D’une fiction qui n’aura pas lieu

Il m’arrive parfois, dans ces moments suspendus entre veille et sommeil, de percevoir avec une acuité troublante l’entrelacement de la mémoire et de l’imaginaire : ces souvenirs qui ne sont peut-être jamais advenus, ces fictions qui portent en elles la texture inimitable du vécu. N’est-ce pas dans cette zone crépusculaire, cet entre-deux de la conscience, que se révèle la parenté secrète entre la remémoration et la création fictionnelle ? Ce qui nous habite alors n’est plus tout à fait du souvenir, pas encore tout à fait du rêve, mais cette faculté étrange de faire apparaître ce qui n’est pas immédiatement là — la possibilité de l’impossible.

À la source du fictionnel se tient la mémoire, non pas comme simple réservoir de contenus à réarranger — comme si une histoire n’était qu’un puzzle d’expériences passées dont les pièces seraient plus ou moins habilement agencées — mais comme structure fondamentale, comme fonction transcendantale. Ce qui nous intéresse n’est pas tant le souvenir particulier que l’acte même de remémoration, cette opération qui, indépendamment de tout contenu spécifique, confère une tonalité singulière à chaque fragment mémorisé. N’y a-t-il pas, dans cette coloration affective du souvenir, quelque chose qui appartient déjà à l’ordre de la fiction ? Cette teinte particulière qui n’est pas dans la chose remémorée mais dans le regard qui se pose sur elle, dans cette distance même qui sépare le présent du passé ?

Je me souviens de cette promenade le long d’un rivage où la mer venait lécher le sable avec une régularité hypnotique. Était-ce il y a dix ans, vingt ans ? Peu importe. Ce qui demeure, c’est cette qualité de lumière, cette sensation d’infini, et surtout cette certitude inexprimable que quelque chose d’essentiel s’est joué là, dans ce dialogue silencieux entre l’eau et la terre. La mémoire a gardé non pas l’événement dans sa factualité nue, mais sa résonance, sa vibration intime — comme si l’instant s’était dilaté pour accueillir une signification qui le déborde de toute part. N’est-ce pas déjà de la fiction que cette transformation alchimique du vécu en quelque chose qui excède sa simple occurrence ?

Le fictionnel entretient donc une relation profonde avec la mémoire comme structure transcendantale, et certaines expériences mnésiques donnent à leur tour une teinte particulière à cette structure. Il faut comprendre ici un mouvement circulaire : la structure affecte les expériences comme les expériences affectent la structure, selon une boucle où l’origine fait toujours défaut, toujours au-devant ou en deçà d’elle-même. Ce qui nous obsède, ce qui revient chaque jour dans notre conscience, cette expérience jamais résolue et pourtant constamment remémorée : n’est-ce pas là ce qui façonne en profondeur notre rapport au fictionnel ?

Cette expérience obsédante, qui travaille souterrainement la structure même de notre mémoire, concerne essentiellement la rencontre et la séparation — moments charnières de notre existence affective, points de bascule où le temps semble simultanément s’accélérer et se suspendre. Il y a dans la rencontre amoureuse cette étrange familiarité avec l’inconnu, cette reconnaissance paradoxale de ce que nous n’avons jamais connu ; et dans la séparation, cette présence persistante de l’absence, ce vide qui possède la densité d’un corps. Entre les deux s’étire l’anticipation : cette attente qui peuple déjà l’imagination de présences fantomatiques, qui connaît sans connaître, qui aime avant d’avoir aimé.

Dans le rapport amoureux, saisi dans ses multiples dimensions et temporalités entrelacées, réside quelque chose qui relève fondamentalement de la mémoire et, par là même, de la fiction. Car qu’est-ce que l’amour sinon cette capacité prodigieuse à fictionnaliser l’autre, à le voir non pas tel qu’il est dans sa factualité brute, mais tel qu’il pourrait être, tel qu’il serait dans un monde possible qui ne cesse de se superposer au monde actuel ? La fiction aura été, au cours de sa propre historicité, comme un remède, comme une solution, comme une tentative de guérison face au caractère essentiellement indéterminé et insoluble de la rencontre et de la séparation.

Est-ce donc par hasard si nous avons voulu, au fil des années, construire des histoires sans résolution, qui consistaient en des situations persistantes, se prolongeant indéfiniment ? Non pas des moments suspendus comme dans le cinéma expérimental ou la vidéo d’art classique — où le temps lui-même semble s’arrêter — mais des situations bel et bien narratives, avec des personnages, des dialogues, des décors, et pourtant si fondamentalement indéterminées que rien de décisif ne pouvait vraiment advenir. Il s’agissait de lutter contre la causalité narrative, précisément parce que cette causalité se trouve déjà déconstruite par l’expérience amoureuse elle-même.

Dans l’amour, les frontières s’estompent : il n’y a plus vraiment de toi ni de moi, et ce « nous » que nous invoquons demeure lui-même une fiction nécessaire. Le temps s’y révèle disjoint, simultanément passé, présent et futur : l’être aimé est déjà perdu au moment même où nous le découvrons, et pourtant toujours à venir dans cette perte même. Comment une narration linéaire, articulée autour d’un principe de causalité, pourrait-elle rendre compte de cette temporalité disjointe ? Il nous faut des histoires insolubles, un imaginaire qui renonce à la guérison, qui accepte de séjourner dans l’indétermination.

