L’empreinte carbone de l’œuvre d’art
La dis-apparition carbonique : généalogie d’une injonction paradoxale
La question de l’empreinte carbone s’impose aujourd’hui avec l’insistance d’une évidence axiomatique dont la force normative échappe à toute contestation légitime. Comment, en effet, refuser l’impératif catégorique de la réduction carbonique sans se faire simultanément le complice tacite d’un écosuicide planétaire ? L’artiste contemporain — figure exemplaire d’une subjectivité à l’agentivité réflexive — se trouve dès lors confronté à cette injonction paradoxale : produire (du sens, des affects, des percepts, des concepts) tout en minimisant sa production matérielle ; inscrire une trace tout en l’effaçant ; apparaître tout en disparaissant. Ce qui s’articule dans ce paradoxe, ce n’est rien moins que la mise en tension fondamentale entre deux modalités ontologiques : l’être-empreinte et l’être-sans-empreinte.
Les initiatives se multiplient, prolifèrent, s’institutionnalisent : formations écoresponsables pour artistes, audits carbone des biennales, transition énergétique des lieux d’exposition, rationalisation des flux logistiques, relocalisation des productions. L’axiomatique carbologique s’impose ainsi comme nouveau métadiscours régulateur de la production artistique contemporaine — discours dont l’évidence même mérite d’être interrogée, non pour la contester frontalement, mais pour en déplier les implications ontopolitiques.
Car qu’est-ce qu’une empreinte, sinon la manifestation d’une présence-absence, l’indice d’un passage, la matérialisation d’un avoir-été-là ? La trace carbone n’est-elle pas, en ce sens, la signature même de notre inscription dans le monde ? La volonté de son effacement ne trahit-elle pas un désir plus profond, plus troublant : celui de n’avoir jamais été là ?
Crypte de l’effacement
La capacité d’effacer ses traces constitue, selon la théorisation lacanienne, le propre de l’humain face à l’animal. L’animal — nous dit Lacan dans « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » — peut traquer, flairer, pister ; il peut même suggérer, simuler, feindre. Mais il demeure incapable de cette métaopération qu’est la feinte de la feinte, l’effacement stratégique de la trace qui constitue l’entrée dans l’ordre symbolique. L’humain, lui, peut effacer ; mieux : il peut laisser la trace de l’effacement d’une trace, laisser une trace qui n’est pas la sienne comme ces chaussures d’agent secret aux semelles inversées : le traqueur croyant s’approcher s’éloigne.
Mais cette capacité supposée souveraine se heurte à l’objection derridienne : peut-on jamais être certain d’avoir totalement effacé ses traces ? N’y a-t-il pas toujours un reste, un résidu, un symptôme — qu’il soit social, politique ou inconscient — qui fait retour ? La prétention à l’effacement radical ne relève-t-elle pas d’une illusion de maîtrise ? D’un côté, aucune trace n’est absolument ineffaçable ; de l’autre, aucun sujet ne possède le pouvoir d’effacer radicalement une trace. La frontière anthropozoologique vacille sur ce point précis : l’humain n’est pas tant celui qui peut effacer ses traces que celui qui peut croire les avoir effacées (l’ordre symbolique changeant alors de place).
Or, l’injonction contemporaine à la réduction de l’empreinte carbone ne participe-t-elle pas précisément de cette illusion ? N’est-elle pas, au fond, le symptôme d’un désir d’invisibilité, d’une volonté de n’être-pas-là qui confine au fantasme de la disparition ? Effacer sa trace carbonique, c’est feindre la feinte, c’est marcher quelque part pour que rien n’apparaisse et que l’Autre — cet ordre symbolique qui nous constitue et nous détermine — n’ait aucune prise sur notre passage.
L’exemplarité contre-productive
Pourquoi le champ artistique se préoccupe-t-il tant de son empreinte carbonique alors même que sa contribution aux émissions globales semble quantitativement négligeable ? Cette question mérite d’être posée dans sa radicalité : n’y a-t-il pas, dans cette focalisation, quelque chose comme une surdétermination symbolique qui excède largement l’enjeu matériel ?
L’art se voit assigner une fonction d’exemplarité qui relève d’une logique quasi messianique : si quelqu’un peut bien le faire — réduire son empreinte, montrer la voie, incarner la possibilité d’un autre rapport au monde —, c’est bien l’artiste. Les autres suivront. Cette position fait de l’artiste le prototype d’une nouvelle subjectivité écocompatible, le laboratoire vivant d’un être-au-monde décarbonisé, un pasteur réanimant la Terre.
Mais cette exemplarité ne risque-t-elle pas de se dissoudre dans l’océan médiatique des industries culturelles qui, elles, ne cessent de produire massivement du carbone tout en spectacularisant la vertu écologique ? L’exemplarité artistique ne va-t-elle pas effacer une autre trace, celles des industries et du consumérisme mondialisé ? En quoi l’artiste servirait d’exemple pour des logiques et des manières de produire si différentes ? L’artiste-exemplaire ne se trouve-t-il pas piégé dans une double contrainte : produire pour exister, disparaître pour être vertueux ?
