L’IA art n’existe pas / AI art doesn’t exist

Les infrastructures techniques de l’IA générative produisent une prolifération exponentielle d’images qui saturent les réseaux numériques. Cette multiplication accélérée engendre un effet de boucle où chaque nouvelle itération alimente les bases de données qui serviront à de futures générations, créant ainsi un système auto-référentiel en constante expansion. L’automatisation de la production visuelle reconstruit les conditions mêmes de l’expérience esthétique, transformant radicalement notre rapport aux images. Les plateformes d’IA générative démocratisent la création d’images, mais cette accessibilité massive produit paradoxalement une standardisation des outputs visuels, conditionnés par les architectures algorithmiques sous-jacentes.

Le joujou numérique tel que Midjourney occupe une position paradoxale dans notre culture visuelle contemporaine. Si Benjamin voyait dans le jouet traditionnel un objet dialectique incarnant à la fois le désir mimétique de l’enfant et l’histoire sédimentée des techniques de production, les plateformes d’IA générative manifestent une nouvelle forme de cette tension.

Comme le joujou benjaminien, ces interfaces se présentent sous l’aspect d’une simplicité trompeuse – quelques mots dans une boîte de dialogue suffisent à générer des images. Cette apparente facilité masque la complexité vertigineuse des infrastructures techniques sous-jacentes. L’utilisateur, tel l’enfant avec son jouet, manipule sans le savoir des couches historiques de savoir-faire visuel accumulées dans les bases de données d’entraînement.

Mais contrairement au joujou traditionnel qui permettait une appropriation créatrice par l’enfant à travers sa destruction et sa reconstruction, les plateformes d’IA maintiennent l’utilisateur dans une position de consommateur passif. L’opacité des modèles empêche toute véritable réappropriation critique des moyens de production de l’image. Le “prompt engineering” devient alors un simulacre d’activité créatrice, où l’utilisateur ne fait que paramétrer des variables sans jamais accéder au cœur du dispositif.

Cette nouvelle forme de joujou numérique représente ainsi une industrialisation de l’imaginaire, où le jeu libre de l’enfant décrit par Benjamin se trouve standardisé par les architectures algorithmiques. La fascination qu’exercent ces plateformes tient précisément à cette promesse d’une créativité sans effort, mais qui finit par produire une homogénéisation esthétique à l’échelle globale.

L’art contemporain, incarné par des artistes comme Pierre Huyghe, opère une capture singulière de ces mutations technologiques. Dans “Liminal”, l’artiste déploie un dispositif complexe où les machines ne sont pas de simples outils mais des agents actifs dans la production de nouvelles modalités perceptives. La première salle présente des entités dépourvues de centre subjectif, des humains à la limite de l’humanité, explorant les limites de l’individuation. Ces créatures manifestent une forme d’intelligence non-anthropocentrique, révélant des modes d’existence qui échappent aux catégories traditionnelles du vivant. Le squelette filmé par des systèmes autonomes dans la deuxième salle devient le témoin silencieux d’une nouvelle ère où la documentation du réel échappe au regard humain. Cette capture machinique du vestige interroge la nature même de l’archive à l’ère des systèmes autonomes. La dernière installation manifeste l’émergence d’une ontologie machinique où la production d’images génère ses propres conditions de réalité, créant un circuit fermé entre perception et production.

L’exposition articule plusieurs temporalités : celle de l’histoire de l’art, celle des développements technologiques et celle, plus profonde, des transformations anthropologiques. Cette stratification temporelle s’incarne dans la multiplicité des médiums utilisés. Chaque élément contribue à une excavation archéologique du présent, révélant les strates technologiques qui façonnent notre époque : ainsi l’absence des visages et, son négatif, comme moulage d’une femme enceinte. Les différentes temporalités se superposent et s’entrelacent, créant une densité historique qui dépasse la simple chronologie pour atteindre une dimension géologique de l’histoire des médias.

