Après l’art contemporain
On esquissera l’hypothèse que ce qu’il est convenu de nommer l’art numérique relève d’une conception moderniste de l’art, tandis que l’art post-digital ou post-Internet correspondrait à l’art contemporain ou à ce qui vient après le contemporain. On comprendra que la distinction entre la modernité et la contemporanéité n’est pas seulement chronologique, l’un ne vient pas chasser l’autre, mais qu’elle constitue des polarités axiologiques qui s’agencent l’une par rapport à l’autre dans des proportions qui varient d’un artiste à l’autre. Chez un même artiste, on peut d’ailleurs trouver l’un et l’autre. Ainsi les ready-mades de Marcel Duchamp sont contemporains, tandis que Le Nu descendant l’escalier appartient à l’art moderne, alors qu’ils ont été créés pendant la même décennie. On pense aussi à Rauschenberg.
Cette coexistence paradoxale des paradigmes artistiques au sein d’une même œuvre, voire d’un même corpus, ne révèle-t-elle pas la nature fondamentalement anachronique de l’art ? N’est-ce pas justement dans cette tension entre différentes temporalités que réside sa puissance ? L’art ne serait-il pas précisément ce qui échappe à la linéarité chronologique, ce qui perturbe l’ordonnancement trop net des époques et des styles ? Duchamp, en ce sens, incarne exemplairement cette capacité à habiter simultanément différents régimes artistiques, à convoquer dans un même geste des temporalités hétérogènes. Son œuvre constitue moins une progression qu’une constellation où coexistent, dans une synchronie troublante, des gestes relevant de logiques apparemment incompatibles.
Dans la modernité ce qui importe est l’expression d’une intériorité, expression qui s’identifie avec celle d’un médium qui s’autonomise progressivement (Greenberg). Il ne s’agit plus, comme dans l’art classique, de rechercher la beauté harmonieuse imitant la réalité pour en dévoiler l’idéalité, mais de rompre avec les conventions et d’ainsi disloquer l’accord entre une forme et une perception afin qu’émerge une autre forme et une autre perception. Toutefois, art classique et art moderne partagent les matériaux traditionnels, dont la conception moderne sera le médium calqué sur le modèle révolutionnaire (amener le support à sa logique propre dans une logique de rupture, l’art pour l’art qu’il faut rapprocher de la logique de l’argent pour l’argent ou de la révolution pour la révolution).
Cette logique autoréférentielle qui caractérise la modernité artistique n’opère-t-elle pas selon le même principe que ce que Marx identifiait dans la forme-argent du capital ? L’autonomisation progressive du médium, sa tendance à se prendre lui-même pour objet et finalité, ne correspond-elle pas à cette abstraction croissante qui, dans le domaine économique, transforme l’argent en capital, c’est-à-dire en argent qui ne vise plus qu’à produire davantage d’argent ? L’art pour l’art et l’argent pour l’argent participent d’un même mouvement de décrochage par rapport au monde concret, d’une même logique d’auto-engendrement qui finit par produire sa propre temporalité, son propre espace, ses propres valeurs. Ce n’est pas un hasard si la modernité artistique émerge précisément au moment où le capitalisme entre dans sa phase d’accumulation intensive.
Avec le contemporain, la production d’objet devient une expérience artistique. La singularité reste centrale, mais elle n’est plus expressive, elle devient contextuelle, prise dans le réseau des galeries et des institutions, l’intériorité est vidée et décentrée. Ne reste plus que la décision de l’artiste qui est à l’image de ce temps contemporain adhérant à soi.
Cette adhésion du contemporain à lui-même, cette coïncidence parfaite entre l’acte artistique et son contexte d’apparition, n’est-elle pas aussi sa limite fondamentale ? En épousant si parfaitement son temps, l’art contemporain ne risque-t-il pas de perdre cette capacité de distanciation critique qui constituait l’une des forces majeures de l’art moderne ? La décision artistique, désormais réduite à l’inscription d’un geste dans un réseau institutionnel, ne semble plus capable de produire cette disjonction temporelle qui permettait à l’art d’ouvrir des brèches dans le présent. L’art contemporain, en ce sens, serait moins la continuation de l’art moderne que sa neutralisation : non plus rupture avec le présent, mais exacerbation de ce présent jusqu’à l’étouffement de toute altérité temporelle.
