Du capitalisme des objets au décodage des existences

“Je ne connaissais que des pauvres, c’est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne.” Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.

“Le capitalisme, c’est la seule formation sociale qui suppose, pour apparaître, l’écroulement de tous les codes précédents. En ce sens, les flux du capitalisme sont des flux décodés et ça pose le problème suivant : comment une société, avec toutes ses formations répressives bien constituées, a-t-elle pu se former sur la base de ce qui faisait la terreur des autres formations sociales, à savoir : le décodage des flux.” Gilles Deleuze, Nature des flux.

On comprend mal le capitalisme contemporain si on le simplifie à un mécanisme financier auquel on applique un jugement moral et humaniste. Il faut pour en saisir toute la portée en comprendre la logique la plus quotidienne et courante, la plus inapparente aussi et qui consiste à passer d’une normalisation de la libido par le consumérisme objectal, normalisation devenue infinie du fait de l’obsolescence programmée, à la privatisation des existences par le biais de ce qu’il est convenu de nommer le web 2.0.

Cette juxtaposition initiale de Céline et Deleuze n’est pas fortuite : elle trace d’emblée une trajectoire analytique où l’insignifiance de certaines vies dans l’ordre social rejoint la question des flux décodés du capitalisme. La pauvreté décrite par Céline n’est pas simplement matérielle, elle est ontologique : elle désigne cet état d’être dont la disparition ne produit aucune onde dans le tissu social, dont l’effacement ne génère aucune valeur marchande, même sous forme de spectacle ou de commémoration. Ce constat célinien sur l’insignifiance des vies pauvres trouve un écho troublant dans l’affirmation deleuzienne sur la nature des flux capitalistes comme décodage généralisé. Car qu’est-ce que ce décodage, sinon précisément la dissolution des systèmes de valeur antérieurs qui assignaient aux êtres et aux choses une place déterminée dans un ordre symbolique ? La déterritorialisation capitaliste fait table rase des codes qui fixaient l’identité sociale et l’appartenance communautaire, pour ne plus reconnaître qu’une valeur : l’échangeabilité universelle sous le signe de l’équivalent général.

Entre ces deux citations s’esquisse donc le paradoxe constitutif du capitalisme : d’un côté, un système qui se présente comme libération des flux, comme affranchissement des codes traditionnels et des hiérarchies figées ; de l’autre, un ordre qui produit massivement de l’insignifiance sociale, qui multiplie ces vies “dont la mort n’intéresse personne”. C’est au cœur de cette tension que se déploie l’analyse qui va suivre, attentive aux métamorphoses contemporaines du capitalisme qui, loin de résoudre cette contradiction, ne font que l’approfondir et l’intensifier.

De la normalisation libidinale à la privatisation existentielle

La puissance du consumérisme est remarquable en ce qu’elle applique l’énergie libidinale à des objets, moins encore même que des objets, des innovations fugaces. En ne donnant pas de fin à la libido, tout en la fixant, elle permet d’appliquer au flux du désir un décodage permanent au cœur même du désir. L’évolution actuelle semble alors logique puisqu’elle rapproche plus encore ce décodage du corps même du désir, en faisant de l’existence un commerce.

Cette analyse du consumérisme comme normalisation libidinale mérite d’être approfondie. Ce qui caractérise fondamentalement ce dispositif, c’est sa capacité à opérer simultanément deux mouvements contradictoires : d’un côté, il fixe l’énergie désirante sur des objets déterminés, canalisés, marchandisés ; de l’autre, il maintient cette énergie dans un état d’insatisfaction perpétuelle, grâce au renouvellement incessant de ces mêmes objets. Cette double opération – fixation et mobilisation – constitue le génie propre du capitalisme consumériste : il parvient à domestiquer le désir sans l’éteindre, à le normaliser sans le tarir. À travers l’obsolescence programmée et l’innovation perpétuelle, il réalise ce tour de force de faire du désir lui-même l’agent de sa propre capture.