N’est-ce pas, au fond, la condition même de notre finitude ? Nous savons que nous allons mourir sans avoir trouvé de solution, que nous allons disparaître sans avoir véritablement appris à vivre. Et c’est peut-être dans cette reconnaissance même que s’ouvre paradoxalement un espace d’infinitude : je vais mourir sans solution, je vais mourir et je ne saurai jamais comment vivre — et c’est cela même, vivre. N’y a-t-il pas dans cette acceptation de l’inachèvement fondamental quelque chose qui libère la fiction de sa vocation thérapeutique, qui lui permet d’explorer ces zones d’indétermination où se joue notre existence la plus authentique ?

Les technologies numériques de la mémoire offrent précisément la possibilité de fictions non linéaires qui, si elles possèdent bien un commencement, n’ont pas à proprement parler de fin, seulement des interruptions provisoires, des pauses dans le flux narratif. Mais n’était-ce pas une utopie que de croire en la possibilité de raconter de telles histoires ? Car raconter présuppose un narrateur, donc une instance d’autorité, quelqu’un qui connaît le sens de l’histoire avant même de l’avoir énoncée. Or, dans ces explorations de l’indéterminé, le narrateur fait défaut, tout comme le sujet stable, tout comme cette figure de l’artiste à laquelle nous prétendions. Que reste-t-il alors, sinon la possibilité de se laisser porter par des lignes d’horizon incertaines, par ces flux narratifs qui ne mènent nulle part mais nous traversent de part en part ?

Cette mémoire des ruptures et des rencontres façonne donc un imaginaire fictionnel très particulier, qui nous confronte à des questions vertigineuses : comment ne pas guérir ? Comment ne pas céder à cette tentation de résoudre l’indétermination, de suturer la béance du sens ? Comment ne pas chercher un médecin ou à devenir soi-même médecin pour les autres et pour soi ? Comment persister, coûte que coûte, dans ce qui est là, absolument là dans sa platitude quotidienne, ce qui n’a pas de sens ou si peu ? Cette indétermination qui nous ronge, qui nous envahit, qui est tout pour nous, qui nous constitue sans jamais se laisser saisir pleinement.

Notre mémoire n’appartient ni au présent, ni au futur, ni au passé : elle est cet espace paradoxal où le temps ne fait qu’arriver, où il pointe à peine, déjà fini, déjà clos. N’est-ce pas dans cette temporalité ambiguë que se déploie la fiction comme exploration de l’inachevé, comme acceptation du caractère fondamentalement ouvert de notre être-au-monde ? Si la mémoire est bien la source du fictionnel, c’est peut-être parce qu’elle est elle-même constamment en train de se réécrire, de se reconfigurer au gré des nouvelles expériences, des nouvelles rencontres et séparations. Elle n’est pas un dépôt inerte du passé, mais une activité créatrice qui ne cesse de redessiner les contours de ce qui fut et, par là même, de ce qui pourrait être.

La fiction ne serait plus alors tentative de guérison ou de résolution, mais exploration patiente de cette indétermination constitutive : non pas consolation illusoire face à la finitude, mais approfondissement de cette finitude même, jusqu’au point où elle s’ouvre sur sa propre transcendance. Car ce qui caractérise l’humain n’est-il pas précisément cette capacité à habiter l’indéterminé, à faire de l’absence de solution non pas un échec, mais une voie d’accès à ce qui, en nous, excède toute résolution ?

Je songe parfois à ces histoires que nous avons tentées de raconter, à ces fragments narratifs qui ne voulaient pas s’assembler en un tout cohérent, à ces personnages qui restaient obstinément à la lisière de leur propre histoire. N’y avait-il pas, dans ces tentatives apparemment infructueuses, quelque chose qui touchait à l’essentiel ? Non pas l’échec d’une narration qui n’aurait pas su trouver sa forme, mais l’émergence d’une autre manière de raconter, attentive aux anfractuosités du réel, à ses zones d’ombre, à ce qui, en lui, résiste à toute mise en récit?

Cette persistance dans l’indétermination n’est pas abdication face à la complexité du monde, mais exigence d’une pensée qui refuse les fausses résolutions, les clôtures prématurées du sens. Elle est cette attention portée à ce qui, dans l’existence, demeure fondamentalement ouvert, inachevé, en devenir. Et n’est-ce pas dans cet inachèvement même que réside notre liberté la plus profonde ? Non pas celle de choisir parmi des possibles préexistants, mais celle de créer de nouvelles possibilités, de nouvelles manières d’être au monde, de nouvelles fictions qui ne guérissent pas mais transforment, qui ne résolvent pas mais déplacent les questions.

Le temps ne fait qu’arriver, nous dit le texte. Il pointe, il commence à peine, déjà fini, déjà clos. Cette formulation paradoxale n’est-elle pas la plus juste pour dire cette temporalité disjointe qui est celle de notre mémoire, de notre imaginaire, de notre être même ? Nous sommes toujours au seuil, toujours sur le point d’arriver à nous-mêmes, et c’est peut-être dans cette perpétuelle arrivée, dans ce mouvement qui ne trouve jamais son terme, que se joue l’essentiel de notre existence.

La fiction, issue de la mémoire et portant en elle cette indétermination fondamentale, ne nous offre pas de refuge contre la finitude, mais une manière de l’habiter pleinement, d’en explorer les possibilités insoupçonnées. Elle n’est pas évasion, mais intensification de notre présence au monde, de notre capacité à percevoir, dans ce qui est, la trace de ce qui pourrait être. Et n’est-ce pas là, finalement, ce qui fait la valeur irremplaçable de l’expérience esthétique : non pas nous consoler de notre condition, mais nous y ramener avec une acuité nouvelle, une attention ravivée à ses mystères, à ses contradictions, à sa beauté fragile et fugace ?