Si je classe le post-digital dans le genre art contemporain, c’est parce qu’il n’a pas la même relation avec le médium que l’art numérique. Il est même indifférent à cette question tant il le traite à la manière d’un fétiche consumériste et se place donc à la suite du pop art. Le post-digital travaille sur le numérique tandis que l’art numérique travaille dans le numérique. C’est le retour de la sempiternelle dialectique entre l’autonomie du médium et l’approche contextuelle.
Cette distinction entre travailler “sur” et travailler “dans” n’est-elle pas révélatrice d’une différence plus profonde dans le rapport au temps ? L’art numérique, en travaillant “dans” le numérique, habite pleinement la temporalité propre à ce médium : temps réel, simultanéité, instantanéité, réactivité. Il épouse la logique temporelle du numérique jusqu’à s’y fondre, jusqu’à faire corps avec elle. Le post-digital, en revanche, en travaillant “sur” le numérique, instaure une distance réflexive, un écart temporel qui lui permet de traiter le numérique comme un objet historique, comme un artifact culturel déjà passé. Ce n’est plus le futur qu’il anticipe, mais le passé du futur qu’il archéologise.
L’art numérique, ce qu’il est devenu depuis une dizaine d’années, a une esthétique souvent monumentale. Les projets se ressemblent formellement : usage du noir, mise en valeur de la machine comme machine (la fameuse question du médium), formalisme associé à un discours politique révolutionnaire (DIY, open source, etc.), retour à l’art cinétique, usage des effets de lumière (LED) devant provoquer un état d’immersion et de transe chez le spectateur, répétition des mêmes composants, par exemple des écrans LCD, pour donner une idée de la reproductibilité numérique.
Ce monumentalisme de l’art numérique ne trahit-il pas une certaine angoisse face à la dématérialisation qu’implique le numérique lui-même ? Comme si, pour compenser la légèreté, la fluidité, l’évanescence des données numériques, l’art numérique devait se doter d’une présence physique imposante, d’une matérialité ostentatoire. La monumentalité devient ainsi le symptôme paradoxal d’une absence, d’un vide, d’une disparition : celle de la matière au profit de l’information. L’art numérique monumentalise ce qui, par nature, échappe à toute monumentalisation.
Le post-digital a également une certaine homogénéité formelle (glitches, couleurs RGB, kitsch, pop, bureau, acrylique fondu, documentation, histoire alternative, critique post-institutionnelle, etc.), mais il est matériellement à la fois bien fait et mal fait. Ce tremblement entre les deux indique que le médium s’est absenté de lui-même. L’art numérique quant à lui doit être performant, il fonctionne (et c’est d’ailleurs ce fonctionnement informatique qui en constitue la singularité), il est “bien” réalisé, il en met plein les mirettes et tend vers le spectaculaire. On s’immerge dans le médium de l’art numérique, on reste à distance des clichés mis en scène par le post-digital si on y est initié.
Ce “tremblement” entre le bien fait et le mal fait qui caractérise le post-digital n’est-il pas précisément l’indice d’une nouvelle relation au temps ? Ni complètement dans le présent (comme l’art contemporain), ni tourné vers un futur utopique (comme l’art moderne), ni ancré dans un passé idéalisé (comme l’art classique), le post-digital semble habiter un temps distendu, un temps qui ne coïncide plus avec lui-même, un temps déboîté. Ce déboîtement temporel se manifeste formellement par cette oscillation entre la maîtrise technique et sa subversion délibérée, entre la perfection fonctionnelle et le dysfonctionnement programmé.
L’art numérique parle au nom de l’avenir, le post-digital témoigne d’un futur déjà passé. Cette transformation dans le rapport au futur est essentielle, car avec le post-digital le contemporain n’adhère plus à lui-même, il est avant même le présent par anticipation et c’est pourquoi la notion de “post” s’étend à toute chose et devient une sensibilité générale.
N’assistons-nous pas ici à l’émergence d’une nouvelle temporalité artistique, qui ne serait plus celle de la projection utopique (moderne), ni celle de l’adhésion au présent (contemporain), mais celle d’un temps récursif, d’un temps qui se replie sur lui-même, qui anticipe sa propre obsolescence ? Le préfixe “post-” qui prolifère dans notre vocabulaire culturel (post-moderne, post-historique, post-humain, post-vérité, post-internet, post-digital) ne signale pas tant un “après” chronologique qu’une complication interne du temps lui-même. Il indique moins un dépassement qu’un enchevêtrement, moins une succession qu’une superposition. Le “post-” est ce qui vient après mais qui, paradoxalement, était déjà là avant, comme une anticipation rétrospective, comme un futur antérieur.
