Feral numérique
Il avait voulu s’effacer méticuleusement en commençant par le réseau puis en continuant par le monde. Il avait d’abord vendu ses vêtements, il était venu avec peu de choses, comme pour se délivrer d’un poids trop lourd dont il ne comprenait plus la signification. Il fallait bien commencer quelque part. Puis, à intervalles réguliers il disparaissait, pour se souvenir de qui il était. Lentement, il était moins intervenu sur les réseaux sociaux, il ne regardait plus si fréquemment sa boîte de réception Gmail, son compte Twitter, Facebook, Reddit. Il avait commencé à effacer ses traces et à demander aux sites de retirer texte et image que l’on trouvait de lui à partir de Google. Parfois, ces médias étaient sans rapport signifiant avec lui, mais il suffisait d’un lien pour qu’on le recherche et qu’on le retrouve. Il avait la chance de porter un nom commun qui brouillait les pistes, les résultats étaient si nombreux. Il souriait un peu de ce pouvoir qu’il retrouvait sur lui en défaisant cette image qu’on avait voulu lui faire. Puis il était parti, brusquement, sans l’annoncer à personne. S’inquiétait-on pour lui ? Était-on indifférent ? Il ne se posait pas la question. Il était heureux de retrouver cet élan, cette liberté de ne pas savoir où il allait, l’étendue était devant lui. Il n’était plus au coeur de l’attention, il pouvait à nouveau ressentir le monde qui venait à lui. Il s’était retiré du réseau et du monde, et c’était la même chose, parce que les deux étaient constitués par les autres, par leurs demandes, recherches et désirs. Il comprenait que depuis longtemps, sans le savoir, il avait intégré ces exigences et qu’il avait souffert de vouloir y répondre. Ce n’était pas lui. Ce n’était plus lui. Au milieu d’une forêt, il s’est arrêté. C’était l’automne, le rouge était partout, l’odeur de la tourbe l’entourait, la pourriture de la nature qui se décomposait et retournait à la profondeur d’une terre sans nom. Il avait prononcé à voix basse : “Si je ne suis jamais moi-même, la distinction objet-sujet s’effondre parce qu’il y a quelque chose qui n’est pas “moi” en “moi” : la matière”. Il était au milieu de cette forêt, perdu. Il n’était pas d’ici.
Que reste-t-il d’une existence lorsqu’on dénoue méticuleusement les fils qui la tissent au réseau ? S’effacer n’est jamais un simple retrait, une pure négation : c’est aussi une forme de respiration, un rythme nouveau qui s’instaure entre présence et absence, entre visibilité et invisibilité. Son geste initial – vendre ses vêtements, se délester de l’accessoire – marque déjà cette ambivalence fondamentale : on ne s’efface pas pour disparaître entièrement, mais pour réapparaître autrement, pour exister selon d’autres modalités, pour habiter différemment le monde et le temps.
Les flux numériques qui nous traversent et nous constituent ne sont pas de simples extensions techniques de notre être : ils sont devenus une dimension ontologique de notre existence contemporaine. S’en retirer ne signifie pas retrouver une authenticité originelle qui préexisterait à ces flux, mais expérimenter les limites de cette nouvelle condition, en éprouver les bords, en mesurer la porosité. En demandant méthodiquement que soient effacées ses traces, il ne cherche pas à redevenir celui qu’il était avant le réseau – figure mythique d’une pureté perdue – mais à explorer ce qui reste lorsque se défait l’image de soi forgée à travers ces innombrables médiations.
L’acte d’effacement lui-même s’inscrit paradoxalement dans la logique même des flux qu’il prétend fuir : demander à Google de retirer des contenus, c’est encore naviguer dans ces systèmes, c’est encore reconnaître leur pouvoir de définition et de conservation. Chaque suppression génère sa propre trace, invisible au commun des utilisateurs mais néanmoins présente dans les serveurs, les logs, les bases de données qui enregistrent scrupuleusement ces demandes d’oubli. L’ironie de cette situation ne lui échappe sans doute pas : son geste d’effacement s’inscrit dans le système même dont il cherche à s’extraire, comme si les flux possédaient cette capacité paradoxale d’intégrer jusqu’à leur propre négation.
