La fiction des flux comme tra(ns)duction
La composition narrative contemporaine opère un déplacement significatif : elle s’éloigne de l’accumulation mémorielle locale pour s’orienter vers une captation dynamique des flux, relations et vecteurs circulant dans l’écosystème numérique. Cette captation ne constitue pas un simple prélèvement passif mais instaure elle-même un contre-flux dont la première opération consiste à extraire des éléments d’un continuum, à les traduire selon une logique différentielle, puis à les retranscrire suivant une matrice transformative spécifique.
La phase de retranscription, loin de maintenir une fidélité mimétique à l’original, ouvre précisément l’espace d’une co-écriture entre l’humain et le machinique, entre l’intention auctoriale et les potentialités systémiques des réseaux. Cette co-écriture ne désigne pas simplement une collaboration entre entités préexistantes, mais l’émergence d’un processus scriptural hybride qui transforme la nature même des acteurs impliqués. L’expérimentation avec Jean-Pierre Balpe illustre cette reconfiguration où l’auteur devient modulateur de processus génératifs plutôt que source originaire d’un contenu déterminé.
Un phénomène singulier surgit dans cette configuration : une correspondance inattendue entre la défaillance ou l’ouverture des systèmes techniques et l’indétermination constitutive de l’humain se manifeste dans certaines productions imagétiques. Ces images échappent au schéma hylémorphique traditionnel opposant matière passive et forme active. Leur genèse n’est pas simplement technique mais fondamentalement relationnelle : elles n’existent qu’à travers leur circulation dans un réseau de déterminations variables et comme produits d’extractions spécifiques.
Ces images nous parviennent moins comme objets stables que comme événements temporalisés. Leur provenance, les critères de leur sélection (mots-clés, paramètres, algorithmes), les conditions de leur transmission deviennent perceptibles non comme métadonnées externes mais comme dimensions constitutives de leur manifestation. Même la latence technique – le temps d’attente et de chargement – cesse d’être un obstacle pour devenir une variable esthétique positive, un élément de la dramaturgie de l’advenue imagétique.
L’indétermination humaine se trouve affectée par ces défaillances et ouvertures techniques précisément parce qu’elles opèrent selon une logique de réseau, suivant un mode transductif où les transformations se propagent de proche en proche, sans médiation centralisée. Cette propagation ne respecte pas la distinction traditionnelle entre forme et matière, entre actif et passif, mais instaure un champ de modulations réciproques où technique et humain se reconfigurent mutuellement.
Pour saisir cette dynamique, nous proposons le concept de tra(ns)duction, néologisme fusionnant traduction et transduction. La transduction désigne cette propagation transformative qui constitue la dynamique même du réseau, tandis que la traduction représente la structure opératoire fondamentale qui la rend possible. L’ordinateur fonctionne essentiellement comme machine à traduire – entre langages, formats, protocoles – mais cette traduction n’est jamais neutre : elle produit inévitablement autre chose, un excès ou une différence qui échappe à la simple reproduction.
La tra(ns)duction opère à la jonction de ces deux processus, désignant simultanément la propagation transformative des effets à travers un réseau et les opérations de conversion qui permettent cette propagation. Ce concept ne désigne pas simplement un procédé technique mais une modalité existentielle caractéristique de notre condition numérique contemporaine, où l’expérience se constitue précisément dans ces passages entre régimes hétérogènes, dans cette circulation transformative continue.
Cette perspective transforme la compréhension traditionnelle de l’image comme représentation stabilisée d’une réalité préexistante. L’image devient plutôt un nœud temporaire dans un réseau de transformations continues, un moment de cristallisation provisoire dans un flux de tra(ns)ductions. Sa valeur esthétique ne réside plus dans sa capacité à représenter fidèlement un référent, mais dans sa puissance à rendre sensibles les processus mêmes de sa génération et circulation.