La question que je souhaiterais maintenant poser, et seulement poser, serait celle-ci : un autre paradigme de l’art ne serait-il pas en train d’émerger, au-delà des arts classique, moderne et contemporain ? Si la distinction entre les trois répond à la tripartition entre le médium, l’expression et l’harmonie (c’est-à-dire le transcendantal), notre monde ne voit-il pas une transformation profonde de l’articulation entre ces trois éléments ?
Cette question nous place au seuil d’une transformation plus radicale encore que celles qui ont marqué les passages de l’art classique à l’art moderne, puis à l’art contemporain. Car ce qui semble être en jeu aujourd’hui, ce n’est plus simplement un nouvel agencement des éléments constitutifs de l’art (médium, expression, harmonie), mais une reconfiguration complète du champ transcendantal lui-même, c’est-à-dire des conditions de possibilité de l’expérience artistique. Ce n’est plus seulement la relation entre l’artiste et son médium qui se transforme, mais la nature même de cette relation, la façon dont elle s’inscrit dans le tissu du réel.
La matière, le sujet et l’entre-deux définissent le partage ontologique entre l’Être et les étants. Ce sont les conditions mêmes de ce partage qui deviennent problématiques parce que le futur n’est pas après le présent, mais lui est peut-être antérieur selon une logique prétéritive.
Cette logique prétéritive — où le futur n’est pas ce qui suit le présent, mais ce qui le précède — bouleverse radicalement notre conception de la temporalité artistique. Elle suggère que l’art à venir n’est pas à inventer dans un geste prométhéen, mais à découvrir comme quelque chose qui était déjà là, dans les plis du présent, comme une virtualité encore inactualisée. Cette conception du temps artistique rompt avec la logique progressiste de la modernité comme avec l’éternel présent du contemporain : elle ouvre sur un temps spiralé, récursif, où chaque œuvre constitue moins une innovation qu’une variation, moins une création ex nihilo qu’une modulation d’intensités préexistantes.
Par ailleurs, l’art moderne était apparu avec la société industrielle produisant/combattant la pauvreté. L’art contemporain avec les industries culturelles produisant/combattant l’ennui. Cet art, qui ne porte pas encore de nom, ne voit-il pas le jour dans un monde structuré par des entreprises qui produisent/combattent, c’est-à-dire conjurent l’anxiété et dont le lieu privilégié est Internet ?
Cette corrélation entre les paradigmes artistiques et les régimes socio-économiques nous invite à penser l’émergence de ce nouvel art en relation avec les transformations actuelles du capitalisme. Si l’art moderne répondait à la société industrielle et l’art contemporain aux industries culturelles, cet art innommé correspond au capitalisme cognitif ou affectif, caractérisé par la production et la gestion des émotions, des affects, des subjectivités. Internet devient alors non seulement le lieu privilégié de cet art, mais sa condition de possibilité, son milieu natif. Non pas simplement parce que les œuvres y circulent, mais parce que la structure même d’Internet — son architecture décentralisée, son temps distendu entre l’instantanéité et l’archivage perpétuel, sa capacité à superposer différentes temporalités — constitue le modèle opératoire de cette nouvelle sensibilité artistique.
Je ne saurais avoir ici la témérité d’avancer plus avant dans cette question complexe, mais intuitivement, partant de ma pulsion artistique qui fait qu’on cherche toujours quelque chose dont on n’a pas idée, il me semble que quelque chose se dessine qui n’est ni classique ni moderne ni contemporain et qui peut-être, dans le dépassement, permet de jeter un nouveau regard sur la dynamique entre les trois paradigmes précédents. Ceci veut aussi dire qu’une autre voie s’ouvre, entre l’art numérique et l’art post-numérique. Alliant peut-être la représentation distante du second et le caractère opérationnel et processuel du premier.
Cette intuition d’un art qui ne serait “ni classique ni moderne ni contemporain” nous invite à penser non pas un quatrième paradigme qui viendrait s’ajouter aux trois premiers, mais plutôt une reconfiguration complète du champ artistique, une modulation transversale qui affecterait simultanément ces trois paradigmes. Ce nouvel art ne serait pas tant un dépassement des précédents qu’une manière différente de les faire jouer ensemble, de les mettre en variation, de les faire résonner selon des harmoniques inédites. Il s’agirait moins d’inventer de nouvelles formes que de découvrir de nouvelles relations entre des formes existantes, moins de créer de nouveaux objets que d’instaurer de nouveaux modes d’existence pour des objets familiers.