La pratique du “creative engineering” avec l’IA manifeste une approche différente. La fascination pour les capacités techniques des modèles génératifs conduit souvent à une forme d’instrumentalisation où la technologie reste externe à la démarche artistique. Cette extériorité se traduit par une utilisation superficielle des outils, qui ne parvient pas à interroger leurs présupposés épistémologiques et leurs implications ontologiques. Les images produites, malgré leur sophistication apparente, demeurent prisonnières d’une temporalité plate, sans profondeur historique. Cette limitation se reflète dans le choix des supports : écrans, projections, impressions – autant de surfaces qui ne permettent pas l’émergence d’une spatialité complexe. La bidimensionnalité des outputs révèle une incapacité à penser l’image au-delà de sa fonction représentative.

L’absence d’historialité dans l’IA art se traduit par une incapacité à mobiliser les potentialités inexplorées du passé. Les œuvres restent souvent au niveau de l’illustration, reproduisant des schémas visuels existants plutôt que d’ouvrir de nouvelles possibilités perceptives. Les créatifs semblent alors tout fascinés par la capacité de l’IA à générer du semblable, tout émoustillé par ce popart nouvelle manière. Cette reproduction mécanique des formes visuelles héritées témoigne d’une absence de réflexion critique sur les conditions historiques de l’image. Cette approche communicationnelle réduit l’art à une transmission d’information, négligeant sa dimension performative et sa capacité à reconfigurer les coordonnées mêmes de l’expérience sensible. L’accent mis sur l’efficacité technique occulte la dimension politique de l’art comme lieu de contestation des régimes de visibilité dominants.

Le concept d’installation, central dans l’art contemporain, met en évidence cette différence fondamentale. Une installation ne se limite pas à l’agencement d’objets dans l’espace mais crée un champ de forces où chaque élément entre en résonance avec les autres et avec le contexte historique plus large. Cette dimension contextuelle, largement absente de l’IA art, permet d’activer les potentialités latentes de l’histoire, ouvrant ainsi des lignes de fuite vers des futurs im-possibles. L’installation devient un dispositif de capture des forces historiques, un lieu où les tensions du présent se cristallisent en configurations spatiales concrètes.

Cette différence fondamentale dans le rapport à l’historialité se manifeste également dans le traitement de la matérialité. L’art contemporain travaille la matière comme un champ de forces actif, où les propriétés physiques des matériaux entrent en dialogue avec les systèmes techniques. Les artistes contemporains explorent les zones de friction entre le numérique et l’analogique, créant des hybridations qui dépassent la simple juxtaposition. En revanche, l’IA art tend à réduire la matérialité à un support passif pour la projection d’images générées, négligeant les potentialités expressives de la matière elle-même.

L’enjeu n’est donc pas simplement technique mais ontologique : il s’agit de comprendre comment les nouvelles technologies de l’image transforment notre rapport au réel et à l’histoire, rendant inséparable l’input et l’output. L’art contemporain, dans ses manifestations les plus abouties, parvient à faire de ces transformations le matériau même de sa pratique, créant des œuvres qui sont autant de propositions sur la nature de l’image à l’ère de son automatisation généralisée. Cette capacité à penser l’historicité des médiums techniques distingue fondamentalement l’art contemporain des pratiques plus instrumentales du creative engineering et de l’IA art.



The technical infrastructures of generative AI, or toys, produce an exponential proliferation of images that saturate digital networks. This accelerated multiplication creates a loop effect where each new iteration feeds the databases that will serve future generations, creating an ever-expanding self-referential system. The automation of visual production reconstructs the very conditions of aesthetic experience, radically transforming our relationship with images. Generative AI platforms democratize image creation, but this massive accessibility paradoxically produces a standardization of visual outputs, conditioned by the underlying algorithmic architectures.

The digital toy such as Midjourney occupies a paradoxical position in our contemporary visual culture. If Benjamin saw the traditional toy as a dialectical object embodying both the child’s mimetic desire and the sedimented history of production techniques, generative AI platforms manifest a new form of this tension.
Like Benjamin’s toy, these interfaces are deceptively simple – just a few words in a dialog box are enough to generate images. This apparent ease masks the dizzying complexity of the underlying technical infrastructures. The user, like a child with a toy, unknowingly manipulates historical layers of visual know-how accumulated in training databases.
But unlike the traditional toy, which enabled creative appropriation by the child through its destruction and reconstruction, AI platforms keep the user in the position of a passive consumer. The opacity of the models prevents any real critical re-appropriation of the means of image production. Prompt engineering thus becomes a simulacrum of creative activity, in which the user merely sets variables without ever gaining access to the heart of the device.
This new form of digital toy thus represents an industrialization of the imaginary, where the free play of the child described by Benjamin is standardized by algorithmic architectures. The fascination of these platforms lies precisely in this promise of effortless creativity, which ends up producing an aesthetic homogenization on a global scale.



