Futur antérieur

Il existe au cœur même des technologies contemporaines une paradoxale finitude qui les habite et les traverse. Cette dimension terminale ne représente pas simplement une limitation technique ou une obsolescence programmée, mais constitue leur texture ontologique la plus intime. Quelque chose est “déjà fini” avec et dans les technologies – une condition qui les concerne directement et qui nous implique également, nous qui croyons naïvement les maîtriser.

Le futur antérieur des technologies

Alors que l’art numérique adopte fréquemment la rhétorique progressiste de la modernité, promettant un avenir meilleur (dont les visions pessimistes ne constituent que le versant inversé), nos dispositifs techniques portent en eux une rupture déjà consommée. Les technologies cèdent, à l’image d’un barrage au bord de l’effondrement, sous la pression d’une fragilité constitutive. Cette précarité n’est pas accidentelle mais essentielle – elle relève de ce que nous pourrions nommer un futur antérieur, une temporalité paradoxale où la fin est simultanément imminente et déjà advenue.

Cette structure temporelle complexe ne peut être réduite à une simple projection dans l’avenir. Elle s’inscrit dans le présent même de notre expérience technologique, creusant notre “ici et maintenant” d’une possibilité destructive toujours suspendue, toujours présente. Le futur antérieur ne désigne pas un moment chronologique à venir, mais une modalité d’être qui articule simultanément l’actuel et le virtuel, le présent et sa propre dissolution.

L’oubli instrumental

Dans notre relation quotidienne aux dispositifs techniques, nous les oublions précisément au moment de leur usage. Cet oubli n’est pas accidentel mais structurel – il constitue la condition même de l’utilisation efficace des technologies. Une expérience phénoménologique authentique de notre condition technique contemporaine peut-elle faire l’économie de penser cet oubli fondamental ?

Lorsque nous manipulons nos ordinateurs, nos smartphones, nos objets connectés, nous sommes saisis, sans pleinement en prendre conscience, par un monde – le nôtre – qui est déjà en train de passer, qui est peut-être déjà passé. L’immense infrastructure matérielle qui sous-tend ces technologies, depuis les composants électroniques jusqu’aux cours d’eau qui alimentent les centrales fournissant l’électricité nécessaire, se trouve, du fait même de son ampleur et de sa complexité, au bord permanent de l’effondrement.

Un seul élément pourrait venir à manquer dans ce monde considéré comme énergie (energia), et notre oubli instrumental s’écroulerait, révélant dans cette chute même ce qui restait habituellement dissimulé. Les technologies ne dévoilent leur véritable nature que dans la panne et l’incident, dans la rupture et le suspens. C’est précisément lorsqu’elles cessent de fonctionner comme prévu, lorsqu’elles refusent de s’effacer dans la transparence de leur usage, qu’elles manifestent leur présence la plus authentique. Dans ces moments disruptifs, le rapport du monde aux possibles se retourne radicalement : ce qui semblait stable et acquis révèle sa contingence fondamentale.

Le suspens du possible

Cette dimension de fragilité et de suspens établit une affinité profonde entre les technologies et l’art. Les deux domaines partagent une relation privilégiée à la suspension du possible, à cette vacuité qui permet l’accueil et le devenir. Contrairement au paradigme techniciste dominant qui conçoit les dispositifs comme des instruments de maîtrise visant à “remplir” le monde de fonctionnalités, l’approche artistique des technologies cherche plutôt à vider, à évider, à fatiguer les formes, à les déprimer pour révéler leur potentiel de transformation.

Ce futur antérieur des technologies ne doit pas être confondu avec l’esthétique kitsch de la rétro-ingénierie, discours hybride mêlant sensibilité geek et préoccupations écologiques, et qui pointe vers une survie post-apocalyptique. Il ne s’agit pas d’anticiper romantiquement un avenir de pénurie où nous recyclerions les vestiges technologiques d’une civilisation effondrée. La temporalité dont il est question ici n’est pas une anticipation nostalgique mais une dimension déjà à l’œuvre dans notre présent technique, une fêlure qui le traverse de part en part.

Une autre modalité du fonctionnement

Cette perspective ouvre la possibilité d’une modalité très particulière de la destruction, où le présent et le futur se rejoignent comme se rencontrent l’usage instrumental et l’incident suspensif. Une machine peut fonctionner autrement que prévu, selon des logiques qui échappent aux finalités utilitaires pour lesquelles elle a été conçue. Le fonctionnement technique ne répond pas nécessairement à l’usage, c’est-à-dire au monde compris à travers le prisme de la finalité et de la causalité.

