In-finitude

J’avance en aveugle. J’avance en sachant parfaitement ce que je fais, cette chose qui sans cela n’existerait pas. Il n’y a nulle nécessité, nulle expression ou intériorité. C’est une contingence, elle peut être, ne pas être, être autrement, ce qui lui donne une valeur inéchangeable. Elle est possible, non virtuelle.

L’in-finitude, une obsession depuis des années. Voilà sans doute ce que je tente de tracer. Une in-finitude qui ne serait pas seulement formelle, mais narrative. Durée : infinie. Narration : variable. Support : indécidable. La question du support s’efface devant celle du flux, comme si la matérialité même de l’œuvre devenait secondaire face à son mouvement perpétuel. Comment décrire ce qui ne cesse de se transformer, de glisser entre les catégories, d’échapper aux définitions fixes ? Lorsque j’essaye de remplir les cases classiques d’une description muséologique avec certaines de mes œuvres, ça ne rentre pas ou alors c’est presque vide, c’est insignifiant, et c’est toujours pour la même raison : la variabilité informatique se lie à la contingence existentielle et ontique.

Le regard parcourt, effleure, saisit des fragments. La caméra se déplace à la surface d’un jardin virtuel, toujours le même dans son essence algorithmique, toujours différent dans son apparition phénoménale. Ce qu’on verra factuellement n’est pas prévu à l’avance, car le mouvement du regard a été programmé sans pour autant déterminer ce qui sera vu. L’algorithme devient l’architecte d’une expérience qui se déplie sous nos yeux : il ne décide pas du contenu mais orchestre les conditions de son émergence. N’est-ce pas là une forme inédite de création, où l’artiste conçoit les paramètres d’une œuvre dont les manifestations particulières lui échappent? Le créateur devient alors celui qui définit les règles d’un jeu dont les parties infinies se joueront sans lui.

Une navigation sans fin sur Internet où un bot semble chercher quelque chose et qui, petit à petit, selon la jonction de son temps machinal et du nôtre, construit un récit restant parcellaire. Ce récit s’élève, se constitue, s’articule pendant quelques instants avant de s’effondrer sur lui-même, puis de se reconstruire à nouveau dans un incessant battement d’inspiration et d’expiration. Le flux narratif devient respiration : il n’est plus linéaire mais cyclique, non plus téléologique mais processuel. Quelle histoire peut-on raconter quand la fin n’est pas donnée, quand le médium lui-même refuse la clôture de l’œuvre ? Un autre bot ne cesse de produire des médias que nul ne prendra le temps de regarder : il génère sans relâche des images, des textes, des sons qui s’accumulent dans un espace numérique que personne n’habite. Production sans réception, création sans témoin, existence paradoxale d’œuvres qui sont et ne sont pas, qui existent virtuellement mais demeurent invisibles.

La fragmentation de médias déjà existants, éparpillés dans les bases de données mondiales, joués aléatoirement, produit un tempo que les médias de masse du XXe siècle ignoraient, nous plaçant face à une infinitude, entendez un infini de la finitude, la fêlure même du sujet contemporain. Ce n’est plus le flux continu et homogène de la télévision d’autrefois, mais une succession de ruptures, de sauts, de discontinuités qui reflètent notre expérience fragmentée du monde. À la surface d’un paysage glaciaire généré à partir d’une empreinte digitale, le regard dérive sans cesse : c’est toujours le même paysage et ce n’est jamais le même. L’identité et la différence se nouent en un paradoxe visuel qui défie notre compréhension habituelle du temps et de l’espace. Ou encore cette autre empreinte capturée qui se déforme sans cesse et qui continuera son évolution organique alors que le lieu d’exposition sera vide et que plus personne ne sera là pour l’observer. L’œuvre poursuit sa vie autonome, indifférente à l’absence de spectateurs : elle performe pour elle-même, dans une solitude machinique qui questionne les fondements mêmes de notre conception de l’art.

Cette contingence est aussi la rencontre entre deux images prélevées au hasard parmi des milliards sur Internet, reliées par un connecteur logique emprunté à la philosophie analytique la plus classique. Un récit parfois émerge de cette juxtaposition improbable, comme si Internet était tissé d’histoires sous-jacentes qui ne sont pas seulement humaines, mais aussi machiniques, algorithmiques, émergentes. Les images se parlent entre elles dans une langue que nous ne comprenons qu’imparfaitement : elles établissent des connexions qui échappent à notre intentionnalité, révélant une sémiotique autonome des données numériques. L’histoire est in-finie, personne ne la verra en entier, ne pourra en saisir tous les détours et les ramifications. Elle mêle des fragments de vidéos et de sons, des fichiers 3D, des documents capturés en temps réel sur Internet. Elle dit le 11 septembre, un homme qui se perd dans la ville labyrinthique et qui se souvient. De quoi se souvient-il ? De ce qu’il n’a jamais vécu, peut-être, d’une mémoire collective devenue indistincte de la sienne propre, d’images médiatiques qui s’incrustent dans son esprit comme des souvenirs personnels.

