime. Il y a quelque chose en moi qui est plus intérieur que moi.

C’est pourquoi le flux en tant que relation et réseau est ce par quoi notre perception commence et finit. Le flux est le transcendantal comme tel. La finitude n’est pas seulement humaine, elle gronde dans cette pierre, ce clavier et cette carte graphique, sur ces murs. Au commencement le murmure, la noise. C’est pourquoi aussi toutes les formes d’art qui prétendent par tel ou tel sujet local aborder le monde sont une impasse. Il faut aborder la fluence du réseau immédiatement, avant toute chose, sans même y penser, puisque nous y vivons.

Qu’on me comprenne bien, la question n’est pas technologique, elle n’est pas celle du réseau Internet ou de je ne sais quel objet dont l’actualité est tout aussi bien un effet de mode passager. Il n’a jamais été question pour moi de faire du netart, du post-Internet ou d’autre chose encore dont les noms apparaîtront dans un avenir proche. La question n’est pas de suivre l’agitation du milieu de l’art qui semble vouloir à tout prix capter son temps, comme si par une telle captation l’esprit du temps n’était pas institué a posteriori par une autorité.

Qu’on me comprenne bien, la question d’Internet a toujours été pour moi indissociable de celle de l’existence, du corps, des affects, de cette chose en moi qui excède l’intériorité et les bornes de l’identité. Internet est une chose, elle est donc postérieure au réseau entre toutes les autres choses. C’est pourquoi nous n’avons pas le choix de le penser, de l’expérimenter, de le modifier. Cette relation est avant toute chose, avant même la constitution du moi qui pense. On pourrait le nommer « monde », si par monde on soustrait toute idée d’ensemble totalisé et si en même temps on se méfie d’un discours des singularités locales et libres.

Qu’on me comprenne bien, je m’amuse de l’ignorance méprisante envers la technique d’un nombre croissant d’acteurs du monde de l’art, non parce que je valorise le savoir technique (opposé à un prétendu savoir artistique), mais parce que l’ignorance devient une posture et la résistance est simplement réactionnaire. Le bel isolement d’une part de l’art contemporain est non seulement le résultat d’un rapport de classe, mais aussi du refoulement du réseau-flux comme relation antérieure à l’objet. L’art n’est pas un objet isolé et ce qui peut apparaître aux yeux de certains comme le cynisme du pop mêlant la publicité, la mode, les centres commerciaux ne fut en fait qu’une manière d’approcher la neutralité des flux et de nous toucher à vif.

L’art aura été le nom humain et ahumain de cette touche.