Le cercle de l’ennui

Dire d’un objet, par exemple artistique, qu’il est ennuyeux, c’est évaluer la qualité de celui-ci en vertu d’un sentiment humain et c’est donc supposer que la destination d’un objet est l’être humain. C’est par là même réduire toute chose à nous et ne jamais les concevoir en dehors d’un cercle esthétique et herméneutique. Dans le cas de l’objet d’art on pourrait penser qu’un tel cercle est justifié par la provenance humaine de l’objet.

Le jugement d’ennui constitue peut-être l’expression la plus parfaite de la circularité anthropocentrique qui domine notre rapport aux œuvres d’art. Par cette déclaration apparemment anodine – “c’est ennuyeux” – s’affirme tout un système de présupposés métaphysiques sur la nature même de l’art. Ce système repose sur une double réduction : réduction de l’œuvre à sa fonction de stimulation affective et réduction de cette stimulation à un certain type d’expérience – celle qui maintient le sujet dans un état d’excitation continue, d’engagement sans rupture, de plaisir sans intervalle.

Cette économie de l’attention, où l’ennui figure comme l’échec absolu, révèle sa parenté profonde avec les logiques consuméristes qui régissent les industries culturelles contemporaines. Le rejet de l’ennui devient le principe organisateur d’une production culturelle vouée à la captation permanente de l’attention, à la stimulation ininterrompue du désir. L’œuvre jugée ennuyeuse est ainsi disqualifiée non pas en vertu d’un manque intrinsèque, mais parce qu’elle échoue à satisfaire cette exigence d’intensité perpétuelle qui caractérise notre régime attentionnel dominant.

Ce n’est pas simplement que le critère de l’ennui serait subjectif – toute évaluation l’est dans une certaine mesure – mais qu’il présuppose une certaine définition de la subjectivité elle-même: celle d’un sujet qui doit être constamment stimulé, diverti, engagé. Cette subjectivité consommatrice, qui ne tolère aucun vide, aucune pause, aucune zone d’indétermination, s’érige en mesure universelle de la valeur esthétique. L’ennui devient ainsi le nom donné à tout ce qui résiste à cette logique de la consommation immédiate, à tout ce qui refuse de se plier aux rythmes accélérés de l’attention marchande.

Mais au-delà même du fait de savoir si une œuvre d’art est uniquement réductible à l’activité d’un être humain ou d’un groupe d’humains, s’il n’y a pas dans ces œuvres parfois l’intervention d’autres phénomènes dont la causalité est difficilement retraçable parce qu’elle est un monde, on voit mal pourquoi la provenance implique l’identification d’une destination. L’objet artistique en tant qu’objet ne serait qu’un détour instrumental de nous vers nous-mêmes. La domination de cette subjectivité est aujourd’hui déconstruite tant elle produit des effets détruisant le monde.

Cette remise en question de l’identification entre provenance et destination ouvre une brèche dans la circularité anthropocentrique. L’œuvre d’art, même produite par des mains humaines, ne trouve pas nécessairement sa finalité dans sa réception humaine. Elle ne constitue pas simplement un miroir où le sujet contemplerait sa propre image, un détour narcissique où l’humain ne rencontrerait jamais que lui-même. Cette conception instrumentale, qui réduit l’œuvre à sa fonction de médiation entre deux moments de la subjectivité humaine, ignore précisément ce qui fait la spécificité de l’objet artistique : sa capacité à excéder les intentions qui l’ont produit, à échapper aux cadres interprétatifs qui tentent de le circonscrire.

L’œuvre n’est pas simplement le résultat d’une causalité linéaire et transparente, où un sujet créateur exprimerait intentionnellement un contenu destiné à être décodé par un récepteur. Elle constitue plutôt le point de croisement de multiples causalités, certaines conscientes, d’autres inconscientes, certaines humaines, d’autres non-humaines. Elle est traversée par des forces, des matérialités, des temporalités qui excèdent le cadre étroit de l’intentionnalité artistique. Ces dimensions “mondaines” de l’œuvre – sa participation à des processus qui dépassent l’échelle humaine – constituent précisément ce qui résiste à sa réduction à un simple véhicule de communication intersubjective.

La déconstruction de cette subjectivité dominante apparaît aujourd’hui comme une nécessité non seulement théorique mais aussi écologique. Car cette réduction systématique du monde à sa valeur pour nous, cette incapacité à concevoir l’existence des choses en dehors de leur corrélation avec l’expérience humaine, constitue l’un des fondements métaphysiques de la destruction environnementale contemporaine. Reconnaître à l’œuvre d’art une forme d’autonomie, c’est aussi s’exercer à percevoir le monde comme existant indépendamment de nous, comme irréductible à sa valeur d’usage ou à sa capacité à nous affecter.