Contemporary art, embodied by artists such as Pierre Huyghe, takes a singular grasp of these technological mutations. In “Liminal”, the artist deploys a complex device in which machines are not mere tools, but active agents in the production of new perceptual modalities. The first room presents entities devoid of subjective center, humans on the edge of humanity, exploring the limits of individuation. These creatures display a form of non-anthropocentric intelligence, revealing modes of existence that escape the traditional categories of the living. The skeleton filmed by autonomous systems in the second room becomes the silent witness of a new era in which the documentation of reality escapes the human gaze. This mechanical capture of the vestige questions the very nature of the archive in the age of autonomous systems. The final installation demonstrates the emergence of a machinic ontology in which image production generates its own conditions of reality, creating a closed circuit between perception and production.

The exhibition articulates several temporalities: that of the history of art, that of technological developments and that of deeper anthropological transformations. This temporal stratification is embodied in the multiplicity of media used. Each element contributes to an archaeological excavation of the present, revealing the technological strata that shape our era: the absence of faces, for example, and its negative as a cast of a pregnant woman. The different temporalities are superimposed and intertwined, creating a historical density that goes beyond mere chronology to reach a geological dimension of media history.

Creative engineering with AI takes a different approach. Fascination with the technical capabilities of generative models often leads to a form of instrumentalization in which technology remains external to the artistic process. This exteriority translates into a superficial use of the tools, which fails to interrogate their epistemological presuppositions and ontological implications. The images produced, despite their apparent sophistication, remain trapped in a flat temporality, with no historical depth. This limitation is reflected in the choice of media: screens, projections, prints – all surfaces that do not allow the emergence of a complex spatiality. The two-dimensionality of the outputs reveals an inability to think of the image beyond its representational function.

The absence of historicity in AI art translates into an inability to mobilize the unexplored potential of the past. Works often remain at the level of illustration, reproducing existing visual patterns rather than opening up new perceptual possibilities. Designers seem to be fascinated by AI’s ability to generate similarity, and excited by this new-style popart. This mechanical reproduction of inherited visual forms testifies to a lack of critical reflection on the historical conditions of the image. This communicative approach reduces art to the transmission of information, neglecting its performative dimension and its capacity to reconfigure the very coordinates of sensitive experience. The emphasis on technical efficiency obscures the political dimension of art as a site of contestation against dominant regimes of visibility.
The concept of installation, central to contemporary art, highlights this fundamental difference. An installation is not limited to the arrangement of objects in space, but creates a field of forces in which each element resonates with the others and with the wider historical context. This contextual dimension, largely absent from AI art, enables the latent potentialities of history to be activated, opening up lines of escape towards unimaginable futures. The installation becomes a device for capturing historical forces, a place where the tensions of the present crystallize into concrete spatial configurations.

This fundamental difference in the relationship to historicity is also evident in the treatment of materiality. Contemporary art works with matter as an active force field, where the physical properties of materials enter into dialogue with technical systems. Contemporary artists explore the areas of friction between digital and analog, creating hybridizations that go beyond simple juxtaposition. On the other hand, AI art tends to reduce materiality to a passive support for the projection of generated images, neglecting the expressive potential of the material itself.

The challenge is therefore not simply technical, but ontological: we need to understand how new image technologies are transforming our relationship to reality and history, making input and output inseparable. In its most accomplished manifestations, contemporary art manages to make these transformations the very material of its practice, creating works that are so many propositions about the nature of the image in the age of widespread automation. This ability to think about the historicity of technical media fundamentally distinguishes contemporary art from the more instrumental practices of creative engineering and AI art.