L’art contemporain a émergé dans le contexte de l’industrialisation de l’ennui. Il revendiquait un temps “contemporain”, ne se projetant plus dans une émancipation possible tel que ce fut le cas dans la modernité, mais toujours se devançant. Les artistes étaient sommés de se renouveler sans cesse, d’être toujours en mouvement afin de suivre la marche effrénée de la mondialisation, d’un monde en train de se faire. Ce flux de l’art contemporain n’est pas sans ressemblance avec l’état du capitalisme avancé et la financiarisation de l’économie.
Cette exigence de renouvellement perpétuel, cette injonction à l’innovation constante qui caractérise l’art contemporain, ne reproduit-elle pas exactement la logique de l’obsolescence programmée qui régit le marché des biens de consommation ? L’art contemporain, en ce sens, aurait moins subverti le capitalisme qu’il n’en aurait intériorisé les mécanismes les plus intimes. La vitesse de rotation des tendances artistiques, l’accélération du cycle des modes, la valorisation de la nouveauté pour elle-même : tout cela participe d’une même temporalité frénétique qui est celle du capital financiarisé, toujours en quête de rendements à court terme, toujours avide de liquidité.
Sans doute cette époque perdure-t-elle encore aujourd’hui, mais ne sentons nous pas en même temps d’autres temps et espaces apparaître ? Ne sommes-nous pas, du fait de la crise du biotope, des connaissances scientifiques et de l’état de notre pensée, confrontés à des échelles dépassant très largement le cadre anthropologique ? Nous ne pourrions plus dès lors être contemporain de nous-mêmes, mais décalés.
Ce décalage, cette impossibilité d’être pleinement contemporain de soi-même, ne constitue-t-il pas précisément la condition de possibilité de ce nouvel art ? Un art qui ne chercherait plus à coïncider avec son temps, à l’anticiper ou à le dépasser, mais qui assumerait pleinement ce décalage, cette non-contemporanéité comme son geste fondateur. La crise écologique, en nous confrontant à des échelles temporelles qui excèdent radicalement l’horizon humain (temps géologique, temps cosmique), nous oblige à penser un art qui ne serait plus anthropocentré, qui ne prendrait plus l’homme comme mesure de toutes choses. Un art qui serait capable de donner forme à cette étrange temporalité où coexistent l’immédiateté la plus brûlante (l’urgence écologique) et la durée la plus vertigineuse (l’extinction potentielle de l’espèce).
Ce décalage ne serait plus seulement celui du “sens intime” et du flux de la conscience se chevauchant toujours, mais celui des technologies disnovatives, concept que j’avais proposé en 2011. S’il y a quelque chose après le contemporain ce n’est pas au sens d’une fin et d’une clôture du contemporain, mais plutôt comme la prise en compte radicale d’une dette relancée de génération en génération parce qu’elle est future.
Ces “technologies disnovatives” nous invitent à penser l’innovation non plus comme progression linéaire, comme avancée vers un futur meilleur, mais comme exploration des potentialités inaperçues du passé, comme activation de virtualités laissées en jachère par l’histoire. La dette dont il est question ici n’est pas celle que nous aurions contractée envers le passé, mais celle, plus troublante encore, que nous avons envers un futur qui nous précède, qui est toujours déjà là comme horizon d’attente, comme promesse non tenue. C’est cette dette paradoxale, cette responsabilité envers ce qui n’est pas encore advenu, qui constitue peut-être le cœur éthique de ce nouvel art.
PS: quelques minutes après avoir écrit cette petite note, je ne cesse de penser à Jean-Luc Godard et à la voie qu’il a ouverte dans “Nouvelle Vague” qui n’est ni classique, ni moderne, ni contemporaine et les trois à la fois. Quelque chose d’autre y est tentée.
Cette référence finale à Godard n’est-elle pas révélatrice ? Car Godard, particulièrement dans ses dernières œuvres, a précisément tenté de penser un cinéma qui échapperait aux catégories établies, qui inventerait sa propre temporalité. Un cinéma qui ne serait plus soumis à la logique narrative classique, ni à la rupture moderniste, ni à l’autoréférentialité contemporaine, mais qui explorerait les interstices entre ces différents paradigmes. “Nouvelle Vague” est exemplaire de cette démarche : film sur le retour, sur la répétition, sur l’éternel recommencement, il met en scène un temps cyclique où passé et futur s’interpénètrent, où les personnages sont moins des individus que des variations, des modulations d’intensités. Godard y expérimente une forme cinématographique qui n’est plus soumise au temps linéaire, mais qui invente son propre temps, un temps feuilleté, stratifié, où chaque instant contient virtuellement tous les autres.