(In)finitudes : Entre Finitude Perceptive et Excès Génératif
Il s’agit de produire plus que ce qu’il est possible de percevoir, que ce possible soit fixé par notre capacité d’attention ou même par notre durée de vie. Cette production est générative, elle suppose des traitements automatisés. Dans cet excès, que je nomme l’afflux, il n’y a pourtant nulle possibilité d’immersion.
Comment appréhender cette surabondance qui nous submerge sans pour autant nous engloutir ? L’afflux numérique se présente comme un horizon inatteignable, un déferlement continu qui excède toujours déjà nos capacités d’assimilation. Le flux des données, des images, des informations qui circulent dans nos réseaux ne cesse de s’amplifier, suivant une courbe exponentielle qui rend obsolète toute tentative de synthèse exhaustive. Ce n’est pas un simple accroissement quantitatif : c’est une transformation qualitative de notre rapport au sensible, une mutation de notre expérience perceptive qui nous place face à l’irréductible excès du réel.
On pourrait penser au premier abord que ces ordres de grandeur en appellent à un infini qui nous dépasse faisant signe d’une surpuissance des machines, mais si on y réfléchit bien ce qui est en jeu est une logique du manque, parce que nous ne percevrons jamais tout. La totalisation est hors de notre portée, et nous n’aurons jamais la preuve d’une totalité réalisée.
Paradoxalement, l’afflux ne nous confronte pas tant à une plénitude qu’à une béance : ce qui nous affecte n’est pas l’immensité positive de ce qui est généré, mais l’écart irréductible entre ce qui est et ce que nous pouvons en saisir. Le vertige que nous éprouvons face aux systèmes génératifs n’est pas celui de la surpuissance technique, mais celui de notre propre finitude perceptive. Les machines ne nous submergent pas par leur force, mais révèlent plutôt les limites constitutives de notre capacité à faire monde, à intégrer le divers dans une expérience cohérente.
C’est pour cette raison que la surproduction numérique n’est pas une idéalisation et un infini, mais une quasi-infinitude, c’est-à-dire un décalage entre ce qui est perçu et ce qu’il y a à percevoir. L’infinitude signale une limite et celle-ci, même d’un point de vue spéculatif, est infranchissable : l’autoproduction est un déphasage.
Cette quasi-infinitude n’est pas l’infini mathématique ou métaphysique, qui supposerait une totalité achevée bien qu’illimitée. Elle est plutôt cette tension permanente entre le fini et l’infini, ce déséquilibre dynamique qui travaille notre expérience de l’intérieur. L’afflux est ce qui ne cesse de se dérober à notre appréhension tout en l’affectant, ce qui excède nos capacités cognitives tout en les sollicitant intensément. C’est précisément dans ce déphasage, dans ce décalage irréductible, que se joue l’expérience esthétique contemporaine : non dans la contemplation d’une œuvre finie, mais dans la confrontation avec un processus génératif dont l’expansion nous dépasse nécessairement.
L’infinitude est en contact avec notre finitude, elle est un dehors (un réalisme donc) dont l’inaccessibilité laisse des traces traumatiques sur notre finitude (une esthétique donc). Ce dehors n’est pas un arrière-monde qui existerait indépendamment de toute relation, mais une dimension constitutive de l’expérience elle-même, ce par quoi elle est toujours en excès sur ses propres conditions. Le réalisme dont il est ici question n’est pas la naïve affirmation d’un monde objectif qui préexisterait à notre appréhension : il est plutôt la reconnaissance de cette tension constitutive entre notre capacité à configurer le sensible et l’excès qui ne cesse de déborder cette configuration.
Les traces traumatiques que laisse cette inaccessibilité ne sont pas de simples marques négatives, des blessures infligées à notre subjectivité : elles sont au contraire les indices d’une ouverture, les témoignages d’une relation à ce qui nous excède et nous constitue précisément dans cet excès. L’esthétique, dès lors, n’est plus la science du beau ou la théorie de l’art, mais la pensée de cette affection originaire, de cette sensibilité primordiale à ce qui nous dépasse et nous traverse.
En nous excentrant, elle est en contact avec l’expérience des conditions de l’expérience, c’est-à-dire avec l’empirisme transcendantal. La quasi-infinitude de l’afflux nous place dans cette position paradoxale où nous faisons l’expérience des limites mêmes de notre expérience, où nous percevons ce qui, en droit, excède toute perception. Ce n’est pas un simple constat théorique, mais une épreuve concrète, une expérience vécue dans laquelle se révèle la dimension transcendantale de notre rapport au monde. Non pas un transcendantal formel et a priori, mais un transcendantal empirique qui émerge dans l’expérience même de ses propres limites, dans le mouvement par lequel elle se confronte à ce qui la déborde.
Voilà ce qui nous affecte dans la générativité numérique, non pas la réalisation d’une ontologie mathématique qui serait une forme de platonisme, mais une poïétique numérique se confrontant aux possibles plutôt qu’à ce qui est réalisé ou réalisable. La générativité n’est pas la simple actualisations de virtualités préexistantes, la réalisation de formes qui attendraient dans quelque ciel des idées leur incarnation sensible. Elle est production de possibles, invention de nouvelles modalités d’existence qui ne préexistent pas à leur génération.
Ce qui est en jeu n’est pas l’adéquation à une vérité préétablie, mais l’exploration d’un champ de potentialités qui se reconfigurent à mesure qu’elles se déploient. La poïétique numérique n’est pas reproduction mais création, non pas mimesis mais poiesis au sens fort : elle fait advenir ce qui n’était pas, elle ouvre des espaces de possibilités qui n’étaient pas donnés d’avance. En ce sens, l’afflux n’est pas un excès quantitatif mais une intensification qualitative : ce n’est pas seulement qu’il y a trop à percevoir, c’est que ce trop reconfigure en permanence les conditions mêmes de la perception.
L’afflux nous confronte ainsi à une expérience paradoxale : celle d’une limite qui n’est pas clôture mais ouverture, d’une finitude qui n’est pas restriction mais intensification. Dans l’écart irréductible entre ce qui est généré et ce qui est perçu, se dessine non pas la simple reconnaissance de notre impuissance, mais l’expérience vivante d’une puissance d’affecter et d’être affecté qui excède toujours déjà les formes stabilisées de notre perception.