Et pourtant, ce processus méticuleux lui procure une forme de plaisir, un “sourire” fugace qui témoigne d’une reconquête : celle d’un certain pouvoir sur l’image de soi, sur cette représentation fragmentée, dispersée, disséminée à travers d’innombrables plateformes. Ce n’est pas une victoire définitive – aucune disparition n’est jamais complète à l’ère des flux numériques – mais une négociation temporaire, un moment d’équilibre précaire où il peut sentir qu’il reprend la main, qu’il n’est plus seulement défini par le regard algorithmique des autres.
Son nom commun devient alors un allié inattendu dans cette quête d’effacement : ce qui pourrait apparaître comme un défaut d’individualité – ne pas posséder un patronyme distinctif – se transforme en avantage stratégique, en possibilité de se fondre dans la masse des homonymes. Les moteurs de recherche, ces machines à produire de la singularité au sein même de l’indistinction massive des données, se trouvent ainsi déjoués par cette banalité nominale : trop de résultats, trop d’occurrences, trop de personnes portant le même nom. L’individualité se dissout dans cette surabondance même, permettant une forme paradoxale d’anonymat par excès plutôt que par absence.
Le départ physique prolonge et radicalise ce mouvement d’effacement numérique : quitter les lieux habituels, rompre avec les routines spatiales, abandonner les territoires connus. Ce n’est plus seulement l’image de soi qui s’efface, mais la présence corporelle elle-même qui se soustrait aux regards familiers. Cette disparition n’est pourtant pas vécue comme une perte ou une privation, mais comme une libération, un “élan” retrouvé, une “liberté” reconquise. L’horizon s’ouvre à nouveau, l'”étendue” se déploie devant lui, comme si l’effacement numérique avait préparé cette autre disparition, plus radicale encore, qui est aussi une façon nouvelle d’habiter le monde.
C’est que le réseau et le monde ne forment plus deux ordres de réalité distincts, séparés par une frontière étanche qui permettrait de quitter l’un pour rejoindre l’autre : “Il s’était retiré du réseau et du monde, et c’était la même chose”. Cette identité profonde entre l’espace numérique et l’espace physique constitue l’une des découvertes essentielles de son expérience : les flux qui traversent ces deux dimensions sont de même nature, ils procèdent d’une même logique de circulation, de demande, de désir. Se retirer du réseau ne signifie donc pas retrouver un monde plus authentique, plus immédiat, mais expérimenter différemment cette condition commune qui les unit désormais.
Ce qu’il découvre à travers ce double effacement, c’est l’intériorisation insidieuse des “exigences” du réseau, la manière dont celles-ci ont colonisé son désir, orienté ses choix, façonné ses comportements sans même qu’il en ait conscience. Cette prise de conscience rétrospective éclaire d’un jour nouveau sa souffrance passée : vouloir répondre à ces demandes implicites, s’efforcer de correspondre à ces attentes algorithmiques, tenter de satisfaire ce désir collectif médiatisé par les plateformes. “Ce n’était pas lui. Ce n’était plus lui.” La formulation est significative : elle suggère à la fois une aliénation (ce n’était pas vraiment lui qui agissait ainsi) et une transformation (ce n’est plus lui désormais, il est devenu autre).
L’arrêt au milieu de la forêt marque un point de bascule dans cette expérience de l’effacement : c’est le moment où l’absence à soi devient paradoxalement présence, où le retrait du monde social médiatisé ouvre à une autre forme de relation, plus immédiate et plus énigmatique à la fois. La nature automnale qui l’entoure n’est pas un simple décor pittoresque : elle est le lieu d’une expérience sensorielle intense qui engage tout son être. Le rouge omniprésent, l’odeur de la tourbe, la pourriture végétale qui se décompose – ces perceptions ne sont pas de simples données extérieures qu’il enregistrerait passivement, mais des flux qui le traversent, qui abolissent la distance entre lui et ce qui l’entoure.
Cette abolition culmine dans la phrase étrange qu’il prononce à voix basse, comme pour donner forme verbale à une intuition qui le dépasse : “Si je ne suis jamais moi-même, la distinction objet-sujet s’effondre parce qu’il y a quelque chose qui n’est pas ‘moi’ en ‘moi’ : la matière”. Cette formulation paradoxale condense l’expérience limite qu’il traverse : l’effacement du moi social, construit à travers les innombrables médiations numériques, révèle une altérité plus fondamentale encore, une étrangeté qui ne vient pas seulement du dehors mais qui constitue l’intériorité même. Cette “matière” qui n’est pas “moi” en “moi” désigne peut-être cette dimension corporelle, biologique, affective qui échappe aux constructions identitaires, aux récits de soi, aux images projetées sur les réseaux.