Elle déconstruit la certitude des narrations classiques, avec leur début, leur milieu et leur fin soigneusement agencés. Elle est une fiction sans narration, ou plus précisément sans narrateur identifiable : qui parle quand l’algorithme génère ? Qui raconte quand les données s’organisent selon des motifs émergents ? Elle se rapproche de cette chose hors-sens qui hante nos existences et contre laquelle, parfois, nous luttons désespérément – ce bruit de fond, ce chaos informationnel, cette entropie communicationnelle qui caractérise notre époque numérique. Elle en fait le cœur de la fiction parce qu’elle fonctionne effectivement de cette façon, en intégrant l’aléatoire, l’imprévisible, le contingent. Elle n’en est pas seulement une métaphore comme dans le post-cinéma et ses narrations flottantes : le programme fonctionne seul et nous offre sa solitude machinique, ce que nous sommes en train de voir ne sera visible qu’une unique fois, ceci ne se répétera pas, même si nous avons peut-être le sentiment que c’est toujours un peu la même chose et que nous tournons autour du même objet sans cesse. L’unique et le répétitif se confondent dans une temporalité paradoxale qui n’est plus celle de l’histoire humaine.

L’épuisement d’une forme, d’une esthétique, d’un médium devient perceptible quand on se confronte à ces œuvres qui génèrent leurs propres conditions de visibilité. Un regard qui n’est pas humain nous confronte à notre finitude perceptive et cognitive : nous ne pouvons pas tout voir, tout comprendre, tout saisir. Ce regard machinique, indifférent à nos catégories esthétiques traditionnelles, produit des associations que nous n’aurions jamais imaginées, connecte des éléments que notre pensée n’aurait jamais rapprochés. C’est en ce point précis, qui forme le cœur de ce que je fais, que la question technologique rencontre l’existence, le plus anonyme qui forme notre intensité lorsqu’un frisson nous parcourt par un décalage sans borne entre ce que nous attendions et ce qui apparaît. Internet est une dimension de ce trouble ontologique, il est transfini, il grandit plus vite que notre capacité à le parcourir et c’est pourquoi le réseau est notre époque et constitue notre histoire. Qu’est-ce donc qu’un monde si ce n’est cet excès par rapport à ma visée intentionnelle ? Le monde c’est ce qui est au bord de l’image, ce qui déborde la surface de mon regard, ce qui échappe toujours à ma tentative de totalisation. Une œuvre configure un monde quand elle n’est pas entièrement visible même si elle n’est que du visible, le regardeur fait seulement défaut.

Le flux continu de données, d’images, de sons qui caractérise notre environnement numérique produit une nouvelle forme d’expérience esthétique : non plus la contemplation d’un objet fixe et délimité, mais l’immersion dans un processus en perpétuelle métamorphose. Comment habiter ce flux ? Comment y trouver des points d’ancrage sans figer ce qui, par essence, est mouvement ? Peut-être faut-il apprendre à flotter, à se laisser porter par le courant informationnel sans chercher à le maîtriser totalement, à accepter la partialité de notre perception, la fragilité de notre compréhension.

La fiction algorithmique n’a lieu qu’une fois, cette fois dont je suis le témoin contingent, et paradoxalement elle existe aussi sans moi, sans aucun observateur, sans aucun témoin. Elle est à la fois dépendante de mon regard qui l’actualise et indépendante de celui-ci dans son fonctionnement autonome. Cette tension définit peut-être ce qu’est une œuvre à l’ère numérique : non plus un objet qui attend passivement d’être perçu, mais un processus actif qui génère ses propres conditions d’existence et de transformation. L’œuvre devient un système complexe dont les états successifs ne peuvent être entièrement prédits, même par son créateur.

Le flux ne s’arrête jamais, il ne connaît pas de pause, pas de suspension : il est cette continuité qui paradoxalement se manifeste par des discontinuités, des ruptures, des sauts qualitatifs. Comme le fleuve d’Héraclite dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, l’œuvre générative est toujours la même dans son principe et toujours autre dans ses manifestations concrètes. Elle nous invite à une nouvelle forme d’attention, moins focalisée sur l’objet que sur la relation, moins attachée au résultat qu’au processus, moins soucieuse de la signification que de l’expérience. Une attention flottante, qui accepte de ne pas tout comprendre, de ne pas tout saisir, qui fait place à l’incertitude, à l’indétermination, à la surprise.

La fiction n’a lieu qu’une fois, cette fois dont je suis le témoin, et paradoxalement elle existe aussi sans moi, sans aucun observateur, sans aucun témoin. Cette double nature de l’œuvre générative, à la fois dépendante et indépendante du regard qui l’actualise, définit peut-être une nouvelle ontologie de l’art à l’ère des algorithmes et des flux de données. Une ontologie qui n’oppose plus l’être et le devenir, la permanence et le changement, mais qui les pense ensemble dans leur tension productive. L’œuvre n’est plus ce qui demeure identique à soi à travers le temps, mais ce qui persiste comme processus de différenciation continue, comme flux ininterrompu de variations sur un thème algorithmique.