Derrière la réfutation d’une œuvre d’art du fait de l’ennui qu’elle provoque (et est-ce elle qui provoque l’ennui, ou n’est-il pas le produit d’une certaine disposition, d’un ensemble d’événements arrivant au sujet ?), réfutation qui est la plus courante et la plus acceptée de toutes, se cache non seulement une forme de domination tant ce refus de l’ennui est commune aux industries culturelles et à certains critiques d’art, mais aussi une certaine conception de l’objet en tant qu’objet, conception qui le réduit à nous.

Cette interrogation sur la source véritable de l’ennui – l’œuvre elle-même ou la disposition subjective qui l’accueille – soulève la question fondamentale des conditions de possibilité de l’expérience esthétique. L’ennui n’est pas une propriété objective de l’œuvre mais le résultat d’une certaine configuration perceptive, d’un certain régime attentionnel, d’une certaine disposition temporelle du sujet. Il témoigne moins d’une qualité inhérente à l’objet que d’une incapacité momentanée du sujet à entrer en relation avec lui, à se laisser affecter par sa présence, à s’ouvrir à son altérité.

Ce refus de l’ennui, partagé par les industries culturelles et une certaine critique d’art, révèle leur complicité profonde dans la perpétuation d’un même régime esthétique – celui de la stimulation permanente, de la nouveauté sans cesse renouvelée, de l’intensité sans relâche. Cette convergence n’est pas accidentelle : elle manifeste l’emprise d’une même conception du sujet comme consommateur d’expériences, comme point focal d’un dispositif de captation attentionnelle qui ne tolère aucune zone d’indifférence, aucun espace de neutralité.

Mais plus fondamentalement encore, ce rejet révèle une conception particulière de l’objet lui-même, qui ne l’envisage jamais comme existant indépendamment de sa perception humaine, comme possédant une réalité autonome irréductible à son apparition pour nous. L’objet ennuyeux est disqualifié précisément parce qu’il échoue à satisfaire cette exigence anthropocentrique, parce qu’il refuse de se conformer aux attentes qui président à sa réception, parce qu’il maintient une forme d’opacité, de résistance face au désir de transparence et d’immédiateté qui caractérise notre rapport dominant aux œuvres.

Il y a là une contradiction interne, car si j’évalue le perceptible à ce que je perçois, alors ai-je encore accès à ce perceptible ? N’est-il pas d’avance réduit à n’être que moi ? N’est-ce pas là une manière de l’oublier ? Quand je juge l’œuvre à notre ennui, j’obstrue d’avance l’accès à cette œuvre. Il faut respecter le fait que l’objet d’art ne m’est pas destiné, n’est pas pour moi, n’est pas conditionné par ma perception, n’est pas l’objet d’un plaisir ou même d’une évaluation. Ou plutôt pourrait ne pas être… le possible avant l’être. Il faut laisser une part d’autonomie, de différend entre l’œuvre d’art et la perception : il se pourrait bien que les grandes œuvres soient muettes ou, pour préciser, il s’agirait d’être sensible à l’insensible.

Cette contradiction interne qui mine le jugement esthétique centré sur l’ennui touche au paradoxe fondamental de toute phénoménologie : si l’accès aux choses est toujours médiatisé par la perception, comment s’assurer que cette perception ne déforme pas, ne réduit pas, n’appauvrit pas ce qu’elle prétend saisir ? Comment garantir que le perceptible ne soit pas d’avance limité à ce que nos structures perceptives sont capables d’appréhender ? Cette circularité – où le sujet ne rencontre jamais que ce qu’il est prédisposé à percevoir – menace de transformer l’expérience esthétique en un simple miroir de nos attentes préexistantes, en une confirmation perpétuelle de ce que nous savons déjà.

Le jugement basé sur l’ennui constitue peut-être l’expression la plus pure de cette circularité. En évaluant l’œuvre uniquement à partir de sa capacité à susciter un certain type d’affect, nous la réduisons d’avance à sa fonction de stimulation subjective. Nous obstruons la possibilité même d’une rencontre authentique avec son altérité, avec sa dimension irréductible à nos catégories préexistantes. Nous nous condamnons à ne jamais percevoir que ce qui confirme nos attentes, à ne jamais être affectés que par ce qui correspond à nos schèmes affectifs habituels.

Face à cette circularité, l’exigence éthique fondamentale consiste à reconnaître que l’objet d’art n’est pas nécessairement destiné à notre satisfaction, qu’il ne trouve pas sa raison d’être dans sa capacité à nous plaire ou à nous stimuler. Cette reconnaissance de la non-destination anthropocentrique de l’œuvre ouvre un espace pour une relation esthétique différente – non plus basée sur l’appropriation de l’œuvre par le sujet, mais sur une forme de dessaisissement où le sujet accepte d’être déplacé, transformé, altéré par sa rencontre avec quelque chose qui excède ses catégories familières.

