Les existences fictives sur les réseaux sociaux / Fictional existences on social

Si les réseaux sociaux ont développé une économie des plateformes en se fondant pour partie sur la capture et l’exploitation des traces des nos existences (des images, des textes et des vidéos), se transformant en de futurs cimetières privés, on peut se demander de quelle façon résister, ce mot étant pour le moins problématique, à cette capture. S’agit-il de couper, suspendre, arrêter les flux et sortir des réseaux pour retourner dans « le monde réel » ?

Cette sortie constitue une mise en minorité et pour ainsi dire un retrait qui pourrait s’apparenter à une forme d’individualisme. Car en s’extirpant des réseaux on les laisse en place pour la plupart et on ne règle pas la situation collective, on espère juste que celle-ci puisse être le produit d’une simple addition et on se dit qu’il faut bien commencer quelque part, par soi-même. Ainsi, on sous-estime les effets de structure et de réification, on défend une position de pureté.

La capacité des réseaux récursifs de neurones à produire de façon récursive des médias de médias, des documents contrefactuels, possibles, réalistes, mais sans être eux-mêmes des traces d’un prétendu réel, ouvre la voie à une autre stratégie consistant à inonder les réseaux sociaux d’existences fictives.

Si nous procédions ainsi et si nous suspendions par cette stratégie de publication la référentialité des documents disséminés sur les plateformes numériques, que deviendraient leur utilité et leur économie ? Suspendre la réalité du référent c’est briser un lien prétendu et empêcher tout retour sur investissement. On peut même s’interroger sur le devenir de la manipulation affective auquel nous pousse les réseaux sociaux dont la récompense et d’être aimé par quelques personnes. Qu’est-ce que ce serait d’être aimé pour une existence fictive, pour une existence qui n’a jamais et qui n’existera jamais, pour ces existences que nous ne sommes pas, ni les aimés ni les aimants ? Quel type de jouissance pourrait-on trouver dans le fait de publier ces autres existences ? Sommes-nous capables, pour nous-mêmes, de briser ce lien à une prétendue réalité sur lequel le capitalisme est fondé ?

Or ces existences possibles ne sont pas seulement des spéculations, des fantaisies ou des élucubrations intellectuelles, mais constituent une des polarités fondamentales de toute vie qui se répartit entre la vie factuelle et les existences possibles. Chacun d’entre nous, en effet, se prête à imaginer ces existences possibles non pas seulement sous la règle de la variabilité probabiliste qui dériverait des vies factuelles, mais comme une stricte possibilité n’ayant aucun objectif de réalisation et de réalité. Ces existences possibles sont bel et bien expérimentées selon leur propre ordre. On ne peut les rejeter comme de pure irréalité, car cette irréalité à son mode d’effectivité et d’expérience. On peut même penser que ces expériences fictives viennent nourrir l’expérience factuelle de quelque chose qui n’a pas été vécu et qui donc dépasse le champ de la réalité pour atteindre le champ d’une connaissance impersonnelle.

C’est en faisant une place dans les réseaux sociaux à cette ouverture des possibles dans son articulation à la factualité, qu’un mode de résistance, au sens de l’électricité qui passe, est envisageable dans l’hégémonie des réseaux sociaux. Non pas couper les flux, ou même les détourner ou les incidenter, mais les accélérer, les accentuer, les caricaturer, les radicaliser, pousser encore et encore jusqu’à en changer la nature en les arrachant à une référentialité réaliste trop simpliste qui ne correspond pas à la dialectique entre la vie factuelle et multitude des existences possibles que nous expérimentons quotidiennement.

If social networks have developed an economy of platforms based in part on the capture and exploitation of the traces of our lives (images, texts and videos), transforming themselves into future private cemeteries, one can ask oneself how to resist, this word being problematic to say the least, this capture. Is it a question of cutting, suspending, stopping the flows and leaving the networks to return to “the real world”?

This exit constitutes a setting in minority and so to speak a withdrawal which could be similar to a form of individualism. For by extirpating oneself from the networks, one leaves them in place for the most part and does not resolve the collective situation, one just hopes that it can be the product of a simple addition and says to oneself that one must start somewhere, by oneself. Thus, we underestimate the effects of structure and reification, we defend a position of purity.

The capacity of recursive neural networks to recursively produce media of media, counterfactual documents, possible, realistic, but without being themselves traces of a supposed reality, opens the way to another strategy consisting in flooding social networks with fictitious existences.

If we proceeded in this way and if we suspended the referentiality of the documents disseminated on the digital platforms by this strategy of publication, what would become of their utility and their economy? To suspend the reality of the referential is to break a supposed link and prevent any return on investment. We can even wonder about the future of the emotional manipulation to which social networks push us, whose reward is to be liked by a few people. What would it be like to be loved for a fictitious existence, for an existence that has never and will never exist, for those existences that we are not, neither the loved nor the loving ones? What kind of enjoyment could we find in publishing these other existences? Are we capable, for ourselves, of breaking this link to a supposed reality on which capitalism is founded?

But these possible existences are not only speculations, fantasies or intellectual elucubrations, but constitute one of the fundamental polarities of all life, which is divided between the factual life and the possible existences. Each of us, in fact, lends himself to imagine these possible existences not only under the rule of probabilistic variability which would derive from factual lives, but as a strict possibility having no objective of realization and reality. These possible existences are indeed experienced according to their own order. They cannot be rejected as pure unreality, because this unreality has its mode of effectivity and experience. One can even think that these fictitious experiences come to nourish the factual experience of something which has not been lived and which thus exceeds the field of reality to reach the field of an impersonal knowledge.

It is by making a place in social networks for this opening of possibilities in its articulation with factuality, that a mode of resistance, in the sense of passing electricity, is conceivable in the hegemony of social networks. Not to cut the flows, or even to divert them or to incidentalize them, but to accelerate them, to accentuate them, to caricature them, to radicalize them, to push again and again until changing their nature by tearing them off from a too simplistic realistic referentiality that does not correspond to the dialectic between the factual life and the multitude of possible existences that we experiment daily.