Mais ce processus, pour efficace qu’il soit, demeurait encore partiellement extérieur au sujet désirant lui-même. Les objets de consommation, malgré leur séduction et leur omniprésence, restaient des entités distinctes du consommateur, maintenant ainsi une certaine frontière entre le désir et son objectivation marchande. C’est précisément cette frontière que le capitalisme numérique contemporain s’emploie à dissoudre, en rapprochant “le décodage du corps même du désir”. L’innovation décisive consiste à faire de l’existence elle-même, dans sa dimension la plus intime, la plus subjective, la matière première d’un nouveau processus de valorisation.

La formule “faire de l’existence un commerce” condense admirablement cette mutation anthropologique. Il ne s’agit plus seulement de vendre des objets qui satisfont ou stimulent le désir, mais de transformer l’expression même du désir, la manifestation de la subjectivité, en marchandise. Le génie du capitalisme numérique réside dans cette opération par laquelle le sujet désire sa propre mise en marché, par laquelle il en vient à valoriser sa propre réduction à l’état de marchandise. L’aliénation atteint ici son comble, non pas comme dépossession subie, mais comme dépossession désirée, comme auto-aliénation volontaire.

Par existence, j’entends les traces d’une vie psycho-corporelle qui ont été transférées à des entreprises privées telles que Facebook et Twitter. En offrant de l’espace d’hébergement, ces entreprises captaient la mémoire individuelle et rendaient donc l’expression de celle-ci dépendante des supports proposés, pouvant ainsi dans un second temps monétariser leur accessibilité. C’est la logique de la publicité appliquée à la vie de chacun : exprimez-vous sur un espace gratuit, habituez-vous à vous exprimer en produisant un lien de nécessité entre cette représentation et votre subjectivité, achetez cette possibilité de vous exprimer et de vous adresser au plus grand nombre. La réserve humaine des désirs est bien plus vaste que les entreprises pouvant devenir annonceur sur un média classique.

Cette définition de l’existence comme “traces d’une vie psycho-corporelle” mérite notre attention. Elle saisit avec acuité la nature du matériau capté par les plateformes numériques : non pas l’existence dans sa plénitude vécue, dans son immédiateté charnelle, mais ses traces, ses inscriptions, ses empreintes numérisées. Cette distinction est cruciale car elle permet de comprendre la spécificité du processus d’expropriation à l’œuvre. Ce qui est capturé, ce n’est pas directement la vie elle-même dans sa dimension corporelle – contrairement aux dispositifs disciplinaires analysés par Foucault qui s’exerçaient sur les corps – mais un niveau intermédiaire, cette pellicule existentielle où le psychique et le corporel s’articulent et laissent leurs marques.

Le mécanisme décrit ici opère en trois temps, avec une remarquable efficacité stratégique. Premier temps : l’offre d’un espace d’expression gratuit, qui se présente comme un don sans contrepartie, comme une pure libéralité technologique. Deuxième temps : l’habituation progressive à cet espace d’expression, qui crée une dépendance psychique en “produisant un lien de nécessité entre cette représentation et votre subjectivité”. Ce moment est crucial : il s’agit d’amener le sujet à ne plus pouvoir se reconnaître lui-même, à ne plus pouvoir éprouver sa propre existence, en dehors de sa manifestation sur ces plateformes. Troisième temps : la monétisation de l’accès à cet espace devenu nécessaire, soit directement (achat de services premium), soit indirectement (exposition publicitaire, vente de données comportementales).

La comparaison avec la logique publicitaire classique est éclairante, mais elle souligne aussi le saut qualitatif opéré. Dans le modèle publicitaire traditionnel, les médias vendent à des annonceurs l’attention de leur public ; dans le modèle du web 2.0, les plateformes vendent aux annonceurs non seulement l’attention des utilisateurs, mais l’ensemble de leurs comportements, de leurs interactions, de leurs affects exprimés. Plus profondément encore, elles transforment ces utilisateurs en producteurs actifs de contenus, en annonceurs de leur propre existence. L’observation que “la réserve humaine des désirs est bien plus vaste que les entreprises pouvant devenir annonceur sur un média classique” met en lumière l’immense extension du domaine de la valorisation ainsi réalisée : chaque sujet devient simultanément consommateur et producteur de contenus publicitaires, dans un système qui transforme la moindre manifestation subjective en occasion de profit.

