Effondrement/Collapse et extinction

La notion d’effondrement est en vogue en ce moment. Elle semble désigner la période dans laquelle nous sommes en train de rentrer et provoque à la fois crainte et espoir. En effet, si selon cette hypothèse l’effondrement ferait disparaître le monde tel que nous le connaissons, celui du capitalisme tardif pour le dire rapidement, il fera, selon certains, simultanément apparaître un changement, une nouvelle organisation sociale, économique et politique. Il faudrait donc dépasser la peur que l’effondrement provoque et construire ensemble le nouveau monde sur les ruines de l’ancien.

Il me semble que cette notion est surdéterminée par une eschatologie faites de destruction et de construction, de crépuscule et d’aurore, de ces anciens dieux qui tardent encore à mourir, de sorte que nombre de théoriciens ont quelques envolées lyriques et y voient sans doute la possibilité d’imaginer un nouveau monde, une œuvre totale si l’on veut que leur discours serait à même d’invoquer. Elle vient aussi poursuivre un certain affect de la modernité, celui de la nouveauté remplie d’incertitudes mais aussi de promesses : un monde va naître et il faudrait avoir l’intelligence de s’y adapter, de créer de nouveaux liens, peut être même d’y voir de nouvelles opportunités, une renaissance. Bref, ce qui apparaissait comme un danger est peut être la solution aux contradictions de nos sociétés consuméristes et productivistes comme si notre environnement nous rappelait à l’ordre en nous forçant à revenir à la raison, à la mesure. Le monde va mal, il va changer, au bord, juste au bord de notre disparition, nous serons sauvés.

Mais si le tableau que l’on dresse alors de la modernité est caricatural et fait oublier le« comme si » du « maître et possesseur de la nature » cartésienet que cette nature ne désignait pas seulement le monde extérieur mais aussi “la conservation de la santé”, on occulte par là que l’anthropocentrisme moderne fut ambivalent et n’a jamais été un pur solipsisme ou idéalisme oubliant le monde extérieur, de sorte que l’effondrement est une notion ambivalente.

En effet, l’effondrement désigne le fait de briser en défonçant, en faisant s’écrouler, de provoquer l’écroulement, de réduire à néant. Cet écroulement s’effectue sous un poids excessif, une poussée brutale, un manque d’appui. Il y a quelque chose de la gravité et d’un monde en ruines dans ce qui tombe ainsi brutalement, lourdement, dans ce qui s’abbat. Mais qu’est-ce qui ainsi s’effondre ? C’est le monde environnant en tant que celui-ci est composé d’éléments naturels et d’éléments techniques. C’est le monde qui est donc autour de l’être humain et qui s’organise grâce à la logistique. C’est aussi le monde des structures politiques et sociales, économiques et juridiques, car à n’en point douter c’est ce que certains attendent de l’effondrement, une tabula rasa qui permettrait un changement profond de logique dans la constitution même du monde. Nous sommes fascinés par l’esthétique des ruines, par le désastre et par ce qui pourrait advenir ensuite. Si le goût des ruines a émergé avec le Romantisme allemand, c’est en réalité un motif artistique et esthétique qui existe sous différentes formes depuis la Renaissance, et qui reprend aujourd’hui une importance particulière à une ère de troubles écologiques. Les ruines sont la matière disjointe de la forme, antérieures ou postérieures à l’hylémorphisme. Elles sont aussi la technnique prenant les dimensions de la nature, la nature dôtée d’une quasi-intention s’acharnant sur les êtres humains et dans le cas du désastre anthropocénique, nature et technique deviennent effectivement inextricables.

Tout se passe, pour prendre une image, comme si là encore la silouhette de l’être humain se découpait sur fond de ruines, le survivant, le dernier homme qui est aussi le premier… Alors bien sûr, on peut indiquer la possibilité de la disparition de notre espèce, mais ce serait sous la forme d’une perspective lointaine et un peu abstraite. On peut aussi tenter de réduire cette position anthropocentrique en l’alliant avec une prise en compte des relations : l’être humain ne serait plus seul et il lui faudrait, pour survivre, prendre en compte ce qui l’entoure. Mais en a-t-il été jamais autrement ? C’est pourquoi les nouvelles alliances semblent si anciennes et présentent comme une nouveauté ce qui s’est toujours posé à l’être humain.

