Définitions

Il est difficile de définir l’œuvre art et j’aimerais ici abandonner quelques instants le masque académique afin d’aborder cette question d’une façon plus sensible. Car ce qui me pousse à réfléchir à nouveau à cette question, qui pourrait sembler inutile aux yeux de certains tant elle a produit des débats stériles qui semblent se neutraliser les uns les autres, c’est la montée en puissance d’un art financier et d’un art scolaire.

Dans les deux cas, tout est question de contexte relationnel. On aurait bien du mal à les définir de façon interne, par exemple en se fondant sur une analyse des formes, car le même objet dans un contexte différent prend un sens fort spécifique. Mais sans doute l’art scolaire a-t-il quelques caractéristiques : il s’agit d’un art conceptualiste (j’utilise ce terme pour le distinguer de l’art conceptuel comme courant historique) qui se fonde souvent sur une documentation historique et qui travaille des associations inattendues. Ainsi la rencontre contingente entre deux documents dans un contexte déterminé permet de produire un surévénement, nommé œuvre d’art, qui a pour objectif de rendre sensible cette voie inexplorée.

Or le sentiment qui nous saisit souvent en face de ce type de propositions est celui d’une vacuité et d’une réification du propos artistique. Car ce qui est pris pour un symptôme profond est souvent un effet de surface, ce qui veut se présenter comme une secousse sismographique warburgienne n’est le plus souvent qu’une obsession académique. Quant à la forme, elle est standard, elle adopte par défaut une esthétique sèche, en vue de laisser le propos pleinement se déployer dans une certaine déception, dans un certain manque. On semble se rassurer en ramenant le style au minimum d’expressivité.

Au-delà du fait que ce type d’œuvres semble s’adresser à des spécialistes (enseignants, étudiants, historiens, commissaires et critiques) et refermer le milieu de l’art sur lui-même, ce qui frappe est le manque de « style » et d’imagination. Ces deux mots peuvent sembler régressifs aux yeux de certains. Le premier semble désigner une relation entre la subjectivité de l’artiste et la forme de son inscription sur un support matériel. Le second relèverait d’un mysticisme artistique, disons même d’un pathos. Mais j’aimerais pour ma part souligner qu’ils sont tous les deux ce qui peut permettre d’approcher une œuvre d’art dans ce qu’elle a de spécifique si on la compare à un travail technique, publicitaire, théorique ou universitaire.

Le style, c’est-à-dire la relation organique entre un fond et une forme, ne relève pas nécessairement de la psychologie, mais de l’individuation : l’individu se met en tension préindividuelle pour rejouer ce qui l’individu, c’est-à-dire sa part d’anonymat.

L’imagination est simplement la faculté d’invoquer des images et de les réaliser par inscription sur une surface matérielle. L’imagination permet de concevoir l’art comme une production spéculative sensible. Elle permet de distinguer l’activité artistique d’une pratique strictement documentaire, qui assemblerait des documents hétérogènes, et de la définir comme une pratique productive : produire ce qui N’EST PAS, plutôt que tenter d’explorer ce qui EST DÉJÀ. La vérité ne préexiste pas, elle est contemporaine de la production. Cette conception constructiviste correspond à l’épistémologie artistique : quand le cubisme apparaît, il ne dévoile pas ce qui existait, il produit de nouvelles conditions d’expérience. On pourrait penser que les sciences expérimentales construisent aussi leurs conditions, mais cette construction est à la limite de l’a priori de l’expérience construite. Elle vient troubler la volonté d’objectivité sans pour autant faire disparaître celle-ci. Dans le cas d’une oeuvre d’art, la vérité n’est ni universelle ni a priori. Elle est imaginaire ou simulacre pour utiliser la terminologie de Klossowski. Cette imagination se repose sur la part la plus anonyme et indéterminée de l’artiste. Elle n’est pas le produit d’une psychologie identitaire.