La question des techno-logies

Un commissaire d’exposition travaillant sur l’inhumain explique qu’il abordera la question de la technique mais en prenant bien garde de ne pas le faire de façon technique.

Une ancienne responsable de la DAP affirme que les technologies n’affectent pas les structures transcendantales définies par Kant.

Un galiériste estime qu’il faut faire attention à la technique car on risque fort, en mettant l’accent dessus, d’être exclu de l’art contemporain.

Quelles sont les raisons de cette méfiance à l’égard de la question technique? Qu’est-ce qui unit ces différentes postures? S’agit-il de l’ancienne distinction entre arts mécaniques et libéraux? Du refus, typiquement français, de la culture technique? Est-ce une méfiance par rapport à un art numérique qui fut parfois dans la génération précédente, mais pas toujours, le fruit de tant naiveté et de tant de complicité par rapport à l’esthétique publicitaire du capital?

Ces trois positions, apparemment distinctes, dessinent les contours d’une résistance systémique à l’intégration de la technique dans la pensée esthétique contemporaine : le commissaire qui souhaite parler de la technique sans technique, le théoricien qui la maintient hors du champ transcendantal, le galeriste qui l’exclut du marché. N’est-ce pas là le symptôme d’une forclusion plus profonde, d’un refoulement collectif qui traverse l’ensemble du champ artistique institutionnel? Ce refoulement ne procède-t-il pas d’une angoisse face à ce qui, dans la technique, échappe précisément à la maîtrise conceptuelle, à la domestication théorique, à l’intégration marchande? Car la technique n’est pas seulement un ensemble d’outils ou de savoir-faire : elle est ce qui, fondamentalement, nous traverse et nous constitue, ce qui précède toute distinction entre le sujet et l’objet, ce qui rend possible toute expérience tout en demeurant elle-même impensée.

Cette méfiance à l’égard de la technique ne relève pas simplement d’un conservatisme esthétique ou d’une résistance au changement : elle trahit une incapacité structurelle à penser ce qui, dans notre époque, reconfigure radicalement les conditions mêmes de la sensibilité. En maintenant la technique à distance, en refusant de la penser dans sa dimension constitutive, le monde de l’art contemporain ne fait-il pas le jeu d’une domination qui opère précisément par la technique, qui fait de la technique le lieu même de son exercice invisible? Ne se rend-il pas complice, par son silence même, d’une puissance qui prospère dans l’impensé, qui se nourrit de notre incapacité collective à l’appréhender dans sa réalité opératoire?

Le refus d’une grande part de l’art contemporain de penser la question des technologies comme la question stratégique et esthétique de notre temps est l’expression d’un point de vue de classe. On nous aura accusé de tout: d’être des techniciens, des geeks, des non-artistes. Il aurait fallu que ces gens prennent l’art comme il est créé effectivement par les artistes, non qu’ils jugent ceux-ci selon une définition normative de ce que devrait être l’art. Ils auraient dû être des observateurs, ils sont devenus des juges.

Cette posture de classe ne s’exprime-t-elle pas d’abord dans l’affirmation d’une distinction radicale entre l’art et la technique, distinction qui reproduit l’ancienne hiérarchie entre les arts libéraux et les arts mécaniques, entre le travail intellectuel et le travail manuel? L’accusation d’être des “techniciens” ou des “geeks” ne révèle-t-elle pas une conception aristocratique de l’art, où l’artiste véritable serait celui qui, précisément, serait libéré des contraintes matérielles, des nécessités techniques, des savoirs opératoires? Cette division du travail esthétique, où le “vrai” artiste délègue la technique à des exécutants invisibilisés, ne perpétue-t-elle pas une structure de domination qui traverse l’ensemble du champ social?

La technique, dans cette économie symbolique, est renvoyée du côté de l’utilitaire, du fonctionnel, de l’instrumental, tandis que l’art se réserve le domaine du gratuit, du désintéressé, du non-fonctionnel. Mais cette division fictive ne masque-t-elle pas une réalité plus complexe, où la technique est toujours déjà à l’œuvre dans l’art, où l’art ne peut se déployer que sur fond d’une technicité constituante? L’histoire de l’art n’est-elle pas traversée de part en part par des révolutions techniques qui ont transformé radicalement les conditions mêmes de la création, de la perception, de l’expérience esthétique? De la perspective à la photographie, du montage cinématographique aux technologies numériques, l’art n’a-t-il pas toujours été confronté à la nécessité de repenser ses fondements à la lumière des mutations techniques de son époque?