Les technologies peuvent inaugurer une relation différente au fonctionnement, conçu non plus comme la réalisation prévisible d’une intention préalable, mais comme une suite d’opérations inattendues qui ne répondent pas à nos attentes habituelles. Elles nous placent alors dans une posture d’attente pure, dépourvue de projection : que va-t-il se passer ? Cette expérience mêle subtilement ennui et événementialité, instaurant une temporalité de l’attente sans préalable, une disponibilité à ce qui vient.

Cette transformation de notre rapport aux technologies esquisse ce que pourrait être devenu le monde : non plus un ensemble de ressources à exploiter selon des schémas causaux prédéterminés, mais un champ d’émergences imprévisibles où les dispositifs techniques participeraient à l’ouverture de possibles inédits plutôt qu’à la réalisation d’objectifs programmés.

Cette compréhension de la finitude technique nous invite à développer ce qu’on pourrait nommer une esthétique du suspens technologique. Cette approche ne cherche pas à magnifier la puissance des dispositifs ni à célébrer leur efficacité fonctionnelle, mais à explorer les moments où ils hésitent, défaillent, révèlent leur vulnérabilité constitutive.

Une telle esthétique valorise les états intermédiaires, les transitions incertaines, les fonctionnements ambigus qui échappent tant à l’opérativité parfaite qu’à la panne complète. Elle s’intéresse aux modes dégradés, aux ralentissements, aux interférences, non comme des défauts à corriger mais comme des révélateurs d’une vérité plus profonde concernant notre condition technologique.

L’art qui s’inscrit dans cette perspective ne cherche pas à domestiquer les technologies pour en faire des instruments dociles au service d’une intention créatrice souveraine. Il tente plutôt d’accompagner leur fragilité intrinsèque, de révéler leur instabilité fondamentale, d’amplifier leur propension au suspens. Il ne s’agit plus de créer des œuvres qui utilisent les technologies, mais des dispositifs qui manifestent le futur antérieur inscrit au cœur même de notre monde technique.

La temporalité suspendue des interfaces

Cette esthétique du suspens trouve une illustration particulièrement éloquente dans l’expérience des interfaces numériques. Les moments où l’écran se fige, où le curseur devient une roue qui tourne indéfiniment, où l’application cesse momentanément de répondre, ne sont pas de simples interruptions regrettables dans un flux idéalement continu. Ils constituent des irruptions de cette temporalité autre qui habite secrètement nos dispositifs.

Dans ces instants de latence, nous faisons l’expérience d’une suspension du temps ordinaire, d’une mise entre parenthèses de la causalité habituelle. Nous sommes confrontés à l’opacité fondamentale de ces technologies que nous croyions transparentes, à leur résistance irréductible à notre volonté de maîtrise. Le dispositif cesse momentanément d’être un outil pour devenir une présence énigmatique, ni tout à fait fonctionnelle ni complètement dysfonctionnelle, mais suspendue entre ces deux états.

Cette suspension temporelle nous place dans une relation d’attente particulière, détachée de toute anticipation déterminée. Nous ne savons pas si l’interface va reprendre son fonctionnement normal, si elle va basculer dans une erreur irrémédiable, ou si elle va adopter un comportement imprévu. Cette indétermination n’est pas simplement une limitation technique à surmonter, mais révèle quelque chose d’essentiel concernant notre condition contemporaine.

Plutôt que de perpétuer l’illusion d’une maîtrise totale sur nos dispositifs techniques, ou de céder au fantasme apocalyptique de leur effondrement spectaculaire, la perspective du futur antérieur nous invite à habiter consciemment la finitude technologique qui caractérise notre présent. Cette habitation n’est ni une résignation passive ni une célébration naïve, mais une forme d’attention lucide aux fragilités, aux suspensions, aux vacillements qui traversent notre monde technique.

Cette attention peut nous permettre de développer un rapport plus nuancé aux technologies, moins déterminé par les impératifs d’efficacité et de contrôle, plus ouvert aux potentialités imprévues qui émergent précisément lorsque les dispositifs échappent à leur programmation initiale. Elle peut également nourrir des pratiques artistiques qui, plutôt que d’utiliser les technologies comme de simples outils, explorent leur dimension d’événementialité suspendue, leur capacité à instaurer des temporalités alternatives.

Voilà ce que serait devenu le monde.

http://magazine.ciac.ca/fr/oeuvre1.htm