Les points flottants

En sortant de l’exposition « Artistes et robots », j’ai ressenti un certain malaise. Je me sentais très loin de ce que j’avais vu et même si certaines œuvres historiques avaient leur importance, même si d’autres font partie de mon parcours personnel (Les Pissenlits de Bret et Couchot) la filiation construite se concentrait sur la relation entre art et mathématiques. Duchamp, Picabia, Warhol ou Thek étaient laissés de côté.

Il ne s’agit pas pour moi de critiquer les œuvres de cette exposition, mais d’analyser une impression d’ensemble, les choix des commissaires, car quand un artiste adresse une critique, on peut toujours penser qu’il le fait par jalousie.

En repensant à cette exposition, qui me semblait avoir un discours si moderniste et dont la forme était si nostalgique, je m’interrogeais sur la présentation très classique des œuvres, principalement accrochée aux murs, je pensais à l’absence d’atmosphère et de contexte. Je ne parvenais pas à entrer dans les œuvres parceque’il n’y avait aucun vide pour m’y infiltrer. Je comprenais très bien de quoi elles parlaient et d’ailleurs les commissaires sur des écrans me l’expliquaient de vive voix. J’ai alors repensé à deux expositions très différentes, mais qui m’apparaissaient comme étant beaucoup plus fortement impliquées dans notre époque et dans la question de la technique : Tarik Kiswanson à la Fondation Ricard et Neil Beloufa au Palais de Tokyo.

Je ne veux pas détailler ces deux expositions, qui mériteraient une analyse approfondie, mais dans les deux expositions il y a des associations libres. Chez Kiswanson, des bureaux et des caissons d’isolement pour nouveau-nés, quelque chose de technologique et biologique, quelque chose de l’enfance. Chez Beloufa, la Commune de Paris et le bitcoin, et surtout cette œuvre avec Hito Steyerl où des robots déplacent des tables afin de recomposer indéfiniment une histoire du passé proche.

Ces deux expositions ont une signification flottante. On comprend bien qu’il y a une signification, mais celle-ci n’est jamais explicite, elle reste flottante parce que les éléments sont liés entre eux par analogie. Leur proximité est fonction de différences. Ce qui forme la ressemblance des éléments est l’équilibre entre l’homogénéité et l’hétérogénéité, entre les vecteurs et les bruits. La formation de la signification est flottante parce qu’il y a du vide entre les éléments exposés et que le spectateur peut s’infiltrer dans ce vide. Le vide est indispensable dans une époque saturée par la signification médiatique. Il est le seul moyen de s’approprier la formation de la signification, d’en réaliser l’individuation (avec le risque bien sûr que le spectateur ne fasse pas cet effort d’infiltration). Ces expositions ont une atmosphère flottante et cette tonalité affective de flottement me semble quelque chose de très spécifique dans l’art contemporain.

Dans l’exposition du Grand Palais, il y a un désir de ne pas perdre le spectateur, de lui expliquer ce qu’il voit. Et en effet, on comprend très bien ce qu’on voit. On peut trouver cela beau ou laid, mais on comprend de quoi parle l’œuvre. Peut-être est-ce que l’absence de contexte sociopolitique, d’arrière-plan historique, et surtout de mondes flottants, m’a mis à distance de ce que j’ai vu. Il y a d’un côté une fiction sans narration, une fiction des possibles, de l’autre une narration structurée et explicite à la manière du discours de l’innovation.