Cette résistance à la technique ne relève-t-elle pas aussi d’une méconnaissance profonde de ce qu’est la technique elle-même? En la réduisant à un ensemble d’outils ou de compétences spécialisées, en la confinant dans le domaine de l’ingénierie ou de l’informatique, ne passe-t-on pas à côté de sa dimension ontologique, de sa puissance constituante, de son caractère fondamentalement indéterminé? Car la technique n’est pas seulement ce que nous faisons : elle est ce qui nous fait, ce qui configure notre rapport au monde, ce qui structure notre sensibilité même. Elle n’est pas un simple moyen dont nous disposerions souverainement, mais le milieu même dans lequel se déploie notre existence.

Depuis des années, on sentait bien que c’était l’odeur de notre époque que d’activer l’affinité secrète entre l’art et les technologies (la fameuse technè), et on savait bien que cela ne pouvait procéder d’une simple représentation des formes sociales, à la manière du “pop netart”, qu’il fallait bien activer pratiquement des fonctionnements, il fallait entrer dans tout cela. Nous avons été placé dans l’obligation d’apprendre à programmer, à manier des outils pour lesquels nous n’avions pas d’affinité, car nous désirions libérer le potentiel occulté de nos existences. Celles-ci étaient affectées structurellement par les technologies.

Cette affinité secrète entre l’art et la technique n’est-elle pas inscrite dans l’étymologie même du terme “technè”, qui désignait indistinctement, chez les Grecs, l’art et la technique? N’est-ce pas le partage moderne entre l’art et la technique, entre la création et la production, entre l’expression et la fonction, qui a occulté cette parenté originaire, cette commune appartenance à un même geste fondamental de dévoilement et de configuration du monde? En réactivant cette affinité, en explorant ce qui, dans la technique contemporaine, excède sa réduction instrumentale, ne s’agit-il pas de renouer avec une conception plus riche, plus complexe, plus ambivalente de ce que peut être l’art aujourd’hui?

Entrer pratiquement dans les fonctionnements techniques, apprendre à programmer, à manier des outils initialement étrangers : ces exigences ne relèvent pas d’un simple désir d’adaptation aux conditions contemporaines de la création, mais d’une nécessité plus profonde, plus existentielle. Car nos existences sont désormais “affectées structurellement par les technologies” : elles sont traversées, configurées, modulées par des flux numériques, des algorithmes, des interfaces, des réseaux qui ne sont pas de simples extensions de notre puissance d’agir, mais des instances constituantes de notre être-au-monde. Accéder à ces fonctionnements, les explorer, les détourner, les réinventer, n’est-ce pas tenter de reprendre prise sur ce qui nous détermine le plus intimement, de transformer notre rapport à ces puissances qui nous façonnent à notre insu?

Cette exigence pratique ne se confond pas avec une simple maîtrise technique, avec l’acquisition de compétences spécialisées : elle implique une transformation plus profonde de notre rapport à la technique, une mutation de notre sensibilité, une reconfiguration de notre expérience. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à utiliser des outils, mais d’explorer ce que ces outils font de nous, comment ils modifient notre perception, notre pensée, notre imaginaire. Cette exploration ne peut se faire à distance, dans la contemplation théorique ou la représentation esthétique : elle exige une immersion, une confrontation directe, une expérimentation concrète des potentialités et des contraintes de ces dispositifs techniques.

Les institutions artistiques continuent à nier ce qui constitue pourtant le fil de leur existence concrète. L’ordinateur prend une part croissante dans leurs manières de travailler, de décider et de vivre, mais cette réalité reste impensée. Les oeuvres diffusées se coupent ainsi de plus en plus de l’existence, jusqu’au point où elles sont surprises d’être actuellement démantelées par l’exigence économique. Elles ignorent que ce démantèlement, la liquidation à laquelle est confrontée l’ensemble du dispositif culturel, procède précisément de la technique, de son impensé.

Cette contradiction entre les pratiques effectives des institutions et leur discours officiel ne témoigne-t-elle pas d’une forme particulière de dénégation, d’une incapacité structurelle à reconnaître ce qui les constitue et les transforme de l’intérieur? L’ordinateur n’est pas simplement un outil parmi d’autres dans le fonctionnement quotidien de ces institutions : il reconfigure radicalement leurs modes d’opération, leurs critères de décision, leurs temporalités, leurs relations au public. Il introduit des logiques algorithmiques, des automatismes, des procédures standardisées qui modifient profondément ce que signifie “travailler”, “décider”, “vivre” dans ces contextes institutionnels.