Il me semble donc que l’effondrement désigne un décor qui tombe à la manière d’un film de Buster Keaton et provoque un peu la même impression, après la chute : l’être humain, certes au milieu des ruines, restera indemne et que c’est précisément cette immunité qui ouvrira la possibilité d’un nouveau commencement qui est aussi un second, et qui a toujours fait frétiller les théoriciens.

Cet anthropocentrisme à la Keaton n’est pas sans rapport avec la manière dont la modernité a conçue, au moins pour partie, le monde. L’effondrement semble donc en rester à une phase courte et rapprochée de l’histoire de notre espèce. Il reste collé à un concept, l’anthropocène qui, si on y réfléchit, prédit la disparition possible de l’être humain du fait de sa responsabilité. Pauvres pêcheurs qui sommes à la veille de notre mort.

Peut être faut-il faire alors un pas de côté et aller regarder du côté, précisément, de ce que l’on pourrait appeler le nihilisme ou pessismisme cosmique, si on retire du concept de nihilisme ce que la modernité, justement, a voulu en faire : la négativité d’un néant qui manque, au sens d’une lacune qui serait intentionnelle. Ce nihilisme cosmique n’est pas seulement attaché à des causes anthropiques, mais peut aussi se tourner vers des durées plus longues et affirmer que non seulement les espèces vivantes naissent et meurent, mais encore que le vivant lui-même pourrait, comme le pensait Nietzsche, n’être qu’une variété de la mort et une variété très rare(Gai Savoir, Livre 3, 108). L’extinction de notre espèce ne sera pas nécessairement de notre fait car dans l’anthropocène il y a un discours sous-jacent, sans doute paradoxal, mais qui reconduit la souveraineté humaine : si c’est de notre faute alors sans doute, peut être, au dernier moment, devant le précipice, nous pourrons trouver une solution et si nous sommes le poison nous pourrions aussi être le remède. On sauvegarde la causalité et par là même le discours qui déplie les relations de causes à effets. Cette structure réversible explique bien pourquoi l’effondrement répond à la forme de l’enthousiasme conjuratoire : on s’enthousiasme de ce qu’on conjure.

L’extinction quant à elle vise l’être humain, mais directement, elle ne transforme pas le monde en un contexte, en un décor ou en un arrière-plan sur lesquels il viendrait se découper. Elle le vise lui et les causes viennent pour ainsi dire après, elles pourraient être humaines ou non-humaines, prévisibles ou absolument contingentes. Il n’y a dans ce nihilisme aucune négativité lacunaire. L’extinction étend la finitude individuelle de la mort à notre espèce en son entier et constitue non pas une responsabilité souveraine, mais l’accueil inconditionnel à ce qui peut advenir.

Ne pourrait-on pas estimer que nous avons tout de même des choses plus urgentes que de penser à cette extinction inconditionnée? N’y a-t-il pas une priorité pragmatique à donner à l’effondrement? Mon intuition me fait penser qu’en donnant cette priorité à l’effondrement, on risque de reprodurie les structures auxquelles on pensait échapper et les surdéterminations historiales dont nous sommes le fruit.

The notion of collapse is in vogue at the moment. It seems to designate the period in which we are entering and provokes both fear and hope. Indeed, if according to this hypothesis the collapse would make disappear the world as we know it, that of late capitalism to say it quickly, it will, according to some, make simultaneously appear a change, a new social, economic and political organization. It is therefore necessary to overcome the fear that the collapse provokes and to build together the new world on the ruins of the old one.

It seems to me that this notion is overdetermined by an eschatology made of destruction and construction, of twilight and dawn, of these old gods who are still slow to die, so that many theorists have some lyrical flights of fancy and undoubtedly see in it the possibility of imagining a new world, a total work if one wants that their discourse would be able to invoke. It also comes to pursue a certain affect of the modernity, that of the novelty filled with uncertainties but also with promises: a world is going to be born and it would be necessary to have the intelligence to adapt to it, to create new links, perhaps even to see there new opportunities, a rebirth. In short, what appeared to be a danger is perhaps the solution to the contradictions of our consumerist and productivist societies, as if our environment were calling us to order by forcing us to return to reason, to measure. The world is going badly, it is going to change, at the edge, just at the edge of our disappearance, we will be saved.

