Les photographes post-indiciels de l’écran
Notre époque appelle l’invention d’une nouvelle terminologie pour désigner ces praticiens de l’image qui, sans utiliser d’objectif photographique traditionnel, capturent le monde à travers des logiciels d’enregistrement d’écran ou de téléchargement distant. Ces photographes d’un genre inédit ne cadrent plus la réalité physique mais enregistrent sur leurs disques durs des images prélevées dans le flux numérique – qu’il s’agisse de captures réalisées sur Google Maps, de séquences extraites de jeux vidéo, ou d’autres sources en ligne.
Leur geste fondamental consiste à effectuer une coupure décisive dans les flux d’images numériques qui nous environnent, incarnant ainsi le précepte formulé par Lev Manovich selon lequel les artistes contemporains ne se définissent plus seulement par leur capacité à créer des images ex nihilo, mais par leur aptitude à sélectionner celles qui méritent attention dans l’immense stock visuel déjà disponible.
Une analyse approfondie de ces pratiques nécessiterait l’élaboration d’une taxonomie nuancée, distinguant à la fois les modalités de récupération des images (capture d’écran, téléchargement automatisé, enregistrement vidéo…), leurs traitements subséquents (retouche, recadrage, montage…), et leurs modes de présentation au public (impression, projection, diffusion en ligne…). Cette catégorisation constituerait un travail de longue haleine mais permettrait de cartographier ce territoire artistique en pleine expansion.
Ces photographes de l’écran inventent de véritables alchimies visuelles qui transforment notre perception de ce qui est déjà sous nos yeux quotidiennement. Par leur intervention, l’écran cesse d’être une simple surface de visualisation pour devenir un monde à part entière, un territoire que l’on peut explorer, mémoriser, découper et représenter. C’est précisément par cette action seconde, ce geste de prélèvement et de recontextualisation, que l’écran accède pleinement à sa fonction de fenêtre – non plus vers un monde extérieur qu’il représenterait, mais vers sa propre surface, vers sa superficialité assumée.
Cette pratique nous invite à abandonner la quête d’une profondeur cachée, d’un code sous-jacent qui fonctionnerait comme une Forme Idéale platonicienne derrière les apparences. Elle nous encourage au contraire à rester attentifs aux pixels eux-mêmes, à leur matérialité lumineuse, à leur agencement, à leur circulation. L’image n’est plus le signe transparent d’une réalité qui la précéderait, mais un événement visuel à part entière, pris dans des économies de production, de circulation et de réception qui constituent son véritable contexte.
Ces photographes sans objectif reconstruisent ainsi notre rapport au visible à l’ère numérique, nous invitant à considérer que la distinction entre image originale et image dérivée, entre capture et création, entre observation et intervention, s’estompe dans un monde où les flux visuels constituent désormais notre environnement quotidien. Ils nous rappellent que la photographie a toujours été affaire de prélèvement et de cadrage, et que sa mutation contemporaine ne fait que révéler, peut-être plus explicitement, ce qui était déjà au cœur de sa pratique.