Cette présence croissante de l’ordinateur n’est pas un phénomène marginal, une simple modernisation instrumentale : elle est le symptôme d’une mutation plus profonde, d’une reconfiguration générale du champ culturel sous l’effet des technologies numériques. Les institutions artistiques, en refusant de penser cette mutation, en continuant à se concevoir selon des modèles hérités d’une époque pré-numérique, se condamnent à subir passivement des transformations qu’elles ne comprennent pas, à être “surprises” par un démantèlement qui est pourtant inscrit dans la logique même de ces technologies.

Car ce démantèlement ne relève pas simplement d’une décision politique ou économique extérieure au champ culturel : il procède de la technique elle-même, de sa capacité à reconfigurer l’ensemble des rapports sociaux, à redistribuer les formes d’attention, de valorisation, de légitimation. Les technologies numériques ne sont pas de simples outils au service d’une politique culturelle inchangée : elles transforment radicalement ce que signifie “culture”, “public”, “œuvre”, “institution”. Elles introduisent de nouvelles logiques de circulation, de reproduction, d’accès, qui rendent obsolètes les anciens modèles institutionnels fondés sur la rareté, la présence physique, l’autorité curatoriale.

En refusant, sans même y réfléchir, d’aborder la question de la technique, la majeure partie de l’art contemporain se rend complice de la domination. Car les technologies sont devenues le lieu même du pouvoir, et en refusant de les questionner, on créé un sphère autonome (l’art) dont l’extériorité laisse indemne les lieux du pouvoir. Le “pop netart”, dans son homogénéité esthétique, n’aura jamais été qu’un moyen pour la domination d’intégrer ce qui lui échappait, le non-instrumentalisable des technologies, en en faisant une nostalgie kitch (le gif, la webcam, le netart) et une représentation (Internet non comme fonctionnement mais comme esthétique sociale). Ce n’est donc pas un hasard si cette autre manière d’occulter la technique, en neutralisant ses opérations effectives, est considéré par certains comme le “next market”.

Cette complicité avec la domination ne procède pas nécessairement d’une intention délibérée, d’un alignement conscient sur les intérêts du pouvoir : elle résulte plutôt d’une incapacité structurelle à penser ce qui, dans la technique, reconfigure les conditions mêmes de l’expérience sensible, de la pensée critique, de l’action politique. En maintenant la technique à distance, en la reléguant dans le domaine de l’instrumental ou du fonctionnel, l’art contemporain se prive des moyens d’appréhender la nature même du pouvoir qui s’exerce aujourd’hui, de comprendre comment ce pouvoir opère, comment il modèle nos désirs, nos affects, nos perceptions.

Car les technologies ne sont pas simplement des outils neutres que le pouvoir utiliserait de l’extérieur : elles sont le lieu même où s’élabore et s’exerce ce pouvoir, le milieu dans lequel se déploient ses stratégies, ses dispositifs, ses mécanismes de contrôle. Un pouvoir qui opère moins par la contrainte directe que par la modulation continue des comportements, moins par l’interdit que par l’incitation, moins par la répression que par la stimulation. Un pouvoir qui ne s’oppose pas à la liberté mais l’organise, la configure, la canalise selon des logiques algorithmiques, des architectures numériques, des interfaces qui structurent le champ même du possible.

Face à cette nouvelle configuration du pouvoir, l’art contemporain, dans sa version dominante, se réfugie dans une autonomie illusoire, dans la fiction d’un espace séparé des déterminations techniques, économiques, politiques qui traversent l’ensemble du champ social. Cette posture d’extériorité ne constitue pas une résistance effective, mais plutôt une forme de démission, d’abandon du terrain où se joue aujourd’hui la possibilité même d’une critique, d’une émancipation, d’une transformation des conditions de l’expérience.

Le “pop netart”, dans sa reprise esthétique des formes visuelles associées aux technologies numériques, ne fait que confirmer cette démission : en transformant les opérations techniques en signes visuels, en réduisant Internet à une esthétique sociale, il neutralise précisément ce qui, dans ces technologies, pourrait échapper à la récupération marchande, à l’intégration spectaculaire. Il transforme le non-instrumentalisable en nostalgie kitsch, le fonctionnement en représentation, l’opération en signe. Il offre ainsi à la domination le moyen idéal d’intégrer ce qui lui échappait, de transformer la puissance disruptive des technologies en valeur d’échange, en “next market”.