Ce qui se joue ici, c’est le paradoxe constitutif de toute praxis artistique à l’ère de l’anthropocène : le désir du « sans-empreinte » est, en dernière instance, un désir d’effacement qui confine à l’anéantissement. L’artiste se trouve ainsi sommé de résoudre une équation impossible : comment inscrire sans laisser de trace ? Comment apparaître sans être là ?
Métaphysique du carbone
Reconnaissons cette évidence trop souvent occultée : nous produisons inévitablement du carbone parce que nous sommes des êtres carboniques. Notre corps même — cette matérialité première de notre être-au-monde — est un composé organique dont le carbone constitue l’élément structural fondamental. La question ne peut donc être celle d’un effacement total de l’empreinte — fantasme mortifère de la disparition —, mais celle d’une discrimination qualitative : quelles empreintes peuvent/doivent être effacées ? Lesquelles méritent d’être inscrites, préservées, transmises ? Sur quel critère instaurer une inégalité carbonique (car de toute façon cette inégalité aura lieu, mais pour l’instant elle s’élabore sur le critère de l’accumulation du capital) ?
L’essentialisation de l’empreinte — sa réduction à un indicateur quantitatif homogène — conduit à une impasse conceptuelle : elle nous empêche de penser le vivant comme dispositif carboproductif différencié. La métaphysique du carbone que nous esquissons ici vise précisément à réintroduire de la différence qualitative dans l’homogénéité supposée de la trace carbonique.
Si la réduction de l’empreinte carbone s’impose comme horizon normatif indépassable de notre époque, c’est parce qu’elle révèle, en creux, ce qui nous poursuit, ce dont nous cherchons à nous échapper : la techno-logie comme infrastructure invisible dont nous dépendons absolument. Qui a déjà vu du pétrole dans son état brut ? Qui a contemplé l’immensité des navires porte-conteneurs sillonnant les océans ? Qui a assisté à la densité cauchemardesque d’un élevage industriel ? Ce qui nous poursuit, c’est précisément ce que nous ne voyons pas, ce qui circule sous nos pieds, au-dessus de nos têtes, dans les interstices du visible : l’infrastructure technologique qui constitue la condition de possibilité de notre monde.
L’invisibilisation infrastructurelle
La volonté d’effacer notre empreinte révèle ainsi son envers dialectique : elle est la réponse symptomatique à un autre effacement, plus fondamentale, celui de l’infrastructure technologique qui soutient notre existence quotidienne. La logistique contemporaine — cette science du déplacement optimal des corps et des marchandises — opère précisément par l’invisibilisation de ses propres circuits. Les tuyaux, les câbles, les conteneurs, les serveurs, les data centers, les usines : autant d’éléments constitutifs d’une architecture séparant le monde de lui-même, instaurant des partitions entre le visible et l’invisible, des circulations soustraites au regard.
Cette étrange topologie — faite de vides et de pleins, de surfaces et de profondeurs, d’apparitions et de disparitions — constitue la structure même de notre rapport techno-médié au monde. Réduire notre empreinte, c’est donc vouloir réduire notre dépendance à ce dispositif technologique invisible tout en utilisant ce même dispositif pour rendre visible notre vertu écologique.
Les engrais chimiques illustrent parfaitement cette dialectique : ils augmentent la productivité végétale tout en nous intoxiquant graduellement ; ils sont invisibles à l’œil nu, mais leur présence s’inscrit dans les corps, les sols, les eaux ; nous nettoyons des aliments propres précisément parce qu’ils sont contaminés. L’invisibilité de la trace n’est pas son absence, mais sa transposition dans un autre régime de visibilité.
Nous sommes ainsi entourés de traces invisibles qui nous constituent, nous traversent, nous déterminent. Ce qui est sans empreinte apparente laisse des empreintes en nous. La pollution atmosphérique ne se voit pas — sauf dans les cas extrêmes de smog urbain — mais elle s’inscrit dans nos poumons, dans notre sang, dans nos cellules. L’invisibilité de l’empreinte n’est pas sa disparition, mais sa mutation ontologique : d’externe, elle devient interne ; d’objective, elle devient subjective ; de visible, elle devient sensible.
Temporalité de l’œuvre
La déconstruction du caractère homogène de l’empreinte à l’ère de l’anthropocène nous conduit ainsi à une question plus fondamentale, plus inquiétante aussi : qu’est-ce qui mérite de faire empreinte ? La question n’est plus tellement « par qui sommes-nous suivis ? », mais « que voulons-nous laisser à ceux qui nous suivront (peut-être) ? ». Ce déplacement interrogatif est décisif : il substitue à la logique paranoïaque de la poursuite (quelqu’un/quelque chose nous suit) une éthique de la transmission (nous laissons quelque chose à quelqu’un).
C’est précisément à cet endroit théorique que l’empreinte de l’œuvre d’art s’institue comme le témoignage de ce que nous avons été, comme la trace de cette infinie fragilité qui nous détermine historiquement. L’œuvre d’art anthropocénique ne peut plus prétendre à l’éternité — cette temporalité métaphysique qui a longtemps constitué son horizon d’aspiration —, mais elle ne peut non plus se résoudre à la pure évanescence d’une performance sans reste. Elle s’inscrit désormais dans une transtemporalité complexe qui articule le maintenant de sa production, le passé de ses matériaux et le futur de sa réception possible.
