La schize du flux

La conception deleuzienne du rapport entre flux et code constitue l’une des articulations majeures de sa pensée. Cette corrélation n’est pas simplement conceptuelle mais profondément structurelle : il existe une interdépendance essentielle entre ces deux termes. Deleuze affirme que dans une société, les flux ne peuvent être appréhendés autrement que par l’opération qui les code. Cette affirmation révèle une impossibilité fondamentale d’accéder directement au flux dans sa pureté originelle.

Cette impossibilité n’est pas accidentelle ou contingente, mais constitutive du rapport entre l’ordre social et ce qui le traverse. Le flux non codé représente précisément ce que Deleuze nomme “la chose” ou “l’innommable” – ce qui échappe à la représentation et au langage. Il s’agit d’une réalité brute qui ne peut être intégrée aux structures sociales sans passer par le filtre du code.

La terreur sociale face au déluge

Cette conception permet de comprendre pourquoi les sociétés manifestent une peur viscérale face à certains phénomènes. Si les sociétés ne craignent pas particulièrement ce qui est déjà codé – la famille, la mort, les institutions – elles redoutent en revanche ce qui fait craquer leurs codes. C’est ce que Deleuze appelle, dans une image puissante, “le déluge”.

Le déluge représente métaphoriquement le flux qui rompt la barrière des codes. Cette rupture constitue la terreur suprême pour toute structure sociale, car elle marque l’irruption de l’innommable dans l’espace ordonné du social. Ce n’est pas la présence de l’inconnu qui génère cette terreur, mais plutôt l’effondrement des structures mêmes qui permettaient de le maintenir à distance par le codage.

L’histoire des sociétés pourrait ainsi être lue comme l’histoire des stratégies développées pour contenir le déluge, pour endiguer les flux par des systèmes de codage toujours plus sophistiqués. Ces systèmes ne cherchent pas seulement à catégoriser ou à nommer les flux, mais à les canaliser, à les rendre compatibles avec la reproduction de l’ordre social.

La double coupure et l’émergence du flux codé

Un flux n’est reconnaissable comme flux économique et social que par et dans le code qui l’encode. Cette opération de codage implique simultanément deux coupures distinctes, dont la simultanéité définit ce que Deleuze appelle la “coupure-flux”.

La première coupure correspond à un prélèvement sur le flux lui-même. Ce prélèvement, rendu possible par le code, définit les pôles du flux : son point d’entrée et son point de sortie. Entre ces deux points s’effectue la coupure-prélèvement qui donne au flux sa forme reconnaissable et manipulable. Cette opération transforme le continuum indifférencié du flux en segments identifiables qui peuvent être intégrés aux circuits sociaux et économiques.

Mais cette première coupure n’opère jamais seule. Elle s’accompagne toujours d’une seconde coupure, strictement simultanée, qui porte cette fois non plus sur le flux mais sur le code lui-même. Il n’y a pas de prélèvement sur un flux qui ne s’accompagne d’un détachement dans le code qui encode ce flux. Cette deuxième opération correspond à l’activation d’un segment particulier du code, qui se détache de l’ensemble du système codifiant pour s’appliquer spécifiquement au flux prélevé.

La simultanéité comme principe opératoire

La simultanéité de ces deux opérations – prélèvement de flux et détachement de code – constitue le principe opératoire fondamental qui permet de définir le flux par rapport à des pôles, des secteurs, des stades ou des stocks. Ce n’est que dans cette double opération que le flux acquiert une existence sociale reconnaissable.

Cette notion de coupure-flux se présente donc comme intrinsèquement double : à la fois coupure-prélèvement portant sur le flux et coupure-détachement portant sur le code. La dualité de cette opération révèle la complexité fondamentale du rapport entre le social et ce qui le traverse, entre l’ordre et ce qu’il cherche à ordonner.

Dans cette conception, le code n’est pas simplement un système de signes ou de règles qui viendrait s’appliquer de l’extérieur à une réalité préexistante. Il est constitutif de la réalité même qu’il encode. Le flux n’existe socialement que par le code qui le saisit, tout comme le code n’existe concrètement que dans son application à des flux particuliers.

Le mécanisme du délire et la schize productive

Deleuze établit un parallèle saisissant entre ce mécanisme fondamental d’organisation sociale et le fonctionnement du délire. On retrouve dans le délire cette même opération de double schize qui caractérise le rapport code-flux. Le délire opère simultanément des prélèvements de flux en fonction des détachements de code, et inversement.

Cette analogie n’est pas fortuite. Elle suggère que les mécanismes les plus fondamentaux de l’organisation sociale et les processus psychiques apparemment les plus éloignés de la norme partagent une structure commune. Le délire n’est pas l’opposé de l’ordre social, mais plutôt sa vérité dévoilée, son fonctionnement mis à nu.

La schize, dans cette perspective, n’est pas simplement une rupture ou une division. Elle est un principe productif qui génère simultanément l’ordre et le désordre, le code et le flux. C’est par cette opération de double coupure que se constituent tant les structures psychiques individuelles que les agencements collectifs.