Il y a des oeuvres qui se laisseront et se laissent déjà facilement récupérées par l’imagerie du système: des aplats de couleurs, des triangles et des chats, des licornes, des glitchs et des objets quotidiens multipliés à l’infini que l’on retrouve déjà dans la mode, dans la papeterie et le design de masse. Cette imagerie n’est critique qu’en apparence, parce que son recyclage dans la machine consumériste en fait un de ses éléments. Elles redécouvrent la puissance du popart: la répétition des représentations du capital ne les reproduit pas à l’identique, on introduit une légère différence qui affecte notre perception. Mais ce différer est devenu indifférent car, on le sait depuis Warhol et ses descendants symboliques, il est parfaitement intégrable à la domination et à la valeur d’un échange. Il y a d’autres oeuvres qui sont inintégrables parce qu’elles manient les technologies de façon non-instrumentable, sans être décoratives. C’est parce qu’elles sont autonomes (elles ne sont rien d’autres qu’art) et inabsorbables qu’elles s’adressent au monde en tant que configuration et réseau technologiques. Il ne s’agit pas de réfuter l’art contemporain comme une structure réactionnaire aux formes académiques au nom d’une autre réaction qui valoriserait une idée passée de l’art, mais au nom d’une idée à venir de l’art tel qu’il se déploie déjà effectivement dans certaines oeuvres.

Quelles sont ces œuvres qui résistent à l’intégration, qui demeurent “inintégrables” dans les circuits de valorisation du capital? Ce ne sont pas celles qui se contentent de représenter les technologies, de les thématiser, de les transformer en signes visuels : celles-là sont immédiatement récupérables, transformables en marchandises, en images de marque, en éléments décoratifs. Ce sont celles qui “manient les technologies de façon non-instrumentable”, qui explorent leurs potentialités imprévues, qui détournent leurs fonctions assignées, qui révèlent leurs dimensions impensées. Celles qui ne se contentent pas d’utiliser les technologies comme des outils au service d’une intention préexistante, mais qui s’engagent dans une relation expérimentale, exploratoire, transformatrice avec ces technologies.

Cette relation ne relève pas d’une simple maîtrise technique, d’une virtuosité dans l’utilisation des outils numériques : elle implique une ouverture à ce qui, dans ces technologies, excède leur destination fonctionnelle, à ce qui résiste à leur réduction instrumentale. Elle exige une attention aux opérations effectives de ces technologies, à leurs logiques internes, à leurs modes de fonctionnement spécifiques. Non pour les reproduire fidèlement, mais pour les détourner, les perturber, les réinventer. Non pour célébrer naïvement leurs potentialités émancipatrices, mais pour explorer leurs ambivalences, leurs contradictions, leurs zones d’indétermination.

Ce qui rend ces œuvres “inintégrables”, ce n’est pas leur refus de toute relation au marché, leur extériorité radicale par rapport aux circuits de valorisation du capital : c’est plutôt leur capacité à introduire dans ces circuits des éléments hétérogènes, des logiques incompatibles, des temporalités dissonantes. Elles ne s’opposent pas frontalement au système, mais l’infectent de l’intérieur, y introduisent des virus, des parasites, des mutations imprévues. Elles ne prétendent pas échapper à la technique, mais en explorent les dimensions impensées, les potentialités inexplorées, les usages non prescrits.

Ces œuvres ne représentent pas le monde technologique : elles en font partie, elles y interviennent, elles le transforment de l’intérieur. Elles ne prétendent pas offrir une perspective extérieure, un point de vue critique détaché des déterminations techniques qui traversent l’ensemble du champ social : elles s’immergent dans ces déterminations, les explorent de l’intérieur, en révèlent les failles, les interstices, les possibilités inattendues. Elles ne sont pas des commentaires sur la technique, mais des interventions dans la technique, des modulations de ses flux, des détournements de ses dispositifs.