Cette éthique de la réception implique de laisser une part d’autonomie à l’œuvre, de maintenir un différend irréductible entre elle et notre perception. Elle suppose d’accepter que certaines dimensions de l’œuvre puissent rester inaccessibles, imperceptibles, muettes – non pas par défaut ou insuffisance, mais parce qu’elles excèdent structurellement les conditions de possibilité de notre sensibilité. Les grandes œuvres seraient ainsi celles qui maintiennent cette part d’insensible, qui résistent à leur complète absorption dans l’économie de la perception humaine.

Être sensible à l’insensible – cette formule paradoxale définit peut-être l’horizon ultime de l’expérience esthétique authentique. Non pas comme une impossibilité logique, mais comme une exigence éthique : celle de rester attentif à ce qui, dans l’œuvre, échappe à notre capacité immédiate d’appréhension, à ce qui résiste à notre désir de maîtrise cognitive ou affective. Cette attention à l’imperceptible, à l’excès, à ce qui déborde les cadres de notre sensibilité constituée, ouvre la possibilité d’une transformation de cette sensibilité elle-même – non plus confirmation de ce que nous sommes déjà, mais invitation à devenir autre.

Je regardais la machine travailler et déverser sur le serveur les fichiers. Je ne pouvais rien faire. Le déversement absorbait 60% du CPU. À la moindre action extérieure, la machine pouvait s’arrêter. Il faudrait alors tout reprendre du début. Je regardais ce que le logiciel voulait bien me laisser voir, quelques signes, quelques traces de processus si complexes qu’aucun système nerveux n’aurait été capable d’en suivre le rythme.

Cette scène technologique offre une métaphore parfaite de la nouvelle condition esthétique qui s’ouvre à nous. Face à la machine qui travaille, le sujet se trouve dans une position radicalement passive – non pas d’acteur ou d’utilisateur, mais de simple témoin d’un processus qui se déroule selon sa logique propre, indépendamment de toute intervention humaine. Cette passivité n’est pas un choix mais une nécessité : la moindre action risquerait d’interrompre le processus, de briser sa continuité autonome.

Ce qui s’offre au regard n’est pas l’intégralité du processus, mais seulement ce que “le logiciel veut bien laisser voir” – quelques signes, quelques traces parcellaires d’une activité dont l’essentiel reste invisible, imperceptible, inaccessible à l’expérience humaine directe. Ces traces ne constituent pas une représentation complète du processus, mais plutôt des indices fragmentaires de son déroulement, des manifestations partielles d’une réalité technique qui excède structurellement les capacités perceptives humaines.

Car ces processus sont “si complexes qu’aucun système nerveux n’aurait été capable d’en suivre le rythme” – ils opèrent à une échelle temporelle et à un niveau de complexité qui dépassent fondamentalement les capacités cognitives humaines. Ce n’est pas simplement que nous ne voyons pas tout, mais que nous ne pourrions pas tout voir, même si le processus entier était exposé à notre regard. Il existe une incommensurabilité fondamentale entre le rythme de la machine et celui de notre perception, entre la complexité des opérations techniques et les limites de notre appréhension.

Cette scène constitue ainsi une parfaite allégorie de notre nouvelle condition esthétique – marquée par l’avènement d’objets techniques qui ne sont plus conçus pour correspondre à notre échelle perceptive, qui ne sont plus ajustés aux capacités de notre système sensoriel. Face à ces objets, nous ne sommes plus dans la position souveraine du sujet qui juge, évalue, apprécie, mais dans celle, plus humble, du témoin qui assiste à un processus qui le dépasse, qui excède ses capacités d’appréhension, qui se déroule selon une temporalité et une logique irréductibles aux siennes.

La sensibilité à l’insensible ne consiste pas ici à percevoir l’imperceptible – ce qui serait contradictoire – mais à développer une forme d’attention particulière à ce qui, dans l’objet, signale sa dimension d’excès, sa part d’imperceptibilité constitutive. Il s’agit d’être attentif non pas seulement à ce qui se donne à voir, mais aussi aux signes de ce qui reste invisible, aux traces de ce qui demeure inaccessible, aux indices de ce qui excède notre capacité d’appréhension.

Cette nouvelle condition esthétique n’appelle ni nostalgie pour un art à échelle humaine, ni célébration naïve de la posthumanité technologique, mais plutôt une forme de vigilance critique face à cette reconfiguration fondamentale de notre rapport sensible au monde. Elle invite à développer une forme d’attention capable de naviguer entre ce qui se donne à percevoir et ce qui reste imperceptible, entre ce qui s’offre à notre compréhension et ce qui la déborde irrémédiablement. C’est peut-être dans cette tension, dans cet écart jamais comblé entre le perceptible et l’imperceptible, que se joue désormais l’essentiel de l’expérience esthétique contemporaine.