Flux et fluidité

Une erreur fréquente consiste à confondre flux et fluidité et à associer ainsi le sens actuel de ces mots en faisant des flux quelque chose s’écoulant sans cesse de façon indifférenciée. Or, comme le prouve une analyse historique approfondie du concept de flux, celui-ci n’est pas fluide, en tout cas il ne se réduit pas à un simple écoulement. Il y a en lui de l’arrêt, du barrage, des tumultes et de la sécheresse. Si la fluidité apparaît comme une manière de se comporter homogène (on parle en gestion de projet de fluidité pour désigner un projet se déroulant sans accroc), les flux sont profondément singuliers et hétérogènes, tumultueux et imprévisibles, et pour tout dire inquiétants tant ils peuvent nous submerger et nous emporter. On peut alors penser que le fait de privilégier actuellement le concept de fluidité est une façon de réduire des formes plus inquiétantes d’écoulement et constitue le symptôme d’une emprise du flux intégral, c’est-à-dire de la captation et du décodage des flux par le capital. La fluidité désigne le bon déroulement d’un usage instrumental des ressources disponibles (sous la main). C’est aussi la raison pour laquelle, à mes yeux, les discours de la fluidité sont souvent complices de projets de contrôle.

Flux et fluidité ne sont que superficiellement proches. Dès que nous entrons dans une analyse approfondie de ces concepts, nous apercevons entre eux une véritable opposition. La fluidité est une manière de décrire le devenir des choses selon la prévisibilité : une chose est fluide quand elle est continue, quand elle se déroule selon le plan prévu. pour leur part, les flux ne sont pas simplement une description et une manière d’être des phénomènes. Ils sont imprévisibles, peu descriptibles, ils défient les explications parce qu’ils révèlent le privilège du possible sur le virtuel, de la contingence sur la causalité. Ils sont composés de plusieurs éléments, mais ces éléments ne sont pas le fruit d’une décomposition et d’une recomposition  selon le deuxième précepte du Discours de la méthode, dans la mesure ou on ne peut décrire leur relation dans l’ordre de la causalité.

L’écoulement a donc deux modèles concurrents : celui de la fluidité rassurante parce que prévisible, celui des flux tumultueux. On pourrait reprendre la distinction derridienne entre le futur et l’à-venir :

“L’avenir  ne  peut  s’anticiper  que  dans  la forme du danger absolu.  Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s’annoncer, se présenter,
que sous l’espèce de la monstruosité.  Pour ce monde à venir et pour ce  qui en lui  aura fait trembler les  valeurs  de  signe, de parole et d’écriture, pour ce qui conduit ici notre futur antérieur, il n’est pas encore d’exergue.”
(Derrida, J. (1967). De la grammatologie. Editions de Minuit, p.14)

Le futur (comme le passé) est un présent décalé dans le temps, tandis que l’à-venir est un événement imprévisible, irréductible à quelque présent que ce soit. Le futur répète un passé, tandis que l’à-venir est une expérience qui s’ouvre chaque fois de manière unique.On peut associer le premier à la fluidité et le second aux flux, tout comme on peut penser que la fluidité reste anthropomorphique en projetant des structurant subjectives sur des phénomènes, tandis que les flux laissent une place aux ahumains.


A common mistake is to confuse flow with fluidity, and thus associate the current meaning of these words with flow as something undifferentiated and unceasingly flowing. However, as an in-depth historical analysis of the concept of flow shows, it is not fluid, or at least it cannot be reduced to a simple flow. It’s full of stops and stops, tumults and droughts. While fluidity may appear to be a way of behaving in a homogeneous fashion (in project management, fluidity is the term used to describe a project that runs smoothly), flows are profoundly singular and heterogeneous, tumultuous and unpredictable, and, to put it bluntly, so worrying can they overwhelm and sweep us away. The current emphasis on the concept of fluidity is a way of reducing more worrying forms of flow, and a symptom of the grip of integral flow, i.e. of capital’s capture and decoding of flows. Fluidity refers to the smooth, instrumental use of available (at hand) resources. This is also why, in my view, discourses on fluidity are often complicit in projects of control.

Flow and fluidity are only superficially close. As soon as we take a closer look at these concepts, we see a real opposition between them. Fluidity is a way of describing the predictability of what happens to things: a thing is fluid when it is continuous, when it unfolds according to plan. flows, on the other hand, are not simply a description and a way of being of phenomena. They are unpredictable, difficult to describe, and defy explanation because they reveal the privilege of the possible over the virtual, of contingency over causality. They are composed of several elements, but these elements are not the fruit of decomposition and recomposition according to the second precept of the Discourse on Method, insofar as their relationship in the order of causality cannot be described.

Flow thus has two competing models: that of reassuring fluidity because it is predictable, and that of tumultuous flux. We could take up Derridean’s distinction between the future and the to-be:

“The future can only be anticipated in the form of absolute danger. It is that which breaks absolutely with constituted normality, and can therefore only announce itself, present itself,
in the form of monstrosity. For this world to come, and for that which in it will have shaken the values of sign, word and writing, for that which drives our anterior future here, there is as yet no exergue.”
(Derrida, J. (1967). De la grammatologie. Editions de Minuit, p.14)

The future (like the past) is a present shifted in time, while the future is an unpredictable event, irreducible to any present. We can associate the former with fluidity and the latter with flux, just as fluidity remains anthropomorphic, projecting subjective structuring onto phenomena, while flux leaves room for the ahuman.