But if the picture that one draws of modernity is caricatural and makes us forget the “as if” of the Cartesian “master and possessor of nature” and that this nature did not designate only the external world but also “the conservation of health”, one occults by there that modern anthropocentrism was ambivalent and was never a pure solipsism or idealism forgetting the external world, so that the collapse is an ambivalent notion.

Indeed, collapse designates the fact of breaking by breaking down, of causing collapse, of reducing to nothingness. This collapse is carried out under an excessive weight, a brutal push, a lack of support. There is something of gravity and a world in ruins in what falls thus brutally, heavily, in what falls down. But what is collapsing? It is the surrounding world as it is composed of natural and technical elements. It is the world which is around the human being and which is organized thanks to logistics. It is also the world of political and social, economic and legal structures, because without a doubt this is what some people expect from the collapse, a tabula rasa that would allow a profound change of logic in the very constitution of the world. We are fascinated by the aesthetics of ruins, by disaster and by what might happen next. If the taste for ruins emerged with German Romanticism, it is in fact an artistic and aesthetic motif that has existed in various forms since the Renaissance, and which today takes on particular importance in an era of ecological unrest. The ruins are the disjointed matter of the form, previous or posterior to the hylémorphism. They are also technics taking on the dimensions of nature, nature endowed with a quasi-intentional attack on human beings and in the case of the anthropocenic disaster, nature and technique become effectively inextricable.

Everything happens, to take an image, as if here again the silhouette of the human being was cut out on a background of ruins, the survivor, the last man who is also the first… So of course, one can indicate the possibility of the disappearance of our species, but it would be in the form of a distant and somewhat abstract perspective. We can also try to reduce this anthropocentric position by combining it with a consideration of relationships: the human being would no longer be alone and, in order to survive, he would have to take into account what surrounds him. But has it ever been otherwise? This is why the new alliances seem so old and present as a novelty what has always been the case for human beings.

It seems to me, therefore, that the collapse designates a set that falls in the manner of a Buster Keaton film and provokes the same impression, after the fall: the human being, although in the midst of the ruins, will remain unharmed, and that it is precisely this immunity that will open up the possibility of a new beginning, which is also a second one, and which has always made the theorists quiver.

This Keaton-like anthropocentrism is not unrelated to the way in which modernity has conceived, at least in part, the world. The collapse thus seems to remain in a short and close phase of the history of our species. It remains stuck to a concept, the Anthropocene, which, if we think about it, predicts the possible disappearance of the human being because of his responsibility. Poor fishermen who are on the eve of our death.

Perhaps it is necessary to take a step aside and look at the side, precisely, of what we could call nihilism or cosmic pessimism, if we remove from the concept of nihilism what modernity, precisely, wanted to make of it: the negativity of a nothingness that is lacking, in the sense of a lacuna that would be intentional. This cosmic nihilism is not only attached to anthropic causes, but can also turn to longer durations and affirm that not only are living species born and die, but that the living itself could, as Nietzsche thought, be only a variety of death and a very rare variety (Gai Savoir, Book 3, 108). The extinction of our species will not necessarily be of our making because in the anthropocene there is an underlying discourse, undoubtedly paradoxical, but which reconduces human sovereignty: if it is our fault then undoubtedly, at the last moment, in front of the precipice, we will be able to find a solution and if we are the poison we could also be the remedy. We save the causality and thus the discourse that unfolds the relations of cause and effect. This reversible structure explains well why the collapse responds to the form of conjuring enthusiasm: we get enthusiastic about what we conjure.

As for extinction, it targets the human being, but directly, it does not transform the world into a context, into a decor or into a background on which it would come to be cut. It aims at him and the causes come, so to speak, afterwards, they could be human or non-human, predictable or absolutely contingent. There is in this nihilism no lacunar negativity. Extinction extends the individual finitude of death to our species as a whole and constitutes not a sovereign responsibility, but the unconditional acceptance of what may come.

Could we not consider that we have more urgent things to do than to think about this unconditional extinction? Is there not a pragmatic priority to be given to the collapse? My intuition makes me think that by giving this priority to the collapse, we risk reproducing the structures we thought we were escaping and the historical overdeterminations of which we are the fruit.