La forêt automnale devient ainsi le lieu d’une double révélation : celle de cette matérialité irréductible qui nous constitue en deçà de toute identité sociale, et celle d’une désorientation fondamentale qui en résulte. Être “perdu” dans cette forêt n’est pas un simple égarement spatial : c’est une condition existentielle qui résulte de l’effacement des repères habituels, des cadres de référence familiers, des modes de navigation ordinaires. Et la phrase finale – “Il n’était pas d’ici” – ne désigne pas simplement un déplacement géographique, mais une forme d’exil ontologique : n’être plus d’aucun lieu précisément parce qu’on s’est soustrait aux flux qui définissaient l’appartenance.
Cette expérience d’effacement constitue ainsi une forme paradoxale d’intensification de la présence : en se retirant des circuits habituels de l’attention, en se soustrayant aux regards algorithmiques qui le définissaient socialement, il retrouve une capacité à “ressentir le monde qui venait à lui”. Les flux ne disparaissent pas dans cette expérience : ils changent de nature, de rythme, d’intensité. Ce ne sont plus les flux numériques de l’information, de l’image, de la demande sociale, mais les flux sensoriels, matériels, affectifs qui circulent entre lui et ce qui l’entoure, entre cette matière qui n’est pas “lui” en “lui” et celle qui constitue le monde forestier.
Loin d’être un simple retour à une authenticité perdue, cette expérience d’effacement ouvre ainsi à une forme de devenir impersonnel, où le “moi” se dissout non pas dans le néant mais dans des flux de matière, de sensation, d’affect qui traversent et constituent le vivant. La distinction entre réseau et monde, entre numérique et naturel, s’avère finalement moins pertinente que celle entre différentes modalités de circulation, différentes qualités de flux, différentes intensités de présence et d’absence. S’effacer des réseaux sociaux n’est pas revenir à une pureté originelle, mais expérimenter d’autres formes de connexion, d’autres modes de relation, d’autres manières d’être traversé et constitué par ce qui n’est pas soi.
L’automne qui l’entoure, avec sa pourriture féconde, sa décomposition qui est aussi retour à la terre, offre une image saisissante de cette condition : la dissolution n’est pas une fin mais une transformation, un devenir-autre qui est aussi un devenir-monde. Être “perdu” dans cette forêt, n’être “pas d’ici”, c’est peut-être habiter précisément cet espace liminaire où l’on n’est plus défini par les flux numériques sans être encore pleinement absorbé par les flux matériels de la nature. C’est exister dans cet entre-deux, cet interstice où l’identité vacille, où les distinctions s’effondrent, où de nouvelles formes de relation au monde deviennent possibles.
Son effacement méticuleux apparaît finalement comme une forme de résistance créative aux flux dominants qui traversent et constituent notre monde contemporain : non pas un refus total qui serait illusoire, mais une modulation, une inflexion, une manière de se soustraire temporairement pour expérimenter d’autres modalités d’existence. Sa démarche nous rappelle que les flux qui nous traversent ne sont jamais entièrement déterminés par les infrastructures techniques, les plateformes commerciales, les algorithmes de recommandation : il reste toujours une marge de manœuvre, une possibilité de se déplacer latéralement, de créer des contre-flux, des lignes de fuite qui ouvrent à d’autres expériences du monde et de soi.
Cette forêt automnale où il s’arrête n’est pas un refuge hors du monde contemporain, mais un autre mode d’habitation de ce monde : un espace où les flux prennent une qualité différente, où ils circulent selon d’autres logiques, où ils engagent différemment notre présence sensible. Son expérience nous invite à repenser notre rapport aux flux numériques non pas en termes de dépendance ou d’autonomie absolues, mais en termes de modulation, d’intermittence, de rythme : savoir parfois s’y soustraire pour mieux les habiter, s’en absenter pour y revenir autrement, s’y perdre pour s’y retrouver différemment.
L’effacement apparaît ainsi non comme une fin en soi, mais comme un moment nécessaire d’un processus plus vaste de reconfiguration de notre rapport aux flux qui nous constituent : moment où la dissolution des identités établies ouvre à de nouvelles possibilités d’être, où l’érosion des repères familiers permet l’émergence d’autres modes de relation au monde. Se perdre dans cette forêt automnale, ce n’est pas échapper définitivement aux flux contemporains, mais expérimenter leur plasticité, leur multiplicité, leur capacité à se transformer et à nous transformer avec eux.