L’intersubjectivité marchandisée

Le sentiment même d’exister, au sens d’un partage intersubjectif, devient alors dépendant de la structure d’échange économique (le grand zéro et la convertibilité de toute chose), et la gratuité apparente du web 2.0 n’était qu’un masque à cette entreprise de privatisation massive. Vous devez alors acheter le support qui permet l’intersubjectivité sur laquelle vous naviguez chaque jour, chaque heure, chaque minute en restant connecté à Facebook ou Google.

Avec cette dernière observation, nous touchons peut-être au cœur de la mutation anthropologique en cours. Ce qui est désormais capturé par le capitalisme numérique, ce n’est plus seulement le désir individuel, mais la relation intersubjective elle-même, cette trame fondamentale qui constitue le sujet comme être social. Lorsque “le sentiment même d’exister, au sens d’un partage intersubjectif, devient dépendant de la structure d’échange économique”, c’est la possibilité même de l’être-avec-autrui qui se trouve médiatisée par le rapport marchand.

L’expression “le grand zéro et la convertibilité de toute chose” mérite qu’on s’y arrête. Elle évoque avec force ce qu’on pourrait appeler la métaphysique implicite du capitalisme : la réduction de toute qualité à la quantité, de toute particularité à l’équivalent général. Ce “grand zéro” n’est pas simplement un point d’équilibre dans l’échange des marchandises ; il est le vide actif qui permet la transmutation de toute chose en valeur d’échange, le néant opératoire qui rend possible l’équivalence universelle. La convertibilité n’est pas un simple mécanisme économique ; elle est un rapport au monde qui dissout progressivement toute singularité, toute incommensurabilité, au profit d’une équivalence généralisée.

Dans ce contexte, la “gratuité apparente du web 2.0” révèle sa véritable nature : non pas comme don désintéressé, mais comme dispositif de capture plus subtil et plus efficace. La gratuité de l’accès n’est que le masque d’une expropriation plus profonde, qui ne vise plus simplement à extraire une plus-value économique, mais à transformer la structure même de la subjectivité. Car ce qui est en jeu, c’est bien la constitution d’un nouveau type de sujet, dont l’être-au-monde est fondamentalement médiatisé par ces plateformes numériques.

La formulation “Vous devez alors acheter le support qui permet l’intersubjectivité” saisit avec précision cette dépendance structurelle qui s’installe. Il ne s’agit plus simplement d’un choix de consommation parmi d’autres, mais d’une nécessité existentielle pour maintenir son inscription dans le tissu social. La répétition temporelle – “chaque jour, chaque heure, chaque minute” – souligne l’intensité de cette dépendance, son caractère continu et enveloppant. La connexion permanente n’est pas un accident ou un excès, mais la condition même du nouveau mode d’existence sociale que le capitalisme numérique institue.

L’expropriation de l’intime et la nouvelle économie libidinale

Cette analyse du web 2.0 comme dispositif de privatisation des existences nous invite à repenser la nature même du capitalisme contemporain. Loin d’être simplement un système économique parmi d’autres, il apparaît comme une véritable anthropotechnique, un dispositif de production de subjectivité qui transforme en profondeur notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Ce qui est capturé, ce n’est plus seulement la force de travail matérielle, mais l’ensemble des capacités expressives, affectives et relationnelles qui constituent notre être-au-monde.

Cette mutation correspond à ce que certains théoriciens ont pu nommer le “capitalisme cognitif” ou “capitalisme affectif”, mais elle va sans doute plus loin encore. Car ce qui est désormais intégré au processus de valorisation, ce n’est pas simplement la cognition ou l’affect comme facultés séparées, mais l’existence elle-même dans sa globalité, dans son mouvement même d’expression et de relation. Le décodage des flux dont parlait Deleuze atteint ici une nouvelle intensité : il ne s’agit plus seulement de déterritorialiser les structures sociales traditionnelles, mais de déterritorialiser l’intime lui-même, de le rendre disponible pour une valorisation permanente.