Ne laisser aucune empreinte, ce serait finalement présupposer qu’il n’y aura plus de témoin après nous, acter cette extinction qui nous guette parce qu’on l’aurait refoulée plutôt que pensée. L’œuvre d’art assume au contraire sa fonction testimoniale : elle fait signe vers un après-nous qu’elle contribue à rendre possible précisément en s’adressant à lui.
Poétique carbonique du reste
Penser l’œuvre d’art à l’ère de l’anthropocène implique ainsi une redéfinition radicale de sa temporalité propre. L’œuvre n’est plus ce qui perdure inchangé à travers les âges — fantasme classique de l’immortalité artistique — mais ce qui témoigne, ce qui fait signe, ce qui s’adresse à un temps qui n’est pas encore le nôtre. Elle devient témoin-pour plutôt que monument-de.
Cette carbopoétique du reste s’articule autour d’une tension constitutive entre deux impératifs apparemment contradictoires : la nécessité de réduire l’empreinte matérielle de la production artistique et l’exigence de laisser une trace signifiante dans le monde. Comment l’art peut-il assumer sa condition d’empreinte tout en participant à la réduction globale des émissions carboniques ?
Prenons un exemple concret : les œuvres numériques contemporaines, supposément « immatérielles », reposent en réalité sur une infrastructure matérielle énergivore (serveurs, réseaux, terminaux) dont l’empreinte carbone est considérable. L’apparente légèreté de l’art numérique dissimule la pesanteur énergétique de ses conditions de possibilité. À l’inverse, une sculpture en bois local n’implique qu’une faible empreinte de production, mais s’inscrit durablement dans la matérialité du monde.
Ce qui se joue ici, c’est la nécessité d’une comptabilité carbone différenciée qui prendrait en compte non seulement l’empreinte de production, mais aussi la durabilité, la réparabilité, la recyclabilité et la signifiance culturelle de l’œuvre. Une installation éphémère qui mobilise des ressources considérables pour un temps d’exposition limité pose un problème éthique différent de celui d’une œuvre durable à faible empreinte de production, mais haute intensité symbolique.
Contre-extinction
L’enjeu ultime de cette réflexion est proprement politique : il s’agit d’élaborer une politique des traces qui permette de discriminer entre les empreintes nécessaires et les empreintes superflues, entre les inscriptions sensibles et les dissipations entropiques. Cette politique ne peut se réduire à une simple comptabilité carbone ; elle implique une réflexion axiologique sur la valeur des traces que nous laissons dans le monde.
L’art anthropocénique se définit ainsi comme pratique paradoxale d’inscription-effacement : il s’agit simultanément de réduire l’empreinte matérielle de la production artistique et d’intensifier sa puissance symbolique, sa capacité à faire-signe vers un avenir possible. Ce paradoxe n’est pas une contradiction logique, mais la condition même de possibilité d’un art à la hauteur de notre temps.
La contre-extinction que nous proposons ici ne vise pas à nier la possibilité réelle de l’extinction comme horizon de notre époque, mais à lui opposer une praxis artistique qui assume pleinement sa fonction de témoignage, fût-ce sans témoin. Résister à l’extinction, ce n’est pas seulement réduire notre empreinte carbone ; c’est aussi et surtout laisser des traces qui témoignent de notre passage, des traces qui permettent à ceux qui viendront après nous (s’ils viennent) de nous penser, de nous imaginer, de nous reconnaître comme ayant été là. On peut s’interroger sur le fait que la réduction de l’empreinte de l’art puisse servir, de part son exemplarité, aux industries pour continuer comme si de rien n’était. Si nous continuons l’empreinte de l’art, parce que nous estimons que ce témoignage est constitutif de la possibilité de l’avenir, et exigeons l’arrêt de certaines industries, ne serait-ce pas plus efficace et frontal? Poser un choix plutôt qu’une moyenne qui toucherait à tous et à chacun également.
En ce sens, l’œuvre d’art est moins une production qu’une transmission, moins un objet qu’un geste, moins une présence qu’une adresse. Elle s’inscrit dans cette temporalité paradoxale du déjà-plus et du pas-encore qui définit notre condition historique. Elle témoigne ainsi de cette infinie fragilité qui nous constitue comme êtres finis dans un monde fini.
La question de l’empreinte carbone de l’œuvre d’art à l’ère de l’anthropocène n’est pas une question technique ou comptable, mais proprement métaphysique : elle interroge notre rapport au temps, à la finitude, à la trace, à l’autre qui nous suit. Elle nous confronte à cette évidence troublante : nous ne pouvons pas ne pas laisser de traces, mais nous pouvons décider lesquelles méritent d’être laissées. Et cette décision engage notre responsabilité collective face à ce qui vient après nous — qu’il s’agisse d’autres humains, d’autres vivants ou simplement d’autres temps.