La fiction spéculative

Sans doute mon intérêt pour le spéculatif, en-deçà des débats d’école dont la mode passera rapidement, dans la version développée par “Après la finitude” (2006), est-il finalement moins philosophique qu’artistique. En effet, malgré l’intérêt des arguments développés contre le corrélationnisme, le fait de mettre dans une même boîte tout ce qui suit Kant ou presque, est une simplification qui occulte les différences de conception ontologique et les subtilités des raisonnements philosophiques. Ne prendre qu’un seul prisme pour analyser toute la philosophie moderne est une entreprise méthodologiquement périlleuse parce qu’on trouvera toujours dans ce qu’on analyse le regard qu’on porte dessus.

Toutefois, les concepts de contingence, de factualité, de possible, d’irraison, etc. m’affectent parce qu’ils touchent certaines de mes intuitions esthétiques et en particulier un domaine que j’ai laissé en jachère depuis quelques temps : la fiction variable que j’ai aussi nommé la fiction sans narration et qu’il est aussi possible maintenant de désigner par le vocable “fiction spéculative”. Par celui-ci j’entends tout autre chose que la science fiction.

Ces trois termes signifient une fiction qui n’est plus soumise au principe de raison et qui se rapproche de l’asignifiance ontologique et existentielle. Cette fiction, qui est toujours au bord de l’effondrement d’un monde, peut bien comporter des scènes et des personnages, des dialogues, mais elle ne tend pas, fut-ce hypothétiquement, vers une résolution réconciliatrice, c’est-à-dire vers une fin. La fiction spéculative est une infinitude parce qu’elle ne cesse de croître à mesure qu’on la parcourt et excède donc ce qu’on peut percevoir : création de possibles. Elle se distingue donc de la fiction narrative qui propose des situations qui se résolvent au fil du temps. Elle est sans narration, c’est-à-dire sans narrateur, sans une voix qui vient fixer le sens de ce qui est raconté, de sorte que le réseau, l’informatique, l’aléatoire programmé, l’interactivité et la générativité, l’espace plutôt que le temps sont ses domaines de prédilection.

Nous devons saisir que l’absence ultime de raison – ce que nous nommerons l’irraison – est une propriété ontologique absolue, et non la marque de la finitude de notre savoir. (…) rien, en vérité, n’a de raison d’être et de demeurer ainsi plutôt qu’autrement –pas plus les lois du monde, que les choses du monde. Tout peut très réellement s’effondrer– les arbres comme les astres, les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques. Cela, non en vertu d’une loi supérieure qui destinerait toute chose à sa perte, mais en vertu de l’absence d’une loi supérieure capable de préserver de sa perte quelque chose que ce soit. (73)

La fiction spéculative ne décrit pas ce qui est ou ce qui est virtuel, mais seulement le possible en tant que celui-ci reste possible. Sans doute ai-je trouvé dans le spéculatif (la spéculation prend alors un autre sens que dans l’idéalisme allemand), l’argumentation qui me permettait de poursuivre cette intuition selon laquelle le “virtuel” deleuzien à la suite de Bergson, biffe la puissance du possible. Les histoires sont indéterminées, leur signification est flottante, les personnages sont irrésolus et inguérissables, tout semble se répéter et pourtant rien n’est identique. Les fragments sont compatibles les uns avec les autres parce qu’ils sont neutres et sans causalité d’entrée ou de sortie. L’informatique permet la variabilité de l’histoire (variable, variaton, variabilité) ce qui a pour effet que les fictions ne cessent de changer et qui se répètent toujours selon le principe qui veut que ce soit au coeur de la répétition qu’une occurence différente puisse émerger. Une émotion est propre à cette répétition.

Tout peut se produire, tout peut avoir lieu – sauf quelque chose de nécessaire. Car c’est la contingence de l’étant qui est nécessaire, non l’étant. (89)

Le terme contingence, en revanche, renvoie au latin contingere : arriver, c’est-à-dire ce qui arrive, mais ce qui arrive assez pour que cela nous arrive. Le contingent, c’est en somme lorsque quelque chose arrive enfin – quelque chose d’autre, qui, échappant à tous les possibles déjà répertoriés, met fin à la vanité d’un jeu ou tout, y compris l’improbable, est prévisible. (149)

À titre personnel, la fiction spéculative est sans doute le coeur secret de mon entreprise et les oeuvres d’art visuel que j’ai pu réaliser sont des détours et des bouts d’essai pour ces fictions qui nous laisseraient sans consolation, qui ne nous guériraient de rien, ni de nous-mêmes ni du monde.