Ce processus d’expropriation de l’intime soulève des questions politiques et éthiques fondamentales. Comment résister à cette capture généralisée de l’existence ? Comment préserver des espaces d’expression et de relation qui échappent à la logique marchande ? Ces questions sont d’autant plus difficiles que le dispositif décrit ne fonctionne pas principalement par la contrainte externe, mais par l’intériorisation du désir de sa propre mise en visibilité, de sa propre mise en marché. La servitude n’est plus simplement volontaire ; elle est désirante, libidinale.

Pour comprendre cette nouvelle économie libidinale, il nous faut revenir à la normalisation du désir évoquée au début. Le consumérisme classique opérait déjà une capture du désir en le fixant sur des objets tout en maintenant son insatisfaction perpétuelle. Mais le capitalisme numérique franchit un pas supplémentaire en faisant du désir lui-même, dans son expression la plus intime, l’objet de la valorisation. Ce n’est plus simplement ce que nous désirons qui est marchandisé, mais notre façon même de désirer, notre manière d’exprimer ce désir, de le partager, de le mettre en scène.

Cette circularité vertigineuse – où le désir désire sa propre mise en scène marchande – constitue peut-être la forme ultime de l’aliénation. Non plus comme séparation d’avec le produit de son travail, comme chez Marx, mais comme séparation d’avec l’expression même de sa subjectivité, devenue propriété d’entreprises privées. L’expropriation n’est plus simplement économique ; elle est existentielle.

Le sujet numérique entre marchandisation et résistance

Face à cette situation, il serait cependant réducteur d’adopter une posture simplement dénonciatrice ou nostalgique. Car le processus décrit n’est pas unidimensionnel ; il contient des tensions, des contradictions, des possibilités de détournement. Le sujet numérique n’est pas simplement passif face à sa propre marchandisation ; il développe des tactiques, des ruses, des formes de résistance immanente.

Premièrement, l’expression de soi sur les plateformes numériques n’est jamais totalement réductible à sa captation marchande. Elle contient toujours un excès, un surplus de sens et d’affect qui déborde le cadre de sa valorisation économique. Même privatisées, les traces d’existence continuent de porter une charge subjective qui excède leur réduction à l’état de marchandise. Cette irréductibilité constitue une première forme de résistance, immanente au processus même d’expropriation.

Deuxièmement, la dépendance à l’égard des plateformes n’est jamais absolue. Elle est traversée de failles, d’interruptions, de moments de déconnexion qui permettent une prise de distance critique. L’emprise du dispositif n’est jamais totale ; elle laisse subsister des interstices, des zones de retrait où peut s’élaborer une réflexivité critique face à sa propre captation.

Troisièmement, l’intersubjectivité numérique, même médiatisée par la structure marchande, peut produire des formes inédites de communauté et de solidarité qui débordent sa logique initiale. Des liens se tissent, des affects circulent, des formes d’intelligence collective émergent qui ne sont pas entièrement réductibles à leur cadre marchand. Ces émergences constituent des foyers potentiels de résistance et de réappropriation.

Cette dialectique complexe entre marchandisation et résistance définit l’espace ambivalent où se déploie aujourd’hui la subjectivité numérique. Ni simplement aliéné, ni complètement libre, le sujet contemporain est pris dans un mouvement contradictoire d’expropriation et de réappropriation. Sa situation n’est pas sans rappeler celle des “pauvres” évoqués par Céline – ces êtres “dont la mort n’intéresse personne” – mais avec une différence cruciale : dans le dispositif numérique, l’insignifiance sociale n’est plus simplement subie ; elle est activement produite par le sujet lui-même, à travers sa participation volontaire à sa propre mise en visibilité.

La nécessité d’une politique des flux

Cette situation appelle une politique des flux qui ne soit ni simple rejet technophobe, ni acceptation naïve. Une politique qui prenne acte du caractère irréversible de la numérisation de l’existence, mais qui travaille à en réorienter les flux, à en détourner les usages, à en subvertir les finalités. Cette politique ne viserait pas tant à échapper aux flux décodés du capitalisme – entreprise sans doute impossible – qu’à intensifier leurs contradictions internes, à exploiter leurs failles, à amplifier leurs potentialités émancipatrices.

Concrètement, cela pourrait passer par plusieurs voies complémentaires. D’abord, par le développement de plateformes alternatives, non marchandes, fondées sur des principes de communs numériques plutôt que de propriété privée. Ensuite, par l’élaboration de pratiques numériques réflexives, attentives aux effets de dépendance et d’aliénation, cultivant des formes d’intermittence et de discontinuité plutôt que la connexion permanente. Enfin, par l’invention de nouvelles formes juridiques et politiques qui limitent l’appropriation privée des données personnelles et garantissent un droit à l’autodétermination informationnelle.

Mais plus fondamentalement encore, cette politique des flux impliquerait une transformation de notre rapport au désir lui-même. Car si le capitalisme numérique fonctionne en normalisant le désir, en le fixant sur sa propre mise en scène marchande, c’est aussi sur ce terrain que peut s’élaborer une résistance. Il s’agirait alors de cultiver des formes de désir non normalisées, des modes d’expression qui échappent à la logique de la visibilité permanente, des relations qui ne passent pas nécessairement par leur médiatisation numérique.

Cette politique du désir ne viserait pas à restaurer une authenticité pré-numérique fantasmée, mais à inventer de nouveaux agencements entre le désir et la technique, de nouvelles façons d’habiter l’espace numérique qui ne se réduisent pas à sa capture marchande. Elle s’inspirerait peut-être de ce que Deleuze et Guattari nommaient la “schizo-analyse” : non pas un rejet des flux décodés, mais leur intensification créatrice, leur détournement vers des agencements libérateurs.

L’analyse du capitalisme numérique comme privatisation des existences nous oblige à repenser en profondeur les catégories traditionnelles de la critique sociale et politique. Il ne s’agit plus simplement d’exploitation économique au sens classique, mais d’une forme inédite d’expropriation existentielle qui transforme l’expression même de la subjectivité en marchandise. Face à cette situation, il devient nécessaire d’élaborer non seulement une politique, mais aussi une éthique de l’existence numérique.

Cette éthique ne se contenterait pas de prescrire des normes de comportement (limitation du temps d’écran, protection des données personnelles, etc.), mais viserait à cultiver une forme de présence à soi et aux autres qui ne soit pas entièrement médiatisée par les dispositifs marchands. Elle chercherait à préserver des espaces d’opacité, de retrait, de silence dans un monde voué à la transparence et à l’expression permanente. Elle s’attacherait à réinventer des formes d’intimité qui échappent à leur marchandisation, des modes de relation qui ne passent pas nécessairement par leur mise en visibilité numérique.

Sans nostalgie pour un monde pré-numérique idéalisé, mais sans naïveté face aux dispositifs de capture contemporains, cette éthique de l’existence numérique chercherait à habiter les contradictions de notre présent, à exploiter ses failles, à amplifier ses potentialités émancipatrices. Elle s’inspirerait peut-être de ce que Foucault nommait une “esthétique de l’existence” : non pas un repli sur une intériorité préservée, mais une pratique active de stylisation de sa propre vie, y compris dans sa dimension numérique.

Car c’est peut-être là que réside la question décisive : comment faire de notre existence numérique non pas simplement l’objet d’une valorisation marchande, mais le support d’une création éthique et politique ? Comment transformer ces “traces d’une vie psycho-corporelle” en matériaux d’une œuvre à construire collectivement ? C’est à cette question que nous sommes aujourd’hui confrontés, dans un monde où l’insignifiance des “pauvres” céliniens côtoie le décodage vertigineux des flux deleuziens, dans un entrelacement inédit dont nous commençons à peine à mesurer les implications.