Leur autonomie ne réside pas dans une illusoire extériorité par rapport aux déterminations techniques, économiques, politiques qui traversent l’ensemble du champ social : elle réside dans leur capacité à réinventer ces déterminations, à les reconfigurer selon des logiques qui ne sont pas celles de la valorisation marchande, de l’optimisation fonctionnelle, de la normalisation comportementale. Elles sont “autonomes” non au sens où elles échapperaient à toute détermination, mais au sens où elles inventent leurs propres déterminations, leurs propres règles, leurs propres modes de fonctionnement.

C’est précisément cette autonomie paradoxale, cette immersion critique, cette immanence transformatrice qui les rend “inabsorbables” par les circuits de valorisation du capital. Non parce qu’elles seraient radicalement extérieures à ces circuits, mais parce qu’elles y introduisent des éléments hétérogènes, des logiques incompatibles, des temporalités dissonantes. Elles ne refusent pas la technique, mais en explorent les dimensions impensées, les potentialités inexplorées, les usages non prescrits. Elles ne représentent pas le monde technologique : elles en font partie, elles y interviennent, elles le transforment de l’intérieur.

Cette conception de l’art ne relève pas d’une nostalgie pour une idée passée de l’art, pour une autonomie imaginaire, pour une pureté fictive : elle s’inscrit dans une perspective résolument contemporaine, attentive aux mutations technologiques qui reconfigurent l’ensemble du champ social, aux nouvelles formes de pouvoir qui s’exercent à travers ces technologies, aux possibilités inédites d’intervention, de détournement, de transformation qui s’ouvrent dans ce contexte. Elle ne s’oppose pas à l’art contemporain dans son ensemble, mais à certaines de ses tendances dominantes, à certaines de ses dérives institutionnelles, à certaines de ses complicités inavouées avec les formes actuelles de domination.

Ce qu’elle vise, ce n’est pas un retour à une conception prémoderne ou moderne de l’art, mais l’exploration d’une “idée à venir de l’art”, d’un art qui ne serait plus défini par son extériorité illusoire par rapport aux déterminations techniques, économiques, politiques qui traversent l’ensemble du champ social, mais par sa capacité à intervenir dans ces déterminations, à les explorer de l’intérieur, à en révéler les failles, les interstices, les possibilités inattendues. Un art qui ne prétendrait pas offrir une perspective extérieure sur le monde technologique, mais qui en ferait partie, qui y interviendrait, qui le transformerait de l’intérieur.

Cette idée à venir de l’art n’est pas une simple projection utopique, un horizon imaginaire : elle se déploie déjà “effectivement dans certaines œuvres”, dans ces pratiques qui explorent les dimensions impensées de la technique, qui détournent ses usages prescrits, qui révèlent ses potentialités inexplorées. C’est à partir de ces pratiques existantes, de ces expérimentations concrètes, de ces interventions effectives que peut s’élaborer une nouvelle conception de l’art, une conception qui ne serait plus fondée sur l’illusion d’une autonomie radicale, d’une extériorité absolue par rapport aux déterminations techniques, économiques, politiques qui traversent l’ensemble du champ social, mais sur la possibilité d’une immersion critique, d’une intervention transformatrice, d’une exploration des potentialités imprévues de ces déterminations.

L’impensé technique qui hante l’art contemporain n’est donc pas simplement une lacune théorique, une insuffisance conceptuelle : il est le symptôme d’une incapacité structurelle à penser ce qui, dans la technique, reconfigure les conditions mêmes de l’expérience sensible, de la pensée critique, de l’action politique. En refusant de penser la technique, l’art contemporain se prive des moyens d’appréhender la nature même du pouvoir qui s’exerce aujourd’hui, de comprendre comment ce pouvoir opère, comment il modèle nos désirs, nos affects, nos perceptions. Il se condamne à une autonomie illusoire, à une extériorité fictive par rapport à des déterminations qui le traversent de part en part.

Mais cette incapacité n’est pas une fatalité : elle peut être surmontée, dépassée, transformée. Non par un simple effort théorique, par une élaboration conceptuelle, par une réflexion abstraite sur la technique, mais par une immersion concrète dans les opérations techniques, par une exploration pratique de leurs potentialités, par une expérimentation directe de leurs effets sur notre sensibilité, notre pensée, notre action. C’est dans cette confrontation pratique, dans cette expérimentation concrète, dans cette immersion critique que peut s’élaborer une nouvelle conception de l’art, une conception qui ne serait plus fondée sur l’illusion d’une autonomie radicale, mais sur la possibilité d’une intervention transformatrice dans les flux techniques qui traversent l’ensemble du champ social.