Implications pour la compréhension des systèmes sociaux

Cette conception deleuzienne du rapport entre flux et code ouvre des perspectives fécondes pour l’analyse des systèmes sociaux. Elle suggère que tout ordre social repose sur une opération fondamentale de codage des flux, mais que cette opération porte en elle-même le principe de sa propre déstabilisation.

Les sociétés se construisent par leur capacité à coder les flux – flux de désir, flux de marchandises, flux d’information, flux de population. Mais chaque opération de codage implique une coupure, un prélèvement qui potentiellement déstabilise le flux qu’il cherche à contrôler.

De même, chaque activation d’un segment de code implique un détachement qui peut fragiliser la cohérence globale du système codifiant. C’est dans cette tension permanente entre la nécessité du codage et le risque inhérent à toute opération de coupure que réside la dynamique fondamentale des formations sociales.

La productivité de la tension flux-code

Loin d’être simplement un facteur de déstabilisation, cette tension entre flux et code constitue le moteur même de la productivité sociale et psychique. C’est parce que les flux résistent partiellement au codage, tout en le rendant nécessaire, que de nouvelles formes d’organisation émergent constamment.

La productivité sociale ne provient pas de l’application parfaite d’un code à un flux, mais précisément des ajustements constants, des innovations et des reconfigurations que nécessite la rencontre toujours problématique entre ces deux dimensions. Le code cherche à stabiliser le flux, mais ce faisant, il génère de nouvelles formes de mobilité et de transformation.

De même, le flux cherche à déborder le code, mais ce faisant, il suscite de nouvelles formes de codification. Cette dialectique sans résolution définitive constitue le cœur de la dynamique sociale telle que Deleuze la conçoit.

Le désir comme flux et les machines sociales comme codage

Dans cette perspective, le désir lui-même peut être compris comme un flux fondamental que les formations sociales s’efforcent de coder. Les “machines sociales” que Deleuze analyse avec Guattari dans “L’Anti-Œdipe” correspondent précisément à ces dispositifs de codage qui s’appliquent aux flux du désir.

La machine sociale primitive code les flux du désir par le système des alliances et des filiations. La machine despotique surcode ces flux en les rapportant à la transcendance du souverain. La machine capitaliste, quant à elle, opère une décodification généralisée des flux, mais pour mieux les soumettre à l’axiomatique de la valeur marchande.

Chacune de ces machines sociales développe des modalités spécifiques de coupure-flux, des manières particulières d’articuler prélèvement sur les flux et détachement dans les codes. Mais toutes partagent cette nécessité fondamentale de contenir la menace du déluge, de l’irruption de flux non codés qui risqueraient de submerger l’édifice social.

Vers une politique des flux

La pensée deleuzienne du rapport entre flux et code débouche naturellement sur une politique des flux. Si tout ordre social repose sur des opérations spécifiques de codage, alors toute transformation politique implique nécessairement une reconfiguration de ces opérations.

Il ne s’agit pas simplement de “libérer les flux” contre les codes existants – ce qui correspondrait à la logique même du capitalisme – ni d’imposer de nouveaux codes plus restrictifs. Il s’agit plutôt d’inventer de nouvelles modalités de rapport entre flux et code, de nouvelles formes de coupure-flux qui ne reproduiraient pas les logiques de domination et d’exploitation.

Cette politique des flux cherche à identifier les points où les opérations de codage actuelles génèrent des souffrances, des exclusions ou des destructions, pour y substituer d’autres modalités de prélèvement et de détachement. Elle vise à construire des agencements collectifs capables d’accueillir une plus grande part de l’innommable sans succomber à la terreur du déluge.

La conception deleuzienne de l’articulation entre flux et code garde aujourd’hui toute sa pertinence pour penser les transformations contemporaines des sociétés. Dans un monde caractérisé par l’accélération des flux globaux – flux financiers, migratoires, médiatiques, épidémiques – et par la prolifération de nouveaux systèmes de codage – algorithmes, protocoles numériques, normes transnationales – la question des modalités de la coupure-flux se pose avec une acuité renouvelée.

Comment s’opèrent aujourd’hui les prélèvements sur ces flux globaux? Quels segments de code s’en détachent pour les encoder? Quelles nouvelles formes de délire collectif émergent de ces opérations? Et surtout, quelles possibilités s’ouvrent pour inventer d’autres manières d’articuler flux et code, qui ne reproduiraient pas les logiques dominantes d’extraction et de contrôle?

L’analyse deleuzienne nous invite à porter attention à cette double opération de coupure qui structure silencieusement tant notre vie psychique que nos agencements collectifs. Elle nous rappelle que toute politique émancipatrice doit nécessairement se confronter à cette question fondamentale du rapport entre ce qui coule et ce qui code, entre l’innommable du flux et les